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"^Xii^jMft^ A _ A PARIS MICHEL LËYY PRËRBS, ÉDITEURS RUE VITIEN?(E, S BIS, ET BOULKTARD 0E8 ITALIENS, 15 A LA LIBRAIRIE NOUVELLE 1870 Proito de reproduction et de traducliop régerTt^i I j •> ■• j ■> • - ^ ^ •* • • • .* . < » • • • » ' » • c • • • • • r • a » t. * > LA VENGEANCE D'UN MULATRE L A Tune des extrémités de la rue Notre-Dame^des- Champs s'élevait, en 1851, une maison connue sous le nom de la maison du Docteur, en souvenir d'un vieux médecin qui l'avait habitée durant plusieurs années. Cette maison se composait de trois étages. Elle était située entre une cour aboutissant à la rue Notre-Dame- des-Chan)ps, et un jardin dont la porte donnait sur des terrains appartenant au même propriétaire, et destinés à être vendus pour des emplacements de maisons. Plus exigeant encore que son prédécesseur, i( en demandait des prix si exorbitants qu'il ne se présenta bientôt plus personne pour les voir. Il était sans doute dans la destinée de la maison du Docteur de servir d'habitation à des originaux, car le 1 2 LÀ VBNOBÂNGE d'uN MULÂTRE. successeur du médecin avait des allures tout aussi excen- triques que celui-ci. M. Morany était un homme de quarante à quarante- cinq ans. Dans le quartier, on l'appelait le Mulâirey à cause de la couleur cuivrée de sa peau ; mais un voya- geur n'aurait pas eu de peine à le reconnaître pour un HalfcastovL Eurasian des Indes orientales, c'est-à-dire pour le fils d'une Indienne et d'un Européen. Quoique réguliers, ses traits étaient loin d'inspirer la sympathie. Ses cheveux, légèrement bouclés, avaient le noir d'ébène de ses épais sourcils. Sa bouche, un peu grande, respirait la sensualité. L'œil fort beau, cependant, était vicieuXj comme disent les maquignons, pour exprimer la méchanceté sournoise de certains chevaux. Son sou- rire, qui découvrait des dents superbes, manquait de franchise; il avait même parfois quelque chose de si- nistre. Aux commissures des lèvres, rayonnaient des rides profondes qui pouvaient provenir également de la dé- bauche ou d'une mauvaise santé. En revanche, Morany avait dans ses mouvements la vigueur, la souplesse et i'agilité du jeune homme le mieux constitué. ' On ne le voyait presque jamais. Depuis un an qu'il s'était installé dans la maison, à peine î'avaiUon aperçu deux fois. Il couchait dans le grand corps de logis, seul, avec deux serviteurs indous qu'il avait amenés en France. Les autres domestiques logeaient dans un autre bâtiment situé sur la cour et formant comme une aile de la maison principale. Ils restaient quelquefois des se* maines entières sans apercevoir M. Horany près de qui les deux Indous avaient seuls le privUége de pé- nétrer. Les fournisseurs déposaient leurs provisions chez le LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 3 conciei^e, dont la loge correspondait avec la cuisine par une sonnette. Quant à M. Morany, il ne recevsdt jamais personne. Lorsqu'on le demandait pour afiTaires, le concierge avait ordre de renvoyer les gens chez son notaire. On était au mois de septembre. Onze heures venaient de sonner. Bien qu'on ne vît du dehors aucune lumière dans la chambre de H. Horany, ce dernier ifélait pas couché, comme le croyaient les domestiques. Debout devant une grande armoire à glace, il passait une minu- tieuse inspection du déguisement qu'il avait revêtu. Une perruque brune, mélangée de quelques cheveux gris, recouvrait sa tête et rejoignait de longs favoris de la même couleur. Le ton cuivré de la peau disparaissait sous une couche de blanc, et de rouge sur laquelle il avait dessiné des rides avec toute l'habileté d'un vieux comédien. Il portait U9 grand col et une longue redin- gote qui avait presque la forme d'une simarre de vieil- lard. A le voir ainsi, on lui eût donné soixante ans au moins. Ses mains étaient soigneusement gantées. Rien en loi ne pouvait faire supposer la couleur de sa peau. A l'extrémité de la chambre se tenait Bhyrrub Komul, un de ses domestiques indous, qui semblait attendre ses ordres. Sur un signe de Horany, le khitmutgar (domestique qui sert à table) s'inclina et sortit. Cinq minutes après, il reparut. — Lesahib (seigneur) ne rencontrera personne, dit- il, il peut sortir. M. Horany prit sa canne et descendit, précédé de son domestique , mais sans lumière. Us traversèrent le jar- din. Arrivé à l'extrémité opposée à la maison, H. Morany tira une clef de sa poche et ouvrit la porte qui donnait sur les terrains inoccupés dont nous avons parlé plus 4 LÀ VENGEANCE d'uN MULATRE. haut. Il suivit une allée d'arbres qui aboutissait au mi- lieu des champs et au bout de laquelle se trouvait une porte vermoulue qui semblait condamnée. Il l'ouvrit au moyen d'une seconde clef qu^il portait sur lui, et se trouva sur le boiilevard Montparnasse. Là il congédia Bhyrrub Komul, qui rentra à la maison. Quant à H. Morany, il prit la rue de l'Est, puis celle d'Enfer. Au coin de cette rue et de celle de Monsieur- le-Prince Se trouvait un coupé dont le cocher dormait sur son siège , M. Morany le réveilla et monta dans la voiture. — Rue de Laval, dit-il en fermant la portière. Vingt minutes plus tard, le coupé s'arrêtait au coin de la rue de Laval et de la rue des Martyrs. Morany descendit. Laissajit là sa voiture, il suivit à pied la rue de Laval jusqu'à une petite porte pratiquée dans le mur, il l'ouvrit, et se trouva dans une allée qui le conduisit' à une maison composée d'un rez-de-chaus- sée et d'un seul étage, qu'un massif d'arbres entourait et semblait protéger contre la curiosité des voisins. Comme il ouvrait la porte de cette maison, la voix cassée d'un vieillard s'éleva de la loge du concierge, qui se trouvait située du côté opposé de la maison, et par conséquent sur la rue. — Est-ce vous, monsieur Gardélan? demandait cette voix. — Oui, répondit M. Morany; ne vous dérangez pas, père Toulouzé... Est-il venu quelqu'un me demander? — ^Non, monsieur, répondit le bonhomme en assujé- tissant sur son nez d'épaisses lunettes vertes destinées à protéger contre la lumière le peu de vue qui restait encore à ses yeux maladifs. — Tout à l'heure il se présentera quelqu'un pour me voir, dit l'Indien. Vous ferez monter cette personne. LA VENGEANCE d'uN MULATRE, 5 — C'est bien, monsieur. Je vais donner de la lumière à monsieur. — C'est inutile. Morany gagna l'escalier, monta au premier étage, et pénétra dans une chambre très- confortablement meu- blée. Il tira de sa poche une boîte d'allumettes-bougies et alluma une lampe qui se trouvait sur la cheminée et qu'il posa sur une petite table après l'avoir couverte d'un abat-jour épais. Il approcha un fauteuil de cette table et se plaça lui-même à l'angle de la cheminée. Une demi-heure après environ, on sonna à la porte qui donnait sur la rue de Laval; puis on entendit dans l'es- calier les pas de deux personnes. -— Monsieur est là et vous attend , dit le père Tou- louzé en introduisant un homme dans l'appartement. Entrez. Il referma la porte sur le nouveau venu et descendit clopin dopant. — Asseyez-vous, M. Gurnout, dit Morany en montrant à son hôte le fauteuil placé auprès de la petite table, et sans quitter lui-même son poste auprès de la cheminée. Sa figure restait ainsi dans l'ombre, tandis que celle du visiteur se trouvait en pleine lumière. Le nouveau venu était un homme d'une cinquantaine d'années, petite maigre, chétif et d'un extérieur misé- rable. Sa figure, ravagée par la misère, exprimait la ruse et la cupidité. Assis sur le bord de sa chaise, d'un air humble et cafard, il regardait furtivement son interlocu- teur, dont il semblait regretter de ne pouvoir découvrir les traits. — Avez-vous les renseignements? demanda M. Morany, — Oui, monsieur, répondit Gurnout. M™** Pauline Hartigné, qui était une demoiselle Novéal, avait deux 6 LA VENGEANCE d'UN MULATRE. fils : M. Hector, mort il y a hnit ans, et M. Ferdinand. M. Hector a laissé quatre enfants : MM. Vincent, Con- tran et Ernest, et M"»' Guitarnan, qui a déjà un fils de vingt-cinq ans. M. Ferdinand, lui, a une fille qui est mariée à un capitaine au long cours, M. Bartelle. — Tous ces gens-là habitent Paris, n'est-ce pas? — Oui, monsieur; seulement, M. Contran et M. Vin- cent sont absents en ce moment. — Où sont-ils? — Hs sont allés s'établir, pour chasser et pour pren- dre des bains de mer, dans un petit village qui se trouve en Espagne, sur la frontière, à quelques lieues de Bayonne. Ce doit être tout près de Fontarabie, car c'est à Fontarabie qu'ils se font adresser leurs lettres. n y eut un moment de silence. M. Morany semblait réfléchir. — N'auriez-vous point parmi vos connaissances, de- manda-t-il au bout de cinq à six minutes, quelque individu ayant besoin d'argent? et pas trop scrupuleux sur le moyen de s'en procurer? — Ça peut se trouver, répondit prudemment Cumout, Il faudrait surtout que ce fût un fort tireur, à peu près certain d'embrocher son homme ou de lui loger une balle dans la poitrine. — Cette qualité est plus rare que les deux autres. En cherchant bien, néanmoins».. — Occupez-vous-en. Dans huit jours nous en cause- rons. Voici dix louis. Si vous continuez à vous montrer intelligent et fidèle , je n'en resterai pas là. Bonsoir, monsieur. Il frappa sur un timbre. Le concierge monta avec de h lumière et reconduisit M. Curnout jusqu'à la porte de lame. Pendant une heure environ, M. Morany se promena LA VENGEANCE d'UN MULATRE. 7 de long en large dans la chambre. Au bout de ce temps, il sortit par le même chemin qu'il avait pris pour entrer, et rejoignit son coupé, qui l'attendait toujours dans la rue des Martyrs, Il se fit reconduire rue d'Enfer, congédia la voiture et rentra à pied par le boulevard Montparnasse. Le lendemain soir, il sortit avec les mêmes précau- tions dans le courant de la nuit. Cette fois, il était suivi de Bhyrrub Komul , qui portait un sac de voyage. Tous deux descendirent à pied jusqu'à la place Saint-Sulpice. Un peu avant d'arriver à la station de fiacres, H. Morany prit le sac que portait Bhyrrub Komul et congédia le khitmntgar. — Fais bien attention qu'on ne s'aperçoive pas de mon absence, lui dit*il. Au besoin tu répondrais que je suis malade et que je ne veux voir personne; mais cela ne sera pas nécessaire. Bot atcha^ sahib (très-bien, seigneur), répondit Bhyr- rub , qui tourna les talons et disparut dans l'obscurité. M. Morany arriva bientôt à la station des fiacres. Il monta dans une voiture et se fit conduire au chemin de fer d'Orléans. Le lendemain , il était à Bordeaux. Aussi- tôt débarqué, il se mit en quête d'un bâtiment allant en Espagne. Il trouva un petit caboteur qui, moyennant une faible somme, s'engagea à le déposer à Saint- Sébastien. A la nuit tombante, H. Morany partit de Saint-Sébas- tien et se dirigea vers Fontarabie. En route, il s'arrêta dans un champ de maïs, et revêtit, par dessus ses vête- ments, un costume en haillons tel qu'en portent les jfilo- nos qui cherchent la nuit un refuge dans les ruines abandonnées des fortifications de Fontarabie. Pendant deux jours il resta lui-même caché dans ces ruines, vivant d'un peu de riz qu'il avait dans ses 8 LA VENGEANCE D*UN MULATRE. poches, ne sortant que la nuit pour parcourir les envi- rons et tâcher de découvrir la maison occupée par les frères Hartigné. La seconde nuit , il remarqua une mai- son située au sommet de la falaise, non loin du petit port de la Madeleine. Il se douta qu'elle devait être la demeure des deux personnes qu'il cherchait. Le matin suivant, au lever du soleil, il vit, en effets un des frères qui partait pour la chasse. Il le suivit de loin. Comme il se tenait toujours à une certaine distance de M. Martigné, son intention était probablement d'at- tendre la nuit pour l'attaquer. Un incident imprévu vint modifier son plan. M. Martigné avait commencé par prendre sur la gauche, en sortant de chez lui, afin de passer au milieu des champs. Dans le courant de l'après-midi, il rabattit sur la droite en décrivant un cercle qui devait le rame- ner au sentier qui longeait la falaise et aboutissait à sa maison. Vers cinq heures du soir, en battant les champs avant de rentrer, M. Martigné tira un lapin qu'il culbuta, mais qui eut encore la force de gagner la falaise sur le revers de laquelle se trouvaient de nombreuses ouvertures de terriers. Le pauvre animal^ qui avait deux jambes bri- sées, ne put se maintenir sur la pente escarpée, et roula sur la grève. — Apporte, Sultan, apporte! cria M. Martigné en excitant son chien. Puis, mettant son fusil en bandoulière^ et se cram- ponnant aux broussailles qui tapissaient le revers escarpé de la côte, il essaya de descendre sur la plage. M. Morany accourut sur le bord du sentier. Tenant des deux mains une grosse touffe d'herbe , le chasseur cherchait en ce moment un point d'appui pour ses pieds. L'Indien saisit une énorme pierre, qu'il eut besoin do LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 9 tonte sa force pou^ soulever, et la laissa retomber sur la tête du Français. Celui-ci poussa un cri terrible. Son corps roula sur la pente escarpée, et vint tomber avec un bruit sourd sur lés rochers qui se trouvaient au pied de la falaise. Couché à plat ventre au bord du sentier, Morany con- templa quelques instants sa victime, qui Testait sans mouvement. La mer montait ; déjà les vagues n'étaient plus qu'à cinq ou six pieds de M. Martigné. Le chien du pauvre chasseur semblait pressentir le danger. H hurlait d'un ton plaintif et tournait autour du corps de son maître, dont il léchait les mains et la figure comme pour le rappeler à la vie. Le meurtrier craignait sans doute que le froid de l'eau ne ranimât le malheureux qu'il venait d'assassiner; car, tout en jetant à chaque instant des regards inquiets autour de lui, il attendit pour s'éloigner que la mer recouvrît complètement le cadavre. Lorsqu'il fut convaincu que le chasseur 'était bien mort, il revint, toujours à travers champs, jusqu'à la maison de Martigné. Il se cacha dans le champ voisin et attendit. Une heure plus tard, environ, il aperçut le second des Martigné, qui rentrait en sifflant une fanfare. M. Mar- tigné portait sur l'épaule une petite poche en filet, que Morany supposa contenir un caleçon de bain et des ser- viettes. Il revenait probablement de se baigner. Un instant après, la porte s'ouvrit avec violence; puis, un homme lancé de l'intérieur comme par une catapulte' s'en alla tomber à dix pas de la maison. M. Martigné,,qui venait de le congédier de cette façon énergique, parut un moment sur le seuil et referma la porte. Furieux de sa mésaventure, le personnage expulsé i. 10 LA VENGEANCE d'UN MULATRE. avec si peu de cérémonie, se releva en jurant, et courut frapper à la porte avec le manche d'un grand couteaa catalan qu'il venait de tirer de sa ceinture. II parait que M. Hartigné n'était pas poltron, car il rouvrit la porte, saisit le bras de son adversaire, lui tordit le poignet et lui arracha son couteau qu'il lança à cinquante pas de là. Puis, prenant l'Espagnol à la gorge, il l'envoya de nouveau rouler sur le gazon brûlé de la falaise. L'individu si rudement malmené était un garçon â^é de vingt ans environ et de mine patibulaire. Tout meur- tri de sa culbute, et peu soucieux probablement de s'ex- poser à une troisième expulsion, il cherchait son couteau en accablant son ennemi de menaces et de malédictions. Ce tapage ennuya sans doute H. Martigné, qui se montra avec son fusil à la fenêtre du premier étage, •*<- Si tii ne t'en vas pas immédiatement, mauvais drôle, cria-t-il à l'individu, je te flanque un coup de fusil. L'Espagnol avait sans doute pour les furmes à feu la haine de son compatriote Don Quichotte, car il se sauva à toutes jambes sans demander son reste. Dès que le Français eut refermé la fenêtre, Morany s'empressa de chercher le couteau à l'endroit où il l'avait vu tomber. Une fois qu'il l'eut trouvé , il se mit à courir pour rejoindre le jeune homme, qui avait suivi la direction de Fontarabie, Il l'aperçut bientôt assis sur les pierres écroulées d'un talus. Il causait avec un paysan, auquel il racontait probablement son aventure, car tout en parlant, il montrait le poing à la maison des Hartigné. Morany ne savait que quelques mots d'espagnol, mais il parlait assez bien le portugais. Grâce à la ressem- blance de ces deux langues, il comprit i^ne partie des paroles du narrateur, et devina aisément le reste. Ce garçon était un de ces vagabonds comme on en LA VENGEANCE D*UN MULATRE. H trouve dans tous les pays, qui vont où le hasard les pousse, ramenant des chevaux, aidant des charretiers ou des conducteurs de bestiaux, remplissant l'office de valet d'écurie, et séjournant plus ou moins de temps dans chaque contrée, suivant les profits qu'ils y trouvent ou les mauvais coups qu'ils y font. Ses menaces et ses malédictions ennuyèrent sans doute le paysan, car il le quitta en lui disant : — Adieu , José , tu ferais mieux de t'en revenir avec moL — Non, par tous les saints! s'écria le vagabond, je ne rentrerai pas avant de m'étre vengé de ce chien de Français. — Tu vas faire quelque mauvais coup, et tu t'en re- pentiras, répondit le paysan, qui s'éloigna bien vite de peur d'être impliqué dans la méchante affaire qu'il prévoyait n. Dès que le paysan fut parti, Horany s'approcha de José. — Jo^él dit-il, avei-vous vraiment l'intention de vous veiner? — Que vous importe? demanda José en examinant fM>n interlocuteur, dont l'accent et le mauvais langage rétonnaient. — Votre ennemi est le mien. — Le Français? — Celui enfin qui vient de vous jeter brutalemeht à la porte, sous prétexte qu'il vous avait trouvé buvant son vin et cajolant sa servante. 1? LA VENGEANCE d'uN MULATRE. — Ah \ si j'avais encore mon couteau ! — Le voici. — Comment se fait-il?.. . — Ce n'est pas en questionnant qu'on se venge. 11 est probable que d'ici à quelque temps le Français va suivre le chemin de la falaise pour aller au-devant de son frère. — Dans mon pays, lorsque nous en voulons à un homme, et que nous savons qu'il doit passer la nuit dans quelque mauvais chemin, nous tendons une corde à fleur de terre. S'il roule dans le précipice, tout est bien. Sinon , nous profitons du moment où il est à terre et où il a laissé échapper son fusil pour nous servir du couteau. — Je n'ai pas. de corde. — En voici une. — Pourquoi ne l'employez- vous pas vous-même, puisque* vous en voulez à ce Français? — J'aime mieux donner vingt piastres* à quelqu'un pour me débarrasser d'un ennemi que de le faire moi- même. — Vingt piastres, vous! s'écria José en inspectant d'un regard rapide les misérables haillons que Morany portait par-dessus ses vêtements. — Voici cinq piastres; le reste après. Mais ne restons pas ici, reprit Morany; on pourrait nous voir; puis le Français sortirait peut-être pendant ce moment-là. Sui- vez-moi. Il le conduisit au champ qui lui avait servi de retraite quelques moments auparavant, et d'où l'on apercevait la maison des Martigné. Tous deux causèrent à voix basse. Au bout d'une heure environ, M. Martigné sortit de la maison , et s'avança jusqu'au rocher élevé qui dominait la grève et même une partie de la campagne. Il attendait LA VENGEANCE d'UN MULATRE. . 13 évidemment son frère et commençait à s'impatienter. Après une assez longue station sur son observatoire, il rentra chez lui. — Il est temps, dit M. Morany à son compagnon, au- quel il remit en même temps une longue corde d'un centimètre environ d'épaisseur. — J'aime mieux mon couteau que tout cela, murmura l'Espagnol d'un air sombre. — Soit, dit M. Morany en haussant les épaules ; c'est moi qui tiendrai la corde ; seulement soyez prêt. — Ne craignez rien. Tous deux s'éloignèrent en rampant, jusqu'à ce qu'ils fassent arrivés hors de -vue de la maison. — Marchons séparément, dit M. Morany. Quoiqu'il ne parût faire aucun effort, il marchait si vite que son compagnon avait peine à le suivre. Arrivé à un endroit où un énorme rocher interceptait la moitié du sentier, déjà fort étroit, M. Morany s'arrêta. — Plus loin il y a mieux, dit José. Ils firent encore quelques pas. — Ici, murmura l'Espagnol. L'endroit était meilleur, en effet. A droite, par rap- port à nos deux hommes, et par conséquent aux voya- geurs venant de Fontarabie, la falaise descendait à pic sur une grève hérissée de rochers. Quelques brins d'herbes calcinés par le soleil et deux ou trois maigres arbrisseaux, voilà tout ce qu'on aurait pu voir sur le revers de la falaise, si le jour avait permis de distinguer quelque chose. A gauche, quelques blocs de pierre formant saillie sur le sentier et entourés de broussailles assez élevées. — Très-bien, dit M. Morany après avoir un instant examiné l'endroit. Il déroula la corde et en fixa solidement l'extrémité H LA VENGEANCE d'uN MULATRE. au bord du sentier du côté de la falaise , en se servant pour cela d'un petit piquet coupé sur la route. Ce piquet, fixé dans la falaise même, dépassait de quelques pouces la hauteur du chemin. Morany se coucha à plat ventre dans les broussailles du côté opposé à la falaise, et José lui fit passer l'autre extrémité de la corde que l'Indien conserva dans sa main, mais en évitant de tendre cette corde qui disparaissait sous la poussière du sentier* José se plaça derrière le rocher qui devait le masquer à M. Martigné jusqu'à ce que ce dernier fût arrivé juste en face de lui. L'Espagnol tenait son couteau tout ouvert et caché dans sa manche. Il était très-pâle. Ses dents claquaient. Ce n'était pas qu'il eût peur pour sa vie y ni même qu'il craignit la vue du sang. Maintes fois il avait joué du couteau, et, dans la chaleur d'une rixe, il eût tué un homme sans trop de remords, mais un assassinat de sang-froid lui répugnait. Quant à Morany, il était impassible. Pas un muscle de sa figure ne paraissait plus tendu que d'habitude; il parlait avec calme, et le regard dédaigneux qu'il laissait parfois tomber sur son compagnon exprimait un profond mépris. Bientôt on entendit le pas d'une personne qui s'ap- prochait. — Le voici, murmura José. — Non, répondit l'autre à voix basse... Celui qui vient n'a pas de chaussures. — Alors il va sentir la corde , fit observer José. Morany sortit précipitamment de sa cachette, et re- lâcha le nœud coulant qui fixait la corde qu'il emporta. Deux minutes après, un pécheur passa entre les deux meurtriers, et s'éloigna sans se douter qu'il avait Crise la mort de bien près. LA VENGEANCE D*UN MULATRE. 45 Dn quart d'heure s'écoula encore. « — Cette fois , le voici , dit Morany qui se hâta de rat- tacher la corde au piquet , et qui reprit son poste derrière les broussailles. Tout-à-coup ils entendirent un hurlement plaintif qu\ semblait partir de la mer, dont les vagues battaient er ce moment le pied de la falaise. — Ecoutez, dit José en tressaillant. — C'est le chien de l'autre Martîgné, pensa M. Morany. Les hurlements recommencèrent. Des aboiements y répondirent sur la droite. — n a amené son chien , dit José. Ce damné animal va nous éventer et nous trahir. — J'aurais dû prévoir cela, murmura l'Indien. Que faire? Au même instant, la personne dont on entendait le pas s'arrêta. Elle cherchait probablement à se rendre compte de l'endroit d'où partaient les hurlements. Grâce à l'instinct prodigieux des animaux, le chien devinait déjà sans doute où retrouver son camarade de chenil. Il alla chercher un sentier qui descendait obli- quement sur la grève , à deux ou trois portées de fusil de Morany et s'éloigna en aboyant. M. Martigné fit probablement quelques pas pour le suivre, car on l'entendit s'éloigner. — Où va-t-il? demanda Morany à son compagnon. — n cherche peut-être le sentier qui mène à la grève, mais je le défie bien de descendre par-là, même en plein jour. Ah! Sainte Vierge, s'il pouvait se casser le cou! — Contran! Contran ! cria M. Martîgné. — Chut! fit Morany, il revient... il presse le pas... il s'arrête encore... pour écouter son chien sans doute... oui, le voilà qui repart... il va probablement suivre le 16 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. sentier jusqu'au dessus de l'endroit d*où partent les hur- lements; oui... le voilà qui court. Attention, José. — Gontran! Gontran! répéta encore M. Martigné qui venait de s'arrêter à deux mètres tout au plus de ses ennemis. Les hurlements des deux chiens lui répondirent. Il se remit à courir. Au moment où il passait devant le ro- cher, Morany tira sur la corde, qui se tendit tout-à- coup. M. Martigné tomba comme une masse sur le sentier. Avant qu'il pût se relever, José se jeta sur le Français et lui enfonça son couteau dans le dos. Quoique mortellement blessé, Martigné eut encore la force de ;se retourner et de saisir son adversaire à ]a gorge en appelant au secours. — A moi! criait aussi José, qui sentait la respiration l'abandonner. Caché derrière les broussailles, M. Morany semblait hésiter entre deux partis. A la fin il sortit de son immo- bilité, et s'élança vers les deux adversaires, qui se tor- daient sur le sentier comme deux serpents. Il saisit le fusil que Martigné avait laissé échapper en tombant, 1 appuya sur la tète de José et fit feu. La cervelle du malheureux Espagnol rejaillit sur Martigné. Ce dernier, délivré des étreintes de José , essaya de se relever^ mais les forces lui manquèrent. Il se cramponna un instant au rocher sur lequel on entendait crier les ongles de ses mains crispées.. — A moi! criait-iKd*une voix qui s'éteignait de plus en plus, à moi ! je meurs! M. Morany avait repris son poste derrière les brous- sailles. L'œil et l'oreille au guet, il craignait que le bruit du coup de fusil n'attirât du monde et se tenait tout prêt à fuir. Enfin, il entendit quelque chose qui tombait comme une masse sur le sol. C'était Martigné qui venait d'expbrer. LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 17 — En voilà deux de moins, murmura l'Indien en se penchant sur Mariigné. Pour ceux-là, nul ne me soup* çonnera de leur mort : tout passera sur le dos de José. Il reprit le chemin de Fontarahie, descendit dans le port, désert à cette heure de la nuit, s'empara d^une barque, et alla aborder auprès d'Andaye, de l'autre côté de la Bidassoa. Arrivé à terre, et remarquant que la ma- rée baissait, il abandonna la barque au courant, qui Tentralna vers la mer. Avant d'aller plus loin, il ôta ses haillons de gitano, et en fit un paquet qu'il enfouit sous la vase, de crainte qu'ils n'eussent quelques traces de sang. Gela fait, il passa à côté d'Andaye, traversa les collines désertes qui séparent ce petit bourg de Saint- ]ean-de-Luz, et ne s'arrêta qu'à cette dernière ville. Là, il prit une place dans la diligence sous le nom du senor Ternao, et gagna Bayonne, d'où il se rendit à Bordeaux. Il en partit à six heures du soir, et vers six heures et demie du matin, une voiture de place le déposait rue Saint- Jacques. De là, son sac sous le bras, il gagna le boulevard Montparnasse, et rentra chez lui par le jardin, après s'être bien assuré que personne ne le voyait entrer. Son expédition avait duré six jours. Deux jours après son arrivée , il écrivit à M. Gurnout pour lui donner un rendez-vous pour le soir même. H. Morany prenant toujours les mêmes précautions à regard de son agent, nous n'aurons pas besoin de reve- nir là-dessus désormais. — Comment va la Bourse? demanda-t-il à M. Gurnout. 11 est bon de dire que M. Morany avait commencé par se servir de M. Gurnout pour quelques affaires de bourse. Ce dernier était un de ces spéculateurs véreux qui flânent aux environs de la Bourse et tâchent de prendre quelques badauds dans leurs filets. 18 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. Le prétendu M. Gardélan (c'était le nom que M. Mo- rany prenait* rue de Laval) avait montré une telle crédu- lité et une telle ignorance des affaires, que GumouC Tavait volé à cœur-joie. Au bout de quelque temps, M. Iforany avait demandé des comptes plus détaillés sur les opérations passées avant d'en commencer de nouvelles. Rassuré d'un autre côté par l'incapacité de son client, Gumout avait fourni certains bordereaux qu'il se proposait bien de reprendre aussitôt après les avoir montrés à M. Gardélan; ce der- nier les avait plies en approuvant de la tête toutes les explications de M. Gurnout, puis il les avait mis en poche. M.^ Gurnout avait sans doute quelque raison se- crète pour tenir à les reprendre, car pendant huit jours, il fit jouer tous les ressorts de sa petite diplomatie pour les ravoir, mais ce fut inutilement. Craignant d'éveiller l'attention de M. Gardélan, il cessa de lui en parler. Profitant de la question qu'on lui adressait au sujet de la Bourse, M. Gumout déploya toute son éloquence pour démontrer à son client qu'il y avait des monts d'or à gagner en ce moment par plusieurs opérations quHl lui indiqua. M. Morany déclara qu'il préférait attendre. A la fin , voyant qu'il était inutile d'insister, H. Gur- nout parla d'autre chose. — A propos, dit-il à son client, j'ai trouvé votre homme. — Quel homme? '■— Vous m'avez demandé l'autre jour un individu bon tireur, peu scrupuleux et certain d'embrocher son homme sur le terrain. — Ah! oui, oui. — Eh bien! j'ai votre affaire. Il s'appelle Parézot. C'est un garçon de bonne famille, qui a dévoré tout son LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 19 saint-frnsquin et auquel il ne reste plus que des dettes. Besogneux et querelleur, il passe sa vie dans les cafés et les salles d'armes de bas étage, vivant d'emprunts qu'il fait à ses anciennes connaissances , ou qu'on n'ose trop lui refuser à cause de sa mauvaise tête. — Où demeure-t-il? — Personne ne le sait ; mais on est toujours certain de le trouver au café Porlier, dans la rue Contrescarpe. C'est là qu'il se fait adresser ses lettres. Voulez-vous que je vous l'envoie? — Je vous remercie. Je ne pense pas avoir besoin de lui. — Je croyais... — J'ai changé d'avis. .N'importe, voici pour votre peine , M. Gumout. Bonsoir. n tendit cinq louis à son agent, qui se retira. Environ un mois après la mort de MM. Vincent et Contran Martigné, une nouvelle catastrophe vint affliger cette famille, déjà si malheureusement éprouvée. L'oncle de ces deux messieurs , Bf . Ferdinand Mar- tigné, était allé à la campagne chez un de ses amis qui habiiait auprès de Louveciennes. Vers onze heures du soir, il fit donner l'ordre d'atteler le coupé de remise qui l'avait amené de Paris à Louveciennes. Ses amis le retinrent quelque temps encore de sorte qu'il ne partit que vers onze heures et demie. On sait que la côte rapide qui conduit de Louvecien- nes à Bougivai forme plusieurs coudes assez brusques, et qu'à certains endroits un petit talus en terre fort bas borde seul le chemin qui domine un précipice profond. Un charretier, passant le lendemain sur la route de Bougivai à Marly qui forme le fond de ce précipice, aperçut une voiture en morceaux, et au milieu de ces Us, le corps d'un cheval et deux cadavres humains. 20 LA VENGEANCE d'UN MULATRE. L'un de ces cadavres était celui de H. Ferdinand Har- ligné; Fautre celui du malheureux cocher. On attribua généralement cet accidenta Tivresse de ce dernier. Les domestiques avec lesquels il avait dîné affirmèrent pourtant qu'ils ne lui avaient pas donné à boire outre mesure; mais la crainte d'être grondés devait naturellement leur faire tenir ce langage. m. Un mois après l'enterrement de M. Ferdinand Mar- tigné, la famille fit dire un service pour le repos de son âme. A ce service, où il n'y avait guère que des parents, on remarqua la présence de M. Horany, dont le teint cuivré éveilla naturellement l'attention. Au sortir de rofQce , on le vit monter dans une fort belle calèche at- telée de deux chevaux que plus d'un amateur eût volon- tiers payés dix mille francs. ]ymo îfartigné, la mère de M. Ferdinand qu'on venait d'enterrer, et par conséquent la grand'mère de Contran et de Vincent, ayant longtemps habité Pondichéry, on supposa que le métis avait pu connaître dans l'Inde M. et M°**» Martigné ou leur fils. Dchix où trois jours plus tard, M. Morany se présenta chez M. Ernest Martigné , frère de Contran et de Vin- cent. De cdncert avec ses deux frères , Ernest avait monté une maison de banque qui marchait caftm-caAa. Sa femme n'en menait pas moins un certain train. Jeune et belle, disait tout le monde, spirituelle, disaient quel- LA VENGSANGE d'uN MULATRE. 21 ques-uns, elle adorait la mode et ne rêvait que ses triomphes. Si M"''' Martigné brillait par ses succès dans les salons, son mari avait aussi les siens dans un autre monde , il est vrai. Frais, rose et déjà ventru à qua- rante ans, content de lui-même, un peu égoïste, mais pas méchant, il passait pour assez capable dans ' le public ; les vieux financiers n'étaient pas de cet avis. Croyant à sa probité, et doutant de son intelligence financière, ils avaient soin de n'être jamais trop en avance avec lui. De la fenêtre de son cabinet, M. Hartigné avait vu le coupé de H. Morany s'arrêter devant la porte. Il recon- nut l'étranger à la peau cuivrée qu'il avait vu au service de son oncle. Un garçon de bureau annonça H. Morany. Ce nom était inconnu au banquier. — Monsieur, dit Morany, j'assistais avant-hier au ser- vice de M. Martigné, votre oncle. Peut-être avez-vous été surpris de me voir prendre part aux douleurs ie votre famille? — Mon grand-père ayant habité l'Inde, commença Martigné, nous avons supposé... -— Monsieur votre grand-père était mon oncle, mon- sieur, interrompit Morany. — Votre oncle? murmura le banquier, qui ne put s'empêcher de jeter un regard sur la figure basanée de son nouveau parent. ^ J'ai tort de parler ainsi, reprit Morany; notre pa- renté, nulle devant la loi des hommes, n'existe que devant Dieu. Mon père était M. Emile Novéal, le frère de madame votre grand'mère.. Quant à ma mère, fille uni- que d'un riche brahmine de Delhi, c'était une Indoue; 22 LA VBNOfiANGE D^UN MULATRE. voilà pourquoi mon père avait caché sa liaison à toute sa famille, et pourquoi il ne parlait jamais de moi-même à sa sœur, qu'il aimait tendrement, puisqu'il lui a laissé toute sa fortune. C'est assez vous dire que, comme la plupart iesEurasians ou /lkil/-€a* Ernest Hartigné, ainsi que leur belle-sœur. Comme il se chargeait non-seulement du logement, mais de toutes les dépenses de table, etc., on comprend que sa proposition n'était pas à dédaigner. Seule, Ju- liette aurait pourtant refusé pour garder son indépen- dance, même au prix de la médiocrité, mais tout le monde lui reprocha son obstination. — M. Morany s'attachera à vos enfants, lui disait-on. S'il vous arrivait un malheur, eh bien ! il ne pourrait les abandonner après les avoir vus grandir près de lui. Cédant à l'avis général, ainsi qu'au conseil de sa propre raison, Juliette finit par accepter les offres géné- reuses de M. Morany. Elle fut installée au troisième étage, vis à vis de Geneviève, qui avait comme elle un appartement complet. Toute la famille Martigné se trouva donc rassemblée sous le toit de M. Morany, à l'exception pourtant de M»® Guitarnan, sœur de Vincent, de Con- tran et d'Ernest. Veuve , n'ayant qu'un fils et jouissant d'une jolie fortune, elle avait préféré conserver l'appar- tement fort convenable qu'elle occupait depuis dix ans rue de Toumon. Elle avait l'habitude de passer chaque année quelques mois à une campagne qu'elle possédait auprès d'Amiens. La veiHe de son départ elle invita à dîner M. Morany et M. Ernest Martigné, qui amena ses deux petits garçons, dont l'un était le filleul de M"' Guitarnan. LA VENGEANCE d'UN MULATRE. Î9 Quelque temps après le repas, presque lous îcscon- mes se trouvèrent graveraenl malades. Un des enfants, le petit Edouard Martigné, mourut dans la nuit. Son frère, qui était un peu malade avant dîner, n'avait heureusement presque rien mangé. Grâce à son jeûne forcé, il échappa au sort des autres convives. Son père fut sauvé par le molif contraire. Grand mangeur et fort gourmand, M. Martigné fut pris immédiatement après le repas de vomissements qui débarrassèrent probable- ment sou estomac d'une partie des matières vénéneuses qu'il avait absorbées. Il se ressentit néanmoins de cet accident durant plusieurs mois. M™« Guitarnan succomba au bout de deux jours do cruelles souffrances. Quant à M. Morany, qui générale- ment ne mangeait pas grand'chose après le curry indien que son domestique venait lui préparer partout où il dînait, il n'eut qu'une légère indisposition de quelques jours. La mort du pauvre petit Edouard et de M°^® Sophie Guitarnan, ainsi que le danger qu'avaient couru les autres convives, réveillèrent le souvenir des accidents multipliés qui avaient atteint depuis deux ans la famille Martigné. Une enquête fut commencée au sujet de cet empoisonnement. On l'attribua à un plat de champignons dont tout le monde avait mangé, excepté Savinien Guitarnan, le seul précisément qui n'avait pas été malade. Les champignons furent analysés par un chimiste, qui y découvrit en effet un toxique, auquel cependant il ne put reconnaître le caractère habituel des champignons vénéneux. De son côté, le cuisinier de Ti^^ Guitarnan, qui était chez elle depuis vingt ans, jura ses grands dieux qu'il avait acheté au marché les champignons, qui, par con- séquent, avaient subi la visite des inspecteurs. Les deux 2. 30 LA VENGEANCE d'UN MULATRE. autres domestiques de }S'^ Guitarnan étaient aussi à son service depuis fort longtemps et d'ailleurs ils n'avaient aucun intérêt à nuire à leur maîtresse. La seule per- sonne étrangère qui fût entrée dans la cuisine, était le khitmutgar Bhyrrub-Komul, qui, suivant l'usage indien, accompagnait son maître chaque fois que ce dernier dî- nait en ville, afin de le servir à table. Comme on n'avait aucun motif de soupçonner ni le serviteur ni le maître d'en vouloir à la vie de M"**^ Guitarnan et de ses convives, il fallut bien admettre comme tout le monde l'avait fait au premier moment^ que des champignons vénéneux étaient cause de tout le mal. IV. Craignant pour M. Guitarnan les tristes souvenirs que devait lui rappeler l'appartement de sa mère. M. Mo- rany lui renouvela ses ofli*es d'alSbctueuse hospitalité, mais le jeune homme préféra conserver sa liberté. Une après-midi du mois de juin 1853 (un an par conséquent après ce que nous venons de raconter), M«« Juliette Bartelle et ses deux cousines, Clémence et Geneviève Hartigné, travaillaient à l'ombre d'un berceau de verdure, dans leur jardin, ou, pour être plus exact, dans le jardin de leur hôte, M. Morany. Non loin d'elles, Frédéric Hartigné, le fils de Clémence, jouait avec les petites Bartelle. Frédéric était un joli garçon de douze ans, très-grand pour son âge, aussi frais, aussi rose qu'une petite fille. Brave comme un lion, étourdi comme un hanneton^ exigeant, turbulent, volontaire, têtu comme un mulet LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 3i qnand on le prenait par la rigueur, mais cédant facile- ment à une parole affectueuse, Frédéric semblait avoir du salpêtre dans les veines. Sa mère le gâtait beaucoup. Gomme il était gai, intelligent, affectueux et câlin, chacun se montrait indulgent pour des défauts que son excellent cœnr faisait oublier. Les deux filles de Juliette avaient dix ans. Comme la plupart des jumeaux, elles se ressemblaient extraordinairement ; seulement Cécile était blonde, tan- dis qu'Emma avait des cheveux bruns, qui devaient évi- demment devenir noirs. L'expression de leur physiono- mie différait aussi du tout au tout : Cécile était la douceur même ; elle se fût laissé mettre en morceaux sans pro- férer une seule plainte. Quant à Emma, c'était un vrai lutin. Elle tenait tête à maître Frédéric et défendait fréquemment sa sœur contre le petit tyran, à qui Cécile était trop heureuse d'obéir. Aussi ardente dans ses affections que dans ses haines d'enfant, Emma professait un véritable culte pour sa mère. Elle partageait Taffection de Cécile, mais la sou- mission passive de celle-ci aux caprices de Frédéric in- dignait l'indépendante Emma. Au beau milieu d*une conversation fort animée entre Clémence et Geneviève, au sujet du point d'Angleterre et du point d'Alençon, le bruit d'une querelle entre les enfants attira l'attention de M»« Bartelle. Depuis le matin, Cécile et Emma étaient fort occupées i faire un parterre ; Frédéric en disposait un autre vis- i-m de celui-là. Tout marchait à merveille, quand Fré- déric, trouvant que le parterre de ses cousines était mal disposé, voulut leur persuader de le refaire sur le modèle du sien. Emma aurait probablement fnii par céder aux instances de Cécile, qui était toujours de l'avis du petit Rarcon, mais Frédéric n'eut pas la patience d'attendre. 32 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. • li commença, sans ylus de formalités, à démolir le par- terre de ses cousines. Emma voulut lui arracher la petite bêche dont il sq servait, mais elle n'était pas de force. Furieuse de voir ^on cousin continuer son œuvre de destruction en se moquant d'elle, Emma courut au parterre de Frédéric. Saisissant à pleines mains les fleurs déjà plantées^ elle infligea immédiatement à l'ennemi la peine du talion, et ravagea son territoire comme il ravageait le sien. — Yeux-tu laisser cela, vilaine méchante! s'écria Frédéric se précipitant vers elle et repoussant Cécile, qui cherchait à le retenir. La pauvre Cécile tomba à la renverse et se fit beau- coup de mal. De peur qu'on ne grondât son cousin, elle se releva bien vite et détourna la tète pour cacher les grosses larmes qui roulaient le long de ses joues. Malheureusement pour Frédéric, Emma avait tout vu. Sauter sur le petit garçon, lui appliquer un vigoureux coup de pelle dans la poitrine, courir à sa sœur, la rele- ver et l'embrasser en pleurant, tout cela fut l'affaire d'une minute pour l'intrépide amazone. D'abord abasourdi par cet attaque imprévue, Frédéric se précipita sur Emma, mais W^^ Bartelle, qui ne quittait jamais ses en- fents des yeux, était déjà accourue. — Je suis tombée toute seule, répétait Cécile, plus désolée de la colère de son cousin que de sa propre mésaventure. Emma ne disait rien, mais elle regardait maître Fré- déric d'un petit air furibond qui donnait la plus drôle de mine du monde à sa mignonne figure. — Qu'y a-t-il donc? demanda Clémence. — Ce qu'il y a, répondit Geneviève, en courant à Fré- déric, qui détestait M"*^' Bartelle et ses filles, il y a que ton fils vient de rAr.evoir un coup de cette méchante LA VENGEANCE d'un MULATRE. 33 petite Emma. Viens, mon pauvre ange, continua- 1- elle en embrassant le gamin, qui se débattait comme im beau diable pour se débarrasser de ses caresses. jjmo Bartelle rétablit bientôt la paix entre les parties belligérantes. Afin d'expliquer la partialité avec laquelle Geneviève était intervenue dans cette querelle d'enfants, nous devons dire qu'elle détestait M°><^ Bartelle. Elle avait pour cela deux motifs. D'abord M. Morany laissait percer ane certaine prédilection pour Juliette. Puis Clémence, de son côté, emmenait quelquefois M°^' Bartelle au théâtre ou bien au bois de Boulogne. Or, chaque politesse faite à Juliette semblait à la veuve wïïvol commis à son préjudice ; aussi ne manquait-elle jamais de faire son possible pour envenimer les petites rivalités qui s'élevaient quelquefois entre les deux jeunes femmes ; mais la douceur de M"® Bartelle déjouait pres- que toujours les manœuvres de Geneviève. Juliette avait à' peine repris sa place que M. Morany sortit de la maison et vint s'asseoir à côté d'elle. Gommé Geneviève entamait une série de récriminations contre la petite Emma, M. Morany déclara qu'il avait vu la bataille de sa fenêtre et que Frédéric était complètement dans son tort. Tandis que M"' Bartelle le remerciait par un regard reconnaissant -d'avoir pris la défense de sa fille, Gene- viève lança furtivement un coup d'œil à Clémence qui signifiait fort clairement : — "Vous voyez comme il donne toujours raison à Juliette î Au même instant les enfants poussèrent des cris de joie et s'élancèrent à toutes jambes vers le fond du jaràin. -^ 11 n'est pas besoin de demander qui nous arrive, 34 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. murmura Geneviève en regardant à la dérobée M. M ora-j ny, qui s'était levé, et dont le sourcil froncé trahissait la mauvaise humeur ; ce doit être M. Yalentin Hazeran. — Certainement , dit H. Morany les yeux fixés sur Juliette. Je ne sais en vérité d'où vient la passion des enfants pour ce jeune homme. — Mon Dieu, répartit Juliette, cela tient probable- ment à ce que Yalentin est aussi enfant qu'eux... Tenez, le voyez-vous ? Et la jeune femme leur montrait en riant un grand jeune homme d'une trentaine d'années, qui s'avançait gravement portant une petite fille sur chaque bras, tan- dis que Frédéric, grimpé sur son dos^ faisait retentir le jardin de ses 'rires et de ses cris de joie. — Première représentation de l'Hercule aux enfants, dit Yalentin en déposant à terre son triple fardeau. n échangea une poignée de main avec ses deux cou- sines Clémence et Juliette, et s'inclina devant VL^*" Yincent Martigné, qui l'examinait avec la même bienveillance qu'un dogue à l'attache regarde un homme mal vêtu. H. Morany et Yalentin se saluèrent avec une politesse cérémonieuse , sous laquelle perçait une aversion réci- proque. Tandis que H. Mazeran s'asseyait entre les deux jeunes femmes, le créole prétexta une lettre à écrire et se retira dans sa chambre. H appela aussitôt Abdul She- razie, un de ses domestiques indous, lui remit une lettre et lui parla en indoustant avec beaucoup de viva- cité. I! paraît qu'il s'agissait d'une course pressée, car le kansamah courut prendre une voiture de remise à la station voisine, et le cheval partit avec une vitesse que la promesse d'un splendide pourboire pouvait seule ex- citer. LA VENGEANCE d'uN MULATRE. , 35 V. Clémence MarUgné était une jeune femme de vingt- sept anSy un peu forte, à la figure mobile^ aux yeux lan- l^oureu^y au sourire séduisant. Sa beauté, alors dans tout son éclat, frappait lellement au premier abord qu'on était tout étonné de remarquer plus tard, en examinant chaque trait séparément, qu'elle avait le nez assez gros , la bouche grande, et les attaches du col et du menton m peu empâtées. Ëtaler la toilette la pliis éblouissante, voir les hommes les plus distingués d'un salon se réunir autour d'elle et les meilleurs danseurs se disputer sa main , écraser enfin les autres femmes de sa supériorité ; il n'en fallait pas davantage pour le bonheur de Clémence. Cela ne Tempéchait pas d'être fort sentimentale en paroles et de .lever au ciel ses yeux bleus en parlant d'amour, de tris- tesse, d'isolement, de sympathie, etc. Dans la figure de Clémence, l'imperfection même de certains traits faisait ressortir la beauté exceptionnelle des autres. Chez Juliette, au contraire, régnait une telle harmonie que rien ne frappait les yeux. Elle était d'une taille moyenne. Ses cheveux châtains descendaient fort bas sur la nuque, et leur nuance, de plus en plus claire, tifiissait par se confondre avec le blanc moiré des épaules^ ' comme l'or vierge d'une parure vénitienne avec les perles qu'il enchâsse. Lorsqu'eUe parlait ou quand elle écoutait, son regard calme et pur avait une telle limpidité, que bien des gens lui reprochaient de manquer d'expression ; mais à la 36 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. moindre émotion , les petites fibrilles orangées qui dia- praient le bleu de sa prunelle semblaient lancer des étincelles et des rayons de lumière pareils à ceux qui jaillissent d'un diamant. Sa démarche avait un charme indéfinissable qui tenait à Tharmonie parfaite et à la liberté de ses mouvements. Elle marchait sans secousse comme sans nonchalance, d*un pas calme, égal et souple, ne cherchant ni ne fuyant les regards, comme une personne sûre d'elle-mêoie et à laquelle la pensée ne pouvait pas même venir qu'on son- geât à la suivre. Bien que mariée fort jeune à un homme bien plus âgé qu'elle, assez bon au fond, mais brusque et avare, qui, tout en Taimant à sa manière, ne l'avait pas rendue fort heureuse, Juliette avait conservé son caractère en- joué. Lorsqu'un sourire faisait briller l'émail éblouissant de ses dents mignonnes et scintiller le brun fauve de ses yeux, trop souvent assombris par de tristes préoccupa- tions, W^"" Bartelle semblait tout à coup rajeunir de dix ans. Son cousin Valentin Mazeran prétendait qu'elle était si économe , qu'elle mettait sa jisunesse en réserve et qu'elle ne la dépensait que par petite^ bouffées, afin de rajouter plus tard à la dot de ses filles. Juliette avait reçu une éducation tout aussi brillante que celle de Clémence, et en avait beaucoup mieux pro- fité. Douée de plus d'esprit naturel que M'"'' Martigné, elle avait lu davantage et surtout plus étudié, plus réflé- chi. Chacun cependant vantait l'esprit et la conversation de Clémence, tandis que c'était presque d'un air de condescendance qu'on disait à ceux qui parlaient de Juliette: — Oui, oui, Mino Bartelle ne manquait pas d'esprit non plus. LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 37 Il est vrai que Clémence se donnait beaucoup plus de peine pour plaire que sa cousine. Dans le monde, elle travaillait sa conversation comme sa toilette. En revanche, dans son intérieur, et lorsqu'elle n'avait personne qu'elle désirât charmer, elle était distraite^ ennuyée, et souvent maussade. Juliette, au contraire, se montrait toujours la même, et c'était elle qui apportait un peu de gaîté aux repas de la famille. Le père de H. Yalentin Mazeran était à la fols parent de M™« de Nergoville, mère de Clémence, et de M™® Fer- dinand Martigné, mère de Juliette. Yalentin se trouvait donc le cousin des deux jeunes femmes, bien qu'il n'eût aucune relation de parenté avec les autres membres de la famille Martigné. n est si bien convenu qu'un héros de roman doit ré- unir toutes les qualités physiques et morales, que nous sommes fort embarrassé pour avouer que Yalentin ne pouvait rivaliser ni avec l'Adonis ni avec l'Antinous. Sa figure n'avait rien de remarquable que son expression de franchise et d'esprit, et de beaux yeux, brillants, hardis, et quelque peu sarcastiques. Il portait toute sa barbe, qui était fort belle, et sur laquelle il passait sou- vent la main, par un geste machinal dépourvu de toute intention de coquetterie. Grâce aux exercices du corps, tels que la gymnastique, l'escrime et l'équitation, aux- quels il se livrait continuellement^ ainsi qu'à l'existence un peu échevelée qu'il menait, il était maigre et nerveux comme un cheval à l'entraînement. Après avoir employé sept ans à faire son droit, il oc- cupait la haute position d'avocat sans clients; il est vrai qu'il ne songeait guère à les chercher. Orphelin de bonne heure, il vivait sur les débris de son héritage, dont il avait dévoré les neuf dixièmes au moins et qui devait être bien près de sa fin. 3 38 LA VBNOBANGS d'un MULATRE. Cela ne paraissait pais le tourmenter beaucoup. Il mon- trait sur ee point, comme sur bien d'autres^ une insou- ciance incroyable. Toujours gai, en apparence du moins, hardi, effronté, railleur, plein de verve et û*humour, criblé de dettes, laissant quelquefois protester un billet» et pourtant ne manquant Jamais à sa parole, ayant le mensonge et Thy* pocrisie eu horreur, il exagérait ses débuts et mettait autant de soin à cacher ses nonnes qualités que les autres à les faire valoir. Dès que Yalentln Hazeran se fut assis entre Juliette et Clémence, Emma sauta lestement à cheval sur un de ses genout. Cécile, toujours moins vive que sa sœur, allait en faire autant lorsque Frédéric la repoussa et s'installa vis--à-vis d'Emma. La pauvre Cécile n'osa réclamer que par une petite moue de tristesse, mais sa sœur protesta pour elle. ■-^ Cécile y était avant toi, dit-elle au petit garçon. — Tant pis, répondit Frédéric, j'y suis' et j'y reste. — Non pas, mon gaillard, lui dit Valentiu; la justice avant tout... Tu ne veux pas descendre? une fois, deux fois, trois fois? Il allongea brusquement la jambe et transforma le coursier de Frédéric en un plan incliné le long duquel dégringola le petit garçon. Frédéric se releva furieux des éclats de rire de ses cousines. — Puisque ton cousin est si peu complaisant, viens jouer avec moi, dit Clémence en jetant un regard mécon- tent à Yalentin. — Tu es injuste, Clémence, répliqua M. Mazeran; j'inculque à ce jeune guerrier les principes de la cheva- lerie française, je soutiens les droits de ton sexe, et tu me blâmes ? LA VENGEANCE d'UN MULATRE. 39 — Dites plutôt que vous aimez à contrarier ce pauvre enfant, s'écria Geneviève. n&ut rendre la justice à Frédéric que ses rancunes ne duraient pas longtemps. Au bout de cinq minutes, il revenait auprès de son cousin avec les deux petites filles, qui étaient allées le chercher, et il se pâmait d'aise à Cadre bondir une balle élastique que M. Maceran lui avait apportée. Pendant ce temps, Yalentin s'était rapproché de sa belle cousine, à laquelle il faissdt depuis quelque temps une cour assidue. Tandis qu'il déployait toute sa verve et tout son esprit pour faire la paix avec M^^f Martigné, un de ses rivaux auprès de Clémence entra dans le jar- din. Le nouveau venu était M. Savinien Guitaman, le fils de Sophie Martigné, la sœur de Vincent, de Gontran et d'Ernest. Cousin de Juliette, et neveu de Clémence, par conséquent, il se gardait bien d'appeler celle-ci autre- ment que ma cousine. C'était une recommandation de la jeune femme, peu soucieuse de s'entendre nommer ma tante par un gaillard de vingt-six ans. Prenez au hasard , parmi les spectateurs assis aux fauteuils d'orchestre du théâtre Italien, le premier jeune homme venu, brun, avec une raie au milieu de la tète, des favoris ébourifiés^ secundùm ariem^ et une physio- nomie sans expression, vous aurez une idée exacte de M. Savinien Guitaman. Bien qu'il mangeât comme un grenadier en campagne, et qu'il fût gras, rose et dodu comme un chanoine, c'était vraiment plaisir de l'entendre parler, au milieu d'un auditoire de jolies femmes, de sentiments purs, de passions éthérées, d'amours angé- liqueSy de dévouements sublimes, de joies ignorées, etc. Du haut de son col empesé, qui l'empêchait de tourner la tête, ses yeux, d'un joli bleu-porcelaine, se levaient vers le ciel et s'abaissaient vers les auiiteurs par un 40 LA VENGEANCE d'UN MULATRE. mouvement savamment combiné. Sa voix, lente et calme, posait amoureusement' chaque mot comme si elle avail eu peur de le casser. Il eût été fort difficile de dire quel était celui des deux jeunes gens que préférait M™e Martigné. Peut-être ne le savait-elle pas elle-même. Elle était flattée d'entrer dans un salon, appuyée sur le bras d'un cavalier aussi correct que Savinien, de faire un tour de valse avec lui et de jouir de la mauvaise humeur de H°^® A. ou de W^ B., qui passaient pour avoir des vues sur le jeune lion. D'un autre côté la conversation de Yalentin amusait da- vantage la jeune femme. Clémence aurait volontiers passé une après-midi tout entière avec Mazeran, tandis qu'une demi-heure de con- versation avec Savinien la faisait bâiller. M"" Martigné s'empressa de profiter de l'arrivée de Savinien pour punir M. Mazeran de sa résistance aux volontés de Frédéric. Elle accueillit le beau jeune homme avec son sourire le plus gracieux, et se montra d'autant plus aimable, que Yalentin feignait de ne pas s'en aper- cevoir. Tournant le dos à la coquette, ainsi qu'au jeune fat qui faisait la roue, Mazeran racontait à sa cousine Juliette le résultat de diverses démarches qu'il avait ten- tées au sujet de H. Bartelle. — Combien je te remercie, mon bon Yalentin ! dit la jeune femme. — Ne parlons pas de remerciements, reprit -il avec une affectueuse brusquerie, rien ne m'agace comme cela. Une fois pour toutes, rappelle-toi bien que j'ai pour toi une sincère amitié et que je serai toujours heu- reux de trouver une occasion de te le prouver. Or, tu sais si je me ruine en protestations de dévouement, moi? — Je le sais, dit Juïiette en lui tendant affectueuse- ment la main. LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 41 Bien que Juliette n'inspirât aucune jalousie à sa cou- sine, trop sûre de sa supériorité pour douter de son pouvoir, Clémence n'aimait pas cependant que ses ado- rateurs, s'occupassent trop longtemps d'une autre que d'elle-même. Laissant M. Guitarnan au milieu d'une période sur les étoiles, elle interrompit la conversation de Juliette et de Valentin pour demander à ce dernier je ne sais quel ren- seignement insignifiant. — Tu sais que je t'en veux, dit-elle à demi-voix à son cousin, qui s'était rapproché d'elle. — Je m'en suis bien aperçu. — Et tu ne t'en es guère préoccupé ? — S'il me fallait faire attention à tous tes caprices... — Tu es poli. — Il n'est pas toujours facile de concilier la politesse et la vérité. — D'abord tu n'as pas été gentil pour mon fils tout à l'heure. — Ton fils a une charmante nature que tu gâtes à plaisir. Il y a en lui de quoi faire un homme distingué ; et si tu continues, tu en feras un vaniteux personnage comme ton cousin Savinien, qui écoute sournoisement ce que nous disons, ou un écervelé, un dissipateur, un bon à rien comme moi. — Tu t'arranges joliment, — En ami, parbleu ! — Pourquoi ne te corriges-tu pas? — n est trop tard. — Essaie. — Je suis incurable; la seule chose qui peut-être au- rait pu me sauver, c'eût été l'amour d'une femme assez généreuse, assez dévouée, assez téméraire surtout pour identifier tellement sa vie avec la mienne, que mes cha- 44 LA VENGEANCE d'un MULATRE. grins et mes sottises fussent forcément retombés sur elle. Mais, sgonta-l-il en quittant tout-à-coup le ton sérieux qu'il avait pris involontairement, il faudrait qu'une femme eût beaucoup d'amour et bien peu de cervelle pour s'exposer ainsi. — • Oui, certes!.,. Et pourtant^ l'autre jour encore, tu me suppliais de t'aimer. — Je t'en supplie encore aujourd'hui... et je t'en sup- plierai encore demain et les jours suivants. Je suis dans mon rôle, moi. — Pourquoi est-ce ton rôle de me faire la cour ? — Je suis homme, et par conséquent égoïste. En de- mandant qu'on se sacrifie pour moi, je suis ma vocation comme le lion suit la sienne en dévorant la gazelle du désert. Suis-je poétique, hein ? — Tu es fou. — Tant mieux! Tu dois être blasée sur les déclarations classiques. — Pourquoi es-tu resté huit jours sans venir nous voir? — C'est qu'il y avait dans ma rue deux hommes de mauvaise mine. — Tu avais peur d'être assassiné? — Non, mais coffré... Clichy palace! — Tu as bien osé sortir aujourd'hui? — J'ai ma police. J'ai su que mes deux factionnaires allaient exécuter aujourd'hui une petite razzia dans le quartier de la Madeleine. ^ — Et demain ? — A la grâce de Dieu. — Qui te fait poursuivre ? — Le persécuteur officiel est mon tailleur, qui m'avail laissé bien tranquille jusqu'ici. Il aura été mordu par quelque huissier enragé. LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 43 Qaelques-uns de nos lecteurs ont peut^-étre remarqué qu'en maintes circonstances, les fauteuils et les chaises sont douées d'un mystérieux pouvoir de locomotion. C'est surtout dans le tète*à-téte de deux personnes d'un sexe différent que cette disposition à la marche oblique se déploie chez les sièges. Au bout d'un quart d'heure de conversation, deux fauteuils éloignés de dix pas au début de l'entretien se trouvent, on ne sait trop comment, bras à bras. Personne n'ayant eu l'air de bouger, il y a là évi- demment quelque attraction secrète que la science dé- couvrira un jour. Les fauteuils en rotins de Juliette Bartelle et de Savi- nien avaient sans doute obéi à cette loi mystérieuse, car ils se trouvaient en ce moment tout près de Clémence et de Yalentin. H en résulta que les propriétaires des susdits fauteuils purent se mêler sans indiscrétion à l'entretien de Mn>e Hartigné et de {M)n cousin. VI. — Parles-tu sérieusement? demanda Juliette à H. Ma- leran. — Oui et non. Je ne me connais pas d'ennemi qui me porte assez d'intérêt pour exposer ainsi ses capitaux. D*un autre côté, je trouve étrange cette frénésie subite de braves fournisseurs qui se contentaient jusqu'ici d'un arrosement mensuel. -w Pourquoi ne pas les payer ? ^ Si tu veux n\'ouvrir un crédit 4 la Banque ? -* Si je pouvais t'ouvrir un crédit de bon sens et de raison?... 44 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. — Je l'économiserais ce crédit-là, je t'en réponds. — Combien dois-tu? — Trois mille francs. — N'y aurait-il pas quelque moyen d'arranger cela ? — Non. J'avais envie d'aller me reposer un peu à la campagne. Clichy fera mou alTaire. Juliette secoua la tète. — Tu as beau plaisanter , reprit-elle , je suis sûre , moî, que tu n'est pas aussi gai que tu veux le paraître. Tu fais tes folies de sang-froid, et je sais que tu t'é- tourdis plus que tu ne t'amuses. n la regarda quelques moments sans répondre, et sa figure prit insensiblement un air sérieux et rêveur. — A quoi penses-tu? reprit la jeune femme. — A la transmutation des métaux, répondit-il en se passant la main sur lé front. Je voudrais changer en or le bois de ce magnifique tilleul. — Ce n'est pas à cela que tu pensais; mais, n'importe. Cherchons un moyen plus sûr de te tirer d'affaire. Il doit te revenir environ sept ou huit mille francs sur la succession de notre cousin Bourlon. Si tu donnais à ton tailleur une délégation de trois mille francs sur tes droits ? — C'est une idée. Puis, appuyant la tête sur sa main, Yalentin se mit encore à regarder la jeune femme d'un air pensif — Est-ce que tu veux prendre mon signalement? dit- elle en riant. — Non, mais je fais une remarque : j'ai raconté mes infortunes à Clémence; elle a trouvé des choses 'fort spirituelles à me dire, mais voilà tout. Toi, au contraire, tu es allée droit au but comme un homme d'affaires, et tu as trouvé moyen, en cinq minutes, de me montrer un affectueux intérêt et de me donner un bon conseil. LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 45 — Et la conclusion de ceci? demanda H'"* Martigné, qui écoutait d'une oreille, tout en prêtant l'autre aux discours de Savinien. — La conclusion, c'est qu'étant donnée une cousine à cheveux châtain clair et une cousine à cheveux bruns, la première conseille mieux que... — Valentîn ! interrompit M"^ Martîgné, qui recula son fauteuil de quelques pas et fit signe a Hazeran de venir à côté d'elle. n obéit. — Puisque tu trouves Juliette si supérieure à moi, lui dit-elle à voix basse, pourquoi ne lui fais-tu pas la cour? — Parce que je suis un imbécile. — Tu sais que je ne mourrai pas de chagrin de ton inconstance. Il me reste encore assez d'adorateurs. — Oui ; mais les coquettes sont comme les collec- tionneurs : elles recherchent les espèces rares, et je suis le seul de la mienne. — Dieu merci ! A. propos, messieurs, ajouta Clémence en élevant la voix, vous savez que le feu a pris cette nuit à la maison?... Un peu plus nous étions tous brûlés. — Oh! mon Dieu! s'écria Savinien, qui leva les yeux et les mains vers le ciel. — Diable! fit Yalentin, en réprimant un tressaillement involontaire. — Qu'auriez-vons fait si vous vous étiez trouvés là, messieurs? demanda Clémence, qui, comme les triom- phateurs romains, aimait à faire parade des esclaves enchaînés à son char. — Je me serais précipité dans les flammes pour te sauver ou mourir avec toi! s'écria Guitaman. — Et toi, Valentîn? — Moi, j'aurais couru chercher les pompiers. On se mit à rire. Clémence fit un geste d'impatience. 3. 46 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. Un de ses griefs contre Valentin, c'est qu'il se refusait obstinément À l'exhibition de son amour au profit du petit orgueil de sa cx)usine. En tête-à-tête, il en parlait fort éloquemment; mais, dès qu'il y avait des specta- teurs, il ne faisait que plaisanter. — Ainsi tu m'aurais laissé dévorer par le feu? — Puisque M. Savinien te sauvait. — Et Juliette? — Oh ! fit avec un sourire doucereux M«»« Geueviève Marligné, M. Morany se serait chargé de M°»* Bartelle. — Certainement! s'écria M. Morany, qui était revenu sans qu'on fit attention à lui, car il avait dans tous ses mouvements quelque chose de la souplesse et de la lé- gèreté particulière aux animaux de l'espèce léline. — Alors, Yalentin, reprit Clémence un peu piquée, tu aurais été le seul qui n'eût rien sauvé. — Pardon, je me serais sauvé moi-même. — Egoïste ! — Eh bien! si tu veux savoir la vérité, j'aurais sauvé... — Qui donc? demanda Geneviève, dont les petits yeux brillèrent de curiosité maligne au fond de leur grotte. — Eh bien I vous, madame Geneviève ! s'écria Yalen- tin avec un accent si dramatique que tout le monde se mit à rire. — Si vous vous figurez, grommela Geneviève, que je vous crois capable... — Je suis plus fort que je ne parais, répliqua Yalen- tin en examinant la grosse veuve comme s'il voulait évaluer son poids. M'"'' Geneviève Hartigné raillait volontiers les autres, mais elle ne pouvait supporter la moindre plaisanterie. Juliette vit qu'elle allait répondre par quelque mot bles- sant et se hâta de détourner la conversation. On parla de ce commencement d'incendie d'une façon plus se- LA VSNGEANGE d'uN MULATRE. 47 rieuse, et de là on arriva tout naturellement à discuter cette inexplicable série d'accidents et de crimes qui poursuivaient depuis quelque temps la famille. - Quant à moi, dit Horany, je ne me lasserai pas de répéter que nous devrions nous éloigner de Paris et nous établir dans quelque pays où nous serions inconnus. Notre famille échapperait peut-être ainsi à la fatalité mystérieuse qui la poursuit depuis quelque temps. — Quitter Paris ! murmura Clémence avec un gros soupir. Yalentin s'opposa au projet de M. Horany. Il fit re- marquer avec assez de raison que si les mystérieux en- nemis de la famille Martigné parvenaient & retrouver leurs traces, comme c'était fort probable, ils auraient bien plus de facilités à l'étranger pour accomplir leurs sinistres desseins. La discussion s'animant entre les deux hommes, ainsi que cela n'arrivait que trop souvent, Juliette se jeta en- core à la traverse et détourna l'orage. Quelques minutes après, M. Mazeraa se leva et prit congé de ses cousines. — Je vais de ce pas chez ce capitaine du Hàvfe dont on m'a donné l'adresse, dit-il à Juliette. On m'a prévenu que je le trouverai de deux à trois heures. Je verrai bien si le signalement du Français qu'il a transporté de Mada- gascar au cap de Bonne-Espérance répond i celui de Bartelle. Juliette lui serra la main avec émotion, et il s'éloigna. Frédéric qui adorait M. Mazeran, en dépit de leurs petites discussions , voulut l'accompagner jusqu'à la porte de la rue. Les deux petites filles se disposaient à en faire autant, mais leur mère, qui craignait le retour avec le turbulent Frédéric, les obligea de rester au jar- din. Quelques minutes après, on vit accourir le petit 48 LA VENGEANCE D*UN MULATRE. Martigné, les cheveux et les habits en désordre, rooge comme un coq et trépignant de colère. — Qu'y a-t-il donc? s'écria sa mère» Frédéric, qui pleurait, balbutia une histoire fort em- brouillée, de laquelle il résultait que Hazeran venait d'être arrêté et mis dans un fiacre. -— Mon Dieu, oui, dit M. Ernest Martigné,, qui arri- vait derrière son fils, Yalentin s'est fait arrêter par deux recors qui le guettaient, et il est maintenant en route pour Clichy. — Oh mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Juliette en joignant les mains. — C'est un scandale qui rejaillit sur toute la maison, s'écria M"' Vincent Marligné. Recevez donc de pareils individus ! — Pardon, Geneviève, dit M"' Bartelle mais vous oubliez que Valentin est mon cousin et celui de Clémence. — Yous prenez toujours son parti, riposta la veuve d'un ton aigre-doux. — Certainement, répartit M"*« Bartelle. Yalentin est le seul parent qui me reste du côté de mon pauvre père, et j'ai. d'autant plus d'amitié pour lui que je sais combien il est bon et dévoué, malgré ses folies. — Chut-! écoutez donc ! fit M. Martigné en montrant les enfants, qui se querellaient avec une animation ex- traordinaire. — J'ai défendu Yalentin, disait Frédéric ; mais les deux hommes étaient plus forts que moi. — Oh! si j'avais été là, moi! s'écria Emma, en bran- dissant son petit râteau. — Je leur ai donné de grands coups de poing, re- prit-il et des coups de pied donc! Le grand, il en aura dés bleus à la jambe, va ! — Frédéric, dit à ce moment M. Marligné, tu vas LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 49 monter à ta chambre et y rester en pénitence jusqu'à l'heure du dîner. — Pourquoi, papa ? s'écria le pauvre petit diable. — Parce que tu as battu les représentants d'une au- torité légitime. Us sont venus se plaindre à moi, et j'ai été obligé de leur donner dix francs pour les apaiser. — Est-ce vrai ? demanda, tout bas M'"'' Martigné. — Tout ce qu'il y a de plus vrai, répondit Ernest à demi-voix. Si tu avais vu comme il y allait, le gaillard! M""* Bartelle et Clémence sollicitèrent la grâce du petit garçon, mais M. Martigné, qui paraissait soucieux et de mauvaise humeur, résista à toutes les instances. Les deux petites filles éclatèrent alors en pleurs et en cris. Honteuse d'avoir injustement accusé son brave cousin, Emma lui demandait pardon et le comblait de présents avec une vivacité singulière. — Tiens^ Frédéric, disait-elle, voilà ma balle, et mon jeu de cartes aussi, et mon orange , et mon livre pour t'amuser dans ta chambre... et tu les garderas tant que tu voudras. Cécile ne disait rien ; mais tout en pleurant silencieu- sement, elle glissait dans la poche de son cousin tout ce qu'elle trouvait de bon dans les siennes. Cette petite scène amusa les spectateurs. Ds renouve- lèrent leurs instances en faveur du coupable. Poussé par Juliette M. Morany intervint aussi. Sa protection toute-puissante sauva maître Frédéric , qui partait déjà pour son exil escorté par ses deux cou- sines, marchant avec toute la dignité d'un proscrit. Les deux petites filles le ramenèrent en triomphe. Tandis que Frédéric leur racontait pour la vingtième fois tous les incidents de son mémorable combat contre les fnlains hommes, M. Martigné emmenait M. Morany à l'écart et 'semblait lui exposer quelque afiEadre impor- 50 LA VENGEANCE D*UN MULATRE. tante. Bientôt tous deux quittèrent le jardin et montèrent dans le cabinet de M. Morany. Nous ne répéterons pas iei leur entretien, qui fut très long et qui roula entièrement sur les affaires de H. Mar- tigné. Le banquier était, comme on dit, au bout de son rouleau. Non-seulement il n'avait plus rien^ mais son actif n'était même pas suffisant pour balancer son passif. Il accumula explications sur explications pour démontrer à M. Morany que ses opérations avaient été parfaitement conduites et que sa ruine était due à des circonstances malheureuses qu'il fit remonter jusqu'en 1848. En exposant ainsi sa situation à Morany, il avait espéré que ce dernier viendrait à son secours et le mettrait à môme de se relever. Il fut trompé dans, son attente. Morany l'écouta d'un ton fort compatissant, accepta toutes les explications du banquier, et l'encouragea beaucoup, mais ne lui fit aucune offre de fonds. — Que comptez-vous faire? lui demanda enfin Morany. — En vérité, je l'ignore. Je ne puis m'habituer à l'idée de voir mon nom figurer sur* la liste des faillites. Je sais bien qu'au moyen d'un sacrifice de cent cinquante à deux cent mille francs, il me serait facile d'obtenir un arrangement à l'amiable, et même de continuer les af- faires. Mais, où trouver cet argent? Ma femme n'a point de fortune personnelle, et aucun de mes parents n'est assez riche pour me prêter une si forte somme. . L'insinuation était fort claire ; Morany se contenta de recommencer ses compliments de condoléance. Martigné ne comprit que trop que son parent n'était nullement disposé au petit sacrifice auquel il avait espéré l'amener. Sa figure s'allongea. Quoique rien ne parût sur la physionomie impassible deVËurasian, la nouvelle que le banquier venait de lui annoncer contrariait beaucoup M. Moranv. Ce n'était pas L/ VENGBANCE d'UN MULATRE. 51 qu'il portât un bien vif intérêt à Martigné, mais il son- geait au mauvais effet que cela produirait pour sa répu- tation de nabab et de parent dévoué, s'il laissait mettre en Ëdllite un cousin auquel fl avait toujours témoigné tant d'affection. Soit qu'il voulût témoigner sa sympathie à Martigné , soit qu'il fût réellement préoccupé, Morany ne parla que fort peu durant le dtner. Quoiqu'il fût généralement assez tacitame, Clémence remarqua son silence et l'en plai- santa gaiement. Il répondit sur le même ton. Le plus heureux de la maison ce soir-là, ce Ait Fré- déric. Chacun a son rêve ici-bas, et Frédéric avait le sien, n désirait, mais sans oser l'entrevoir encore que dans un horizon bien lointain , une belle paire de pan- toufles en tapisserie comme celles de son père. Au moment où il embrassait, pour lui dire adieu, sa cousine Juliette, qu'il appelait toujours sa tante, îf"® Bartelle lui glissa dans l'oreille que, dès lendemain, elle allait commencer à lui broder une paire de pantoufles pareilles à celles de M. Martigné. Frédéric faillit en tomber à la renverse de joie et de saisissement. — Tu gâtes cet enfant, Juliette, dit M. Martigné. — C'est l'encourager à la rébellion, fit observer H. Horany. — Certainement, ajouta bien vite M">* Geneviève. — A l'âge de Frédéric, on ne connaît pas encore le pouvoir de la loi, répondit W^^ Bartelle. En défendant son ami, il a montré son bon cœur et son courage. — Oh ! il est brave comme un lion, c'est vrai, dil H. Martigné, dont l'orgueil paternel prit le dessus. Si TOUS l'aviez vu jouer des pieds et des mains, le petit gaillard ! — Au fait, dit Juliette, on savait donc que Valentin J était ici, puisqu'on le guettait dans la rue ? ^ 52 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. — Entre les débiteurs et les recors, il y a toujours une lutte de ruses, reprit M. Morany ; M. Mazeran a voulu jouer au plus fin, et il a perdu. — Il faudra que nous trouvions quelque moyen de délivrer ce pauvre garçon, dit M*"' Bartelle. Personne ne répondit. — Yous me seconderez, n'est-ce pas M. Morany ? — Non, certes ! murmura-t-il, je le hais trop. — Ah ! fit Juliette surprise de la vivacité de celte ré- ponse, que la circonspection habituelle de M. Horany rendait plus étrange encore. H"' Bartelle reprit son ouvrage et se remit à broder silencieusement. Voyant le mauvais effet produit par ses paroles, Morany essaya de les tourner en plaisanterie ; Juliette feignit d'accepter cette explication, mais elle ne demanda plus ni appui ni conseil à M. Morany: — Décidément, reprit-il au bout d'un instant, il fait bon être votre cousin. — Vous en plaignez-vous ? — Yous feriez pour moi ce que vous faites pour M. Mazeran. — Qu'on vous mette à Clichy demain, et vous verrez. — Je parle sérieusement. — Eh bien ! sérieusement, je vous répondrai que je vous suis profondément reconnaissante de tout ce que vous avez fait, de tout ce que vous faites encore pour mes enfants et pour moi... ^^ Cela n'empêche pas que s'il vous fallait choisir en- tre M. Valentin et moi — J'espère bien n'y être jamais réduite. Pourquoi ne cons^rverais-je pas mes deux amis ? — Sans doute, mais vous éludez la question. S'il vous fallait absolument choisir? Celte insistance déplut sans doute à H*"* Bartelle, LA VENGEANCE d'un MULATRE. 53 car ses beaux sourcils eureut un imperceptible fronce- ment. — Eh bien ! dit-elle, je choisirais Valentin. — Tous voyez bien... — N'est-ce pas naturel? J'ai pour vous beaucoup de reconnaissance, d'estime et d'affection, je vous le répète; mais permettez-moi de vous faire observer que je ne vous connais que depuis deux ans, tandis que j'ai été élevée avec Yalentin, comme mesfiUes le sont avec leur cousin Frédéric. — Alors il était sans doute votre petit mari, comme Frédéric celui de Cécile? — Précisément. — Yalentin avait deux autres femmes, dont la plus âgée, une petite fille de huit ans, lui tirait très-bien les cheveux lorsqu'il la négligeait pour moi. 11 faut que j'in- dique à Clémence cette manière de ramener les in- constants. M"^* Bar telle se tourna vers sa cousine, et la conversa- tion redevint générale. vn. Vers onze heures , toute la famille monta se coucher. M. Martigné avait l'air si préoccupé que Clémence le pressa de questions pour en connaître le motif. Comme il ne savait lui résister en rien, il finit par lui avouer, non pas sa situation exacte, mais une partie de ses em- barras financiers. U se garda bien d'avouer que ces embarras étaient dus à son incapacité et surtout à sa présomption. Il assui^a, 54 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. au contraire, i Clémence, qu'il avait déjà trouvé » pour réparer le désastre, un moyen certain, qui devait dou- bler sa fortune en peu de temps. Cette confiance ne per- suada pas complètement M"** Martigné, car elle commen- çait à remarquer que les moyens infaillibles de son mari ne réussissaient presque jamais. Le banquier , néanmoins, lui expliqua ses plans avec tant d'éloquence, ou, pour mieux dire, de verbiage, qu'elle s'endormit en rêvant d'un bel hôtel, de robes magnifiques et d'une ca- lèche à huit ressorts comme celle de la marquise de Chrestinel, sa rivale de toilette et de beauté. Quant à M. Morany, le lendemain soir, vers minuit, il sortit comme d'habitude par le jardin et s'en alla rue de Laval. H. Gurnout vint y rejoindre quelques minutes plus tard le prétendu Gardélan. -— A propos, lui demanda ce dernier au bout de quelques instants de conversation, vou9 no'aviez parlé dans le temps d'un certain Parézot... un homme qui (irait convenablement l'épée et le pistolet. Qu'est-il donc devenu ? — Je ne sais trop : voilà plusieurs jours que je ne l'ai vu. — Informez-vous de lui, je serais bien aise de le voir. — Si vous voulez, monsieur, me charger de lui com- muniquer... — ' Non ; sachez d'abord où il est, puis vous lui fixerez un rendez-vous. Mais ne lui parlez de moi que quand je vous y autoriserai. — Bien, monsieur — A demain. — Et la Bourse ? murmura Gurnout, dont l'idée fixe était d'engager H. Gardélan dans quelque nouvelle opé- ration ; je vous assure, monsieur, qu'en ce montent il y aurait une affaire... LA VENGEANCE d'UN MULATRE. 55 — Mous irerrons cela plus tard, interrompit Morany. Bonsoir^ monsieur Gumont. Le lendemain Gumout apporta le renseignement de- mandé au sujet de Parézot. Ce dernier était à Clichy. — Tiens ! murmura Morany, qui songea aussitôt à Va- lentin. Il resta un instant silencieux. — Non, se dit- il enfin, répondant à sa propre pensée, non. On sait que je déteste Maxeran, et si ce Parézot lui cherchait querelle, cela pourrait mettre sur la trace D'ailleurs, Yalentin est très-adroit, dit-on, et un duel n'aboutirait à rien. Songeons au plus pressé. Pour com- bien d^argent ce Parésot est-il écroué ? demanda«l-il à Gumout. — Pour huit ou neuf cents francs, je crois« — Tâchez de savoir le chiffre, d'une façon exacte. — Que décidez-vous, monsieur? — Revenez demain soir. Âpportez-moi des rensei- gnements plus détaillés sur le montant de la dette de ce Parézot, sur soYi créancier, etc. Je vous donnerai alors vos instructions. Yoioi cinq louis. Bonsoir, monsieur. Hais Gumout ne paraissait pas disposé à s'en aller. Il avait la figure tendue de quelqu'un qui se prépare à une entreprise difficile. — Bonsoir, monsieur, répéta Morany en appuyant. — Est-ce que vous avez complètement renoncé à faire des opérations de Bourse, monsieur? demanda enfin Gumout en prenant, comme on dit^ son courage à deux mains. — Pourquoi cette question ? — Tous ne me donnez plus aucun ordre ; j'espère pourtant que vous n*en chargez pas d'autres que moi , monsieur T — Si cela me convient, pourquoi ne le ferais^je pas ? 50 LA VENGEANCE D UN MULATRE. demanda Morany, qui, grâce à sa position dans l'ombre de la cheminée, lisait sur la physionomie de son inter- locuteur, et le voyait venir. — Cela ne serait pas bien, moi qui fais toutes vos commissions. — n me semble que je vous paie pour cela. — Moi qui vous montre tant de dévouement. — C'est compris dans le paiement. — Et de discrétion , ajouta Gumout en appuyant for- tement. — Ah! ah! fit Morany. Eh bien!... c'est compris aussi dans le paiement. Croyez-vous donc que sans cela je vous donnerais cinq louis chaque fois que vous m'ap- portez un renseignement insignifiant? — Insignifiant! — Sans doute, insignifiant. — Ceux que je vous ai donnés sur la famille llarti- gné, cependant ! — Eh bien ? — Il y a certaine circonstance qui pourrait leur don- ner une importance très-^an(fo, très-^raïul^. — Et laquelle, je vous prie ? — Dame, cette série d'accidents si singuliers. M. Con- tran noyé, M. Vincent assassiné... Assassiné y celui-là. Puis la mort affreuse de M. Ferdinand Martigné... Et . celle de }i.^^ Guitaman et du petit Edouard... — En effet, c'est étrange, répondit tranquillement Morany. Mes pauvres parents ont été cruellement éprou- vés depuis quelque temps. — Juste depuis que vous m'avez demandé tous ces renseignements. Pour moi, qui ai l'honneur de vous connaître, cette coïncidence n'a aucune importance, bien entendu ; mais cela n'aurait qu'à venir aux oreilles d'un étranger, d'un magistrat surtout... LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 57 Horany sourit tranquilleinent. — Eh bien ? demanda-t-il. — Dame, ce serait grave. — Pour que cela fût grave, il faudrait commencer par prouver que ces tristes événements sont dus à des crimes et non à des accidents, comme tout semble le prouver; excepté pour la mort de H. Vincent, dont vous savez que le meurtrier est connu. Puis, avant d'accuser de pareils crimes tin homme dans ma position de fortune, il serait encore nécessaire de prouver quel intérêt il peut y avoir... Or, je crois que ce serait difficile. — N'importe, reprit Gurnout un peu déconcerté par le calme de son interlocuteur, cela pourrait vous attirer des ennuis. Quand une fois la justice commence à s'oc- cuper des affaires de quelqu'un... — Ah ! j'en conviens... c'est justement ce que je di- sais Vautre jour à un banquier de mes amis qui m'enga- geait à remettre au procureur impérial certains petils bordereaux que vous m'avez fournis. — Quels bordereaux? murmura Gurnout qui devint tout pâle. — Les bordereaux pour ma dernière opération à la Bourse. Vous vous souvenez? Mon ami, que j'avais cbargé de les examiner, est allé lui-même chez l'agent de change pour vérifier les opérations et il assure que ces bordereaux sont falsifiés par vous, à votre profit et i mon détriment, bien entendu. — C'est une calomnie, monsieur, s'écria Gurnout, ioûl les dents claquaient. Vous n'avez qu'à me montrer ces bordereaux et je vous prouverai... *— Ce n'est pas la peine. Us sont bien où ils sont , et Us y resteront. Je voulais seulement vous prouver que ^Td ici-bus n'est à l'abri de la calomnie, pas plus vous que moi. 58 LÀ VENGEANCE D*UN MULATRE. Gurnout était un de cas coquins sans énergie^ qui, iaute de courage uniquement, n'oseraient pas tuer un homme, même au prix de cent mille francs, mais qui en laisseraient égorger cinquante pour gagner mille francs. Autant il se fût montré impérieux et exigeant si sa menace indirecte avait effrayé H. Gardélan, autant il devint plat et soumis quand il se vit à la merci de ce dernier. Il s'excusa humblement. •• non de sa menace, car il ne pouvait l'avouer.. #.. mais de son insistance au sujet de la Bourse. -^ Je suis si pauvre et j'ai tant besoin de gagner ! murmura4-il piteusement. **- Avec ce que je vous donne, pourtant? — Tant que vous êtes là, monsieur, cela va encore; mais si vous vous absentiez... Pour être aux ordres de monsieur, j'ai abandonné tous mes autres clients. -^ Ceci est différent, répondit Morany qui, bien en- tendu, n'en crut pas un mot. Comme je tiens à vous avoir toigours sons la main, je vous ferai une pension de trois cents francs par mois, tout en continuant de vous payer comme je le fais maintenant chaque fois que j'ai besoin de vous. Gela vous convient-il? — Certainement, monsieur, s'écria Gurnout, qui, précipité du haut des châteaux en Espagne qu'il avait bâtis, se trouvait encore fort heureux de voir sa chute amortie par ce supplément de trois cents francs à son budget mensuel. ^ Maintenant que tout est bien convenu, bonsoir, monsieur, dit Morany. Cette fois, Gurnout ne se fit pas répéter l'invitation. Tandis qu'il s'éloignait précédé du père Toulouzé, Morany le suivit des yeux avec une expression de phy- sionomie intraduisible. Puis, continuant une pensée non LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 59 exprimée» qui eût fait bondir de frayeur le pauvre Gur- nooty il murmura : — En attendant, servons-nous de lui. Dès qu'il de- viendra inutile ou gênant, il sera temps de songer à s'en débarrasser. Talentin avait rencontré quelques connaissances à Qichy. n se trouva bientôt le centre d'un petit cercle composé de cinq ou six personnes. Le troisième jour, au moment où les détenus prenaient l'air dans le préau, le bruit d'une querelle attira l'atten- tion de M* Mazeran.Une douzaine d'individus injuriaient un jeune Anglais et le menaçaient du poing. A leur tête èUâl un grand chenapan à mauvaise figure qui excitait les autres. Au moment où Yalentin arrivait, l'Anglais, complètement acculé dans un coin, plia le bras, puis le détendant comme un ressort d'acier, envoya aux assail- lants qui le serraient de plus près deux coups de poing qui prouvaient une grande vigueur jointe à l'étude cens* dencieuse des ressources de la boxe. Les individus ne tombèrent pas , parce que la foule les soutenait ; mais un d'eux glissa sur les genoux et fut emporté presque sans connaissance. Tous les détenus se réunirent aussitôt contre l'Anglais, sans même se demander s'il était ou non l'agresseur. Il prit sa garde de boxeur, et l'expres- sion de son regard disait assez qu'il se défendrait éner- giquement. C'était un jeune homme de vingt-quatre ans, très- gi^d, gras et frais comme un chanoine. Il avait de beaux traits , un teint de jeune fille , des yeux bleu-clair remplis de douceur, et de longs favoris fins et soyeux de la même couleur que ses cheveux, châtain-clair. L'expression habituelle de sa physionomie était une sorte de bonhomie naïve et de gaieté enfantine qui faisait un singulier contraste avec sa robuste nature. En ce i 60 LA VENGEANCE d'UN MULATRE. moment même, où il se préparait à combattre vaillam- ment, sa physionomie exprimait plutôt une sorte de surprise et de mécontentement que la colère et la haine. Tout en disant à qui voulait l'entendre qu'il ne ferait jamais un geste pour défendre un indifférent, Yalentin cédait presque toujours au mouvement qui le poussait au secours du plus faible. Il fendit la foule et se jeta entre l'Anglais et ses agresseurs. Ceux-ci étant revenus à la charge, Hazeran et son protégé furent obligés de jouer consciencieusement des pieds et des poings pour résister à leur attaque. Dans la bagarre, l'Anglais reçut un souf&et de la main de l'individu qui avait excité contre lui cette petite émeute. Cette fois, le jeune homme perdit le sang-froid qu'il avait conservé jusque-là. Il s'élança sur son ennemi avec tant d'impétuosité qu'il renversa deux ou trois per- sonnes; mais lui-même trébucha sur leurs corps et tomba tout de son long. Il aurait été écrasé si Yalentin, soutenu par ses amis , ne l'avait protégé et ne lui avait donné le temps de se relever. En ce moment les gardiens arrivèrent et séparèrent les combattants. Pour éviter des punitions, tout le monde prétendit qu'on n'avait fait que jouer. Comme il n'y avait ni morts ni blessés, les gardiens acceptèrent l'explication, sans y croire, bien entendu , et ne firent pas de rapport. Une fois l'étranger délivré, Yalentin avait rejoint ses camarades. L'Anglais, lui , était rentré dans sa chambre pour réparer le désordre de sa toilette et ôter sa ja- quette, qui avait laissé un de ses pans sur le terrain. Au bout de quelques minutes , il vint remercier M. Mazeran. Il parlait français très-purement et paraissait avoir d'ex- cellentes manières. En guise de présentation , il offrit sa carte à Yalentin. LA VBN6SANGE d'uN MULATRE. 61 Elle portait : Sir Richard Overnon^ baronnet, rue. Cau- niartin. Mazeran lui remit aussi la sienne. Overnon lui raconta que, le premier jour de son ar- rivée à Clichy^ Tindividu à mauvaise figure que Yalentin avait vu exciter les autres détenus, et qui s'appelait Théodore Parézot, avait voulu s'imposer en quelque sorte à lui. Overnon avait reçu plus que froidement cet homme dont les manières lui déplaisaient fort. Mécon- tent du peu de succès de ses avances, celuirci ameuta quelques autres prisonniers contre Overnon sous ^ré- texte de l'obliger à payer sa bienvenue en sa double qualité d'étranger et de nouvel arrivé. Pris autrement, Richard se fût empressé de s'exécuter ; mais comme on avait l'air de lui imposer cette générosité, il répondit par un refus catégorique; Pour s'en venger, les autres déte- nus, poussés par ce Parézot, commencèrent par lancer au jeune Anglais des railleries de plus en plus direcles, puis de gros mots; enfin on le bouscula, comme nous l'avons raconté tout à l'heure. Sir Richard Overnon avait l'air d'un excellent homme, sans fiel ni méchanceté, et paraissait ne garder aucun souvenir des coups qu'il avait reçus. Il est vrai qu'il les avait glorieusement rendus. En revanche, il avait tou- jours sur le cœur le soufQet de H. Parézot et tenait à en obtenir satisfaction. Il denianda conseil sur ce point à H. Mazeran. Ce dernier comprenait fort bien la légi- time indignation de l'Anglais, mais il ne voyait aucun moyen pour lui d'obtenir satisfaction de son agresseur, tant que les portes de Glichy seraient fermées sur eux. — Je vous dirai d'aiHeurs que je crois connaître votre adversaire, ajouta Yalentin. C'est un mauvais drôle qui vit on ne sait trop de quoi , et qui passe sa vie dans les estaminets, où il grapille quelques pièces de cent sous aux cartes ou bien au billard... Il fréquente beaucoup 4 62 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. aussi les salles d'escrime de bas étage , et il est très-fort à toutes les armes. — Tant pis, dit Overnon , il faut que j'aie satisfaction de cette insulte. — Tirez-vous bien l'épée ou le pistolet? — L'épée, non; le pistolet, passablement. D'ailleurs, peu importe, je suis ici le seul de ma nation, et je dois soutenir son honneur, quoi qu'il puisse m'arriver. — C'est bien, monsieur, dit Yalentin, qui lui serra cordialement la main. Hais, ajouta-t^il en souriant, je doute que le directeur de Clichy et ses employés prêtent la main à un duel. — Sans doute, répondit Richard; aussi quitterai*-je Clichy. — Et votre adversaire? — Dès aujourd'hui je vais m'occuper de me faire mettre en liberté. — Votre créancier est donc bien accommodant, monsieur? — II fait tout ce que je veux. — Je ne suppose pas cependant que ce soit vous qui l'ayez prié de vous mettre à Clichy. — Je vous demande pardon : c'est même moi qui ai payé tous les frais. — Tiens I — Je suis ici pour cinq mille francs ; mais je ne dois rien. — Comment cela ? — Je vais vous l'expliquer : iSgurez-vous que j'étais amoureux de miss Anna Fraser, ma parente. Notre ma- riage était convenu entre nos deux familles. Hais, il y a trois ans, lorsque je l'ai priée de fixer le jour de notre union, elle s'y est obstinément refusée. — Elle ne vous aimait donc pas? LA VENGEANCE D*UN MULATRE. 63 — En vérité, je n'en sais rien. Anna est trèls-jolie, irès-mporeuse, comme vous dites, tous autres Français; eUe ne rêve que héros de romans, pâles, mélancoliques, pauvres^ et victimes de destinées fatales. Avec mes gros- ses joues, mon teint rose, mon robuste appétit, ma nature prosaïque et quelque fortune, j'étais loin de rem- plir le programme. J'en ai eu tant de chagrin que je suis parti pour le cap de Bonne-Espérance, où mon beau- ftère était alors gouverneur, afin de m'étourdir en chas- sant, et de perdre, à force de fatigues et de privations, cette mine trop florissante qui m'avait nui dans l'esprit' d'Anna. J'ai passé près de deux ans en Afrique. Grâce à la fièvre , j'en suis reparti assez jaune et assez maigre pour pouvoir me présenter devant ma cousine. — Eh bien? — Eh bien ! monsieur, voyez mon malheur. Pendant la traversée , l'air de la mer a produit un tel effet sur moi , ei mon estomac a si bien réparé le temps perdu , \ LA VENGEANCE D*UN MULATRE. 71 Valentin fut profondément touché de cette lettre. Il connaissait assez le caractère de Juliette pour savoir tout ce qu'il avait dû en coûter à la jeune femme pour faire cette démarche. H savait d'ailleurs que M. Morany, Er~ nest Martigné et ses autres parents, la blâmeraient de s'être ainsi mêlée des affaires d'un étourdi tel que lui. Or, personne n'était plus sensible que H""" Bartelle au moindre reproche, quelque injuste qu'il fût. -- Quelle bonne et généreuse nature I murmura Va- lentin en serrant la lettre dans son portefeuille. Il se couvrit le front de ses deux mains et resta ainsi quelques minutes. Pour ne pas le troubler dans sa préccupation ou sa rêverie, sir Richard prit un livre et se mit à lire en tour- nant le dos à son nouvel ami. Au bout de quelques mi- nutes^ Valentin se leva et se rapprocha d'Ovemon. Le jeune Français avait les paupières un peu rouges, et , bien qu'il essayât de plaisanter , une larme mal essayée tremblait encore entre ses cils. Le lendemain, à neuf heures du matin^ H. Hazeran reçut une autre lettre, dont le contenu parut le préoc- cuper singulièrement, car il la relut plusieurs fois. £Ue ^tait de M. Ernest Martigné. c Mon cher ami, écrivait M. Martigné â son cousin, ( i'aliais m'occnper de te faire mettre en liberté, lorsque < j'ai appris par notre vieil ami Vallant que tu étais en c mesure de payer ton créancier. Puisque tu dois être < libre aujourd'hui, viens me trouver tout de suite â « mon bureau. Il s'agit d'une affaire urgente, et mal- f heureusement très-grave, pour laquelle je compte sur t ton amitié. Si quelque hasard imprévu te faisait ren- < contrer ma femme ou même quelqu'un de ma famille — - Que diable signifie cela? murmura Valentin. Il faut qu'Ernest ait sérieusement besoin de moi pour m'écrire ainsi. Quant à s'occuper de mes affaires^ s'il Ta fait véritablement, ce serait un tel effort pour un égoïste comme lui, qu'il a certainement un service im- portant à me demander. Cette lettre m'inquiète. H. Hazeran et sir Richard Overnon quittèrent à la même heure la maison qu'un bohème bien connu ap- pelait y Hospice des raffalés. Sir Richard aurait pu partir plus tôt, mais il voulut attendre son nouvel ami. Yalen- lin dut lui promettre, quoique bien à contre-cœur, de le seconder dans ses recherches pour retrouver Théodore Parézot. Le jeune Anglais parlait fort tranquillement de sou ennemi; mais Valentin se connaissait assez eu homme pour voir que sir Richard ne renoncerait pour rien au monde à sa résolution de laver dans le sang de Parézot l'insulte que ce dernier lui avait faite. Il fut convenu que le surlendemain sir Richard irait demander à déjeuner à Mazeran, s'informer du résultat de ses démarches, et lui apprendre à quoi avaient abouti les siennes. Là-dessus, ils échangèrent une dernière poignée de mains et chacun s'en alla de son côté. Valentin se fit d'abord conduire rue de Seine, au bu- reau de son cousin. On lui apprit qu'il était parti à dix heures avec deux messieurs. Le premier commis, qui LA VENGEANCE d'un MULATRE. "7^ semblait assez inquiet, lui remit une lettre que M. Mar- tigné avait laissée pour Mazeran. Le banquier écrivait à son cousin que le service qu'il comptait lui demander était d'être son témoin dans un duel qui devait d'abord avoir lieu le lendemain, et dont il ne pouvait confier le motif au papier. Malheureusement son adversaire, obligé de quitter Paris dans les vingt* quatre heures , avait demandé qu'qn se battît le jour même. En conséquence, H. Hartigné venait de partir avec M. Morany et M. Thibaut, un négociant de ses amis, qu'il avait choisi pour second en l'absence de Yalentin. Yalentin connaissait un peu ce H. Thibaut. C'était un excellent homme, d'un caractère doux et conciliant, mais excessivement timide. N'ayant jamais touché une arme de sa vie, il ne devait pas non plus avoir une grande expérience des duels, et ne semblait guère taillé pour faire un témoin bien utile. Ernest paraissait le com- prendre, car il désignait à Yalentin l'endroit où le duel aurait lieu et le priait de l'y rejoindre aussitôt qu il le pourrait. L'heure avancée de la journée rendant impos- sible une rencontre dans le bois de Boulogne ou dans aucun endroit de ce genre, les deux adversaires étaient convins de se battre dans le jardin d'une maison de campagne que H. Thibaut possédait près de Yille-d'A- vray. Le cœur oppressé par un sinistre pressentiment , Ya- lentin se hâta de courir au chemin de fer. Malheureu- sement il lui fallut attendre un bon quart d'heure à la gare. H. Martigné et ses compagnons ayant probablement été obligés de prendre une voiture, à cause des armes qu'ils n'auraient pu porter dans un wagon sans risquer d'attirer l'attention, Yalentin espérait encore que, grâce au chemin de fer, il arriverait à temps. 74 LA VBNOBANaE d'uN MUiiÀTRB. K k gar* de VilIe-d'ATray, il prit une voiture qu'il eut la chance de rencontrer en débarquant, et sa fi^coa* duire ventre à terre chei M. Thlbant. Il jeta une pièce d*or au cocher^ traversa la cour 4'uii bond et se précipita dans le jardin sans écouter ua do«- inestique qui voulait le retenir. An moment où il cher-* chait de quel e^té diriger ses pas, il attendit un bruit de voii. n s'avança dans cette direction, et aperçut bien- tôt, à une centaine de pas devant lui, un petit groupe «a centre duquel il reconnut son eonsin Ernest et un indi»> vida dont la figure lui rappelait eelle de Théodore Pa- rézot, Pennemi de sir Richard Ovemen. Cet homme et M. Ifartigné avaient Tépée i la main et vendent de croiser le tar. Meseran s'Âança vers eux ; mais à peine avaient^ils échangé deux ou trois passes, que M. Hartigné chancela et laissa tomber son épée. M, Morany se précipita vers lui et le reçut dans ses bras. Voyant que M. Morany et H. Thibaut regardaient la blessé en se lamentant, mais sans lui porter aucun se-* cours, Yalentin les écarta avec vivacité et s'agenouilla près de son cousin. Il ouvrit la chemise d'Ernest et visita la blessure. Il n'y avait qu'un petit trou carré, mais pro^ fond, qui laissait à peine suinter quelques gouttes de sang. -^ Tonnerre du diable I s'écria Yalentin, avec quo| nn sont-ils dono battus ? Son regard tomba sur une fleuret démoueheté, qui gisait à deux pas du mourant. — Un fleuret! s'écria-t-il en se tournant vers les té- aïoins. Gomment les aves«vous laissés se battre avec cette arme terrible? Et un médecin, un médecin! Ëst^ ce que vous n'en aves pas amené? — Mon Dieu non, balbutia M. Morany, j'ignorais... -^ Envoyez immédiatement chercher un médecin! LÀ VENGEANCE D*UN MULATRE. 15 s'écria Mazeran. Vous voyez bien que la blessure ne saigne pas. Le sang doit s'épancher en dedans... Mais allez donc, monsieur , allez donc! dit-il en poussant Thibaut, qui le regardait d'un air ahuri. Le négociant mit tous ses domestiques en campagne. Par un bonheur inespéré, l'un d'eux rencontra sur la route un médecin qu'il connaissait et qui se rendait à une habitation voisine pour y dîner chez des amis. Il courut au docteur Burnel, et l'amena chaz M. Thibaut. K. En voyant le blessé, M. Burnel ne put dissimuler un jeu de physionomie où Yalentin lut un arrêt de mort. Le docteur pratiqua une saignée, mais le sang ne vint pas. Dix minutes après, M. Hartigné avait rendu le der- nier soupir. •» Je suis désolé de ce malheur, messieurs, murmura H. Parézot, mais vous me rendrez la justice d'avouer que tout s'est passé loyalement. — Certainement, répondit tristement M. Horany, tan- dis que le pauvre H. Thibaut faisait la même réponse par un mouvement de tête^ car il était trop ému pour pouvoir parler, — n est possible que le combat en lui - même se soit passé loyalement, dit tout à coup Yalentin en regar- dant fixement M. Parézot ; mais il y a eu dans ce duel des conditions et des circonstances qui me semblent étranges, p9ur ne pas dire plus. — Qu'entendez-vous par là ? demanda M. Parézot, en s'a^ançant à son tour vers Yalentin. 76 LÀ VENGEANCE d'uN MULATRE. — J'entearts, monsieur, qu'à moins d'offenses bien graves de la part de M. Martigné, des témoins raison- nables n'auraient jamais dû consentir à un duel à l'épée entre un individu de première force comme vous, et un homme qui sait à peine tenir un fleuret. — J'étais l'insulté, j'a'vais le choix des armes. D'ail- leurs, de quel droit venez-vous ici discuter un duel dans lequel vous n'étiez pour rien ? — Du droit qu'un honnête homme a de blâmer tout ce qui n'est pas conforme aux lois de l'honneur et de la loyauté. — Monsieur ! — Oh ! prenez-le comme vous le voudrez, monsieur! Je maintiens ce que j'ai dit : que M. Horany et H. Thi- baut, qui n'ont pas l'habitude du triste devoir qu'ils viennent de remplir, vous aient laissé par ignorance jouir de tous les avantages... -^ Lesquels, monsieur ? Je vous somme de les citer. — On a placé mon pauvre cousin en face du soleil et du vent, et par conséquent de la poussière. Enfin, les deux fleurets que je vois là (et dont on n'aurait jamais dû se servir, puisqu'on pouvait se procurer des épées de combal) ont leur fusée courbée comme pour un gau- cher, et vous êtes gaucher. — Où voulez-vous en venir^ enfin, avec toutes vos ob- servations? s'écria H. Parézot, dont la figure était livide de colère. Oseriez-vous dire?... Yalentin marcha droit sur Parézot; puis, le regardant bien en face, il lui dit d'une voix nette et mordante : — Je dis, monsieur, qu'habitué aux armes et aux rencontres de ce genre, comme vous l'êtes, vous n'au- riez pas dû profiter de la partialité de vos témoins et de l'inexpérience de ceux de votre adversaire. Je dis enfin que, dans de pareilles conditions, et pour un spadassin LA VENGEANCE D*UN MULATRE. 77 comme vous^ ee combat n'était pas un duel, mais un assassinat ! A ce mot, prononcé d'une voix vibrante, Parézot vou- lut se jeter sur Valentin. Hazeran fit dédaigneusement un pas en arrière et sai^ sit on des fleurets. — Je me salirais en vous touchant, dit-il d'une voix méprisante ; c'est déjà trop que de vous faire l'honneur de croiser le l'er avec vous. Un des témoins de Parézot, qui avait l'air d'un mau- vais drôle du même calibre, voulut s'interposer et ré- pondre à Yalenlin sur un ton que justifiaient du reste les paroles du jeune homme. — Allez au diable lui cria M. Mazeran, qui était d'une violence excessive une fois qu'il sortait du calme railleur qui lui était habituel. Des quatre témoins que je vois là, vous êtes évidemment le seul qui ayez de l'expérience en fait de duels. Aussi mes paroles s'adressent-elles à vous comme à votre ami. Je serai plus tard à votre dis- position si bon vous semble. — A moi d'abord! s'écria Parézot, qui s'était déjà mis en garde. Voyons. Corbier, range toi, ou, pardieu ! je te marche dessus. En garde, monsieur ! Une fois qu'il eut senti le fer, Valentin retrouva tout son sang-froid; mais son œil implacable indiquait assez la colère qui l'animait. Les deux adversaires étant à peu près de la même force, le combat se prolongea quelques minutes. En rompant devant une attaque de Valentin, Parézot trébucha contre une pierre. Mazeran releva son^ fleuret et attendit. L'autre se remit en garde. Un instant après, il trébucha de nouveau. Par un mouvement instinctif, Valentin releva encore la pointe de son arme; mais cette fois ce n'était qu'une ruse de Parézot^ qui se fendit à 78 LA VENOEANCE D*UN MULATRE. fond avec une rapidité foudroyante. La parade de Valen- tin ne put détourner tout à fait le coup qui lui effleura la hanche, maia sa riposte atteignit Parézot au bas- ventre. M« Burnely qui avait été obligé de rester pour assister & ce duel, qu'il avait inutilement essayé d'empêcher, i'empredsa de visiter la blessure de l'adversaire de Ya- lentin^ Après avoir terminé le pansement, il déclara que cette blessure était grave mais qu'il ne la croyait pas mortelle. •^ Si, comme je suppose, le foie n'est pas attaqué, âit41 à l'un des témoins de Parézot, votre ami peut être sur pied avant un mois. D'ici là, monsieur, il faut avoir som de lui épargner totit mouvement violent et même toute émotion qui soit de nature à provoquer une crise. M. Thibaut fit atteler sa voiture ^ dans laquelle se mit Parézot, qui fut transporté dans une auberge du voi- sinage* Le lendemain, comme il se plaignait du bruit, on le conduisit chefe un paysan qui demeurait à un quart de lieue du village, tout prèsl du bois, et qui avait une petite chambre à louer. Pour en tinir tout de suite avec cet individui nous dirons dès à préseht qu'il sa rétablit assez promptement. Aussitôt sur pied, il partit pour Hombourg, après avoir montrt un porte^^monnaie fort bien garni, à l'un de ses camarades qui en resta stupéfait. On ne revit jamais M» Parézot. Gomme il ne laissait en France personne qui s'intéres- sât à lui, sa disparition ne fut même pas remarquée. Son départ coïncida avec une absence de quelques jours que fit Bhyrruh Komul, le khitmutgar de Morany. Quoique très légèrement blessé, Valentin fut obligé de garder le lit durant une semaine. Ce fut naturellement à Morany que revint la cruelle mission d'annoncer la mort LA ybngeâNge D'un mulatrb. T9 de M. Marllgné à sa femme* Noas passons sous sileiu^ les scônes douloureuses qui suivirent Fannonoe de cette catastrophe et l'arrivée du cadavre. Outre les regrets qu'inspirait le pauvre Ernest, oe nouveau malheur ré- veillait touted les appréhensiojls que tant de eatastrophes successives faisaient pl&neV au-dessus de oette famille li rudement éprouvée. Pendant lé tn^et de Vill6-d'Avray à Paris, M. Morany 6t M. Thibaut avaient raoonté à Yalentin le motif du duel. Malgré Fadmifatioti qu'il profeséftit pour Qlémence, M. Martigné avait fait Gotmaissanoe d'une jeune fille nommée Fanny Guertier, qui, par parenthèse, Itti coûtait assez cher. £n entrant chez elle un beau soif» il y ren- contra Parésot» Fanny se h&ta de lui jurer par tous les saints du Paradis qu'elle voyait ce monsieur pour la pre-. mière fois, qu'elle ne l'avait jamais antorfsé à lui faire une visite^ et que, depuis une demi-^henre, elle essayait Taindment de s'en débarrasser. Une disetissién eut lieu entre les deux hommes. Piqdé des railleries de Parézot et de son entêtement, M. Martlpé B'oublJa Jusqu'à frapper ce dernier. Notis venons de voii^ queltea ataietit été les ftinestes conséquences de cette querelle. Fànny, che« qcd Télentin se présenta poui* obtenir qnelqties renseignements , auséltôt qu'il flit en état de âûHîf, ne put que répéter le redit do M. Morany. Bile ajotttà éedlement quelques détails insignifiants relatif^ à sa liaison avëd H. Martigné , détails qu'Bmest n'avait pas voulu donner à M. Morany par tifie réserve toute na- turelle. La jeune femme persista, du re^, à soutenir qu'elle ne connaissait point Parézot ; qu'elle ne lui avait jamîâs 80 LA VENOEANGE d'uN MULATRE. donné de rendez-vous et qu'elle ne pouvait s'expliquer ni sa visite, ni son insistance à rester malgré elle dans son salon. — Ne supposez-vous pas, lui demanda YalenUn, que cet homme était venu chez vous avec l'intention de se faire une querelle avec M. Martigné? — Je le croirais volontiers, répondit-elle. Il avait toujours l'air de se moquer de M. Martigné, et cherchait évidemment à le pousser à bout, tout en conservant lui- même son sang-froid. Yalentin quitta Fanny, persuadé qu'en engageant une querelle avec Ernest, Parézot n'avait fait qu'obéir aux suggestions du mystérieux ennemi qui poursuivait la famille Martigné. n courut à Yille-d'Âvray , mais Parézot était ^arti de- puis plusieurs jours sans laisser son adresse. Malgré toutes ses recherches, Yalentin ne put le découvrir. Cette disparition subite ne fit que redoubler les soup- çons de M. Mazeran. Il resta toujours persuadé que quelque personne, ayant à redouter les révélations de Parézot, avait trouvé moyen de l'envoyer à l'étranger. Dès que Yalentin eut raconté à Juliette ce que sir Richard lui avait appris relativement à M. Bartelle, elle le pria d'écrire au jeune Anglais .combien elle était dési- reuse de causer avec lui. Yalentin alla le chercher et l'amena chez sa cousine. Il parvint aussi à mettre la main sur le capitaine du Havre dont nous avons parlé plus haut, qui avait conduit de Madagascar au Cap un passager dont le signalement offrait quelque ressemblance avec celui de M. Bartelle. Les renseignements fournis par le capitaine et surtout par la mention des cicatrices confirmèrent Juliette et Yalentin dans la pensée que le passager en question était LA VENGEANCE d'uN MULATRE. gf réellement M. Bartelle. Gela coïncidait si bien, d'ailleurs, avec les circonstances et les dates du récit de M. Over- uon, que le doute n'était plus possible. Restait toujours à expliquer le motif de ce voyage , ainsi que les fréquents changements de navire et tout cet ensemble de mesures prises par M. Bartelle pour cacher son identité et dissimuler ses traces. Comment se faisait-il d'ailleurs qu'il n'eût pas écrit à sa famille et surtout à sa femme, contre laquelle il n'avait jamais eu aucun sujet de plainte et dont il s'était séparé dans les meilleurs termes ? ^ C'étaient là des questions que personnne ne pouvait résoudre. Overnon écrivit aussitôt i son beau-frère, lord Ackley, et le pria do faire demander au Cap des renseignements plus précis au sujet de H. Bartelle et de son expédition. Il écrivit en outre directement à quelques amis qu'il avait laissés dans cette ville. La réponse de lord Ackley ne se fit pas attendre. Elle avait une certaine importance. X. Dans un entretien confidentiel avec le gouverneur, qui le questionnait sur ses projets, M. Prosnier-Bartelle avait révélé qu'il était venu au Cap pour retrouver la trace d'un parent de sa femme qui devait habiter dans Tinté- rieur, au-delà des limites de la colonie. Ce parent venait de faire un immense héritage qu'il ignorait encore, et la famille avait un grand intérêt à le mettre à même de revendiquer ses droits, ou à constater son décès. Il ne s'a- 5. 82 LA vencea?ige d'un mulat,rb. gissait pas moins^ en effet, que d'une succedsiôn de douze ou (itiinzd tnlllions. Quant au mystère dont le prétendu M. Prosnier s'entourait, et à toutes les précautions qu'il a?ait prises pour faire perdre ses traces, il atait eu pour tnotif le désir d'échapper à des ennemis inconnus dont les manœuvres criminelles avaient mis obstacle jusque-'li à toutes les recherches i On comprend les értiotions et les espérances que fit nattre la lecture de cette lettrêi M. Overnon récrivit aus- sitôt à son beau-ft*ëre en le priant de s'adreeser au gou- verneur actuel du Cap pf ur obtenir tous les renseigne- ments possibles, tant à l'égard de M. Bartelle que rela- tivement à la succession dont ce dernier avait parlé à lord Ackley. En outre, sir Richard pria de nouveau les amis qu'il avait laissés au Gftp de tout mettre en œuvre dans le même but. Enfin les Mârtigné, M°^« Bartelle, Savinien et Yalentin écrivirent ou firent écrire à Calcutta, à Bombay, à Madrasi, à Pondichéry et à Madagascar, dans l'espoir d'obtenir quelque indice qui les mît sur la voie de l'im- mense héritage auquel lord Acicley avait fait allusion. Parmi les lettres qui furent adressées en réponse, plusieurs contenaient des renseignements qui concor- daient assez bien. D'autre^ en apportaient qui contredi- saient complètement les premiers, et quelquefois, à leur tour, se trouvaient démentis par d'autres.missives. Au bout de six ou huit mois de cette correspondance, voici ce qui semblait résulter de l'ensemble des lettres, des documents parvenue à M"*^' Bartelle ainsi qu'à ses cousins. W^" Pauline Novéal, devenue M*« Mârtigné, grand' mère de Contran, de. Vincent, d'Ernest et de leur sœur Sophie Guitarnan, ainsi que de M*^* Juliette Bartelle (née Mârtigné), avait elle-môme deux frères: Emile, celui LA VBN6BANGE d'UN MULATRE. 63 dont Morany se prétendait le fils naturel» était en réalité mort sans enfants ; Tautre, Gaspard, était un de oes cer- yeaui brûlés^dont la vie accidentée ressemble à celle des condottieri du moyen âge. Après avoir essayé de toutes les carrières et mangé beaucoup d'argent à sa sœur, dont rien ne décourageait l'affection, il était entré dans l'ar- mée d'un roi indien. Par sa braroure et son intelligence il devint chef de eavalerie du rajah chez lequel il servait. Malheureuse- ment, on le surprit un beau jour en conversation crimi- nelld avec une des femmes du xênanah (harem) de son maître. Il fut condamné à mort. La veille de son exécu- tioui il mit le feu à sa prison et tenta de s'échapper. Quelques factionnaires tirèrent sur lui. Deux d'entre eux affirmèrent qu'ils l'avaient vu tomber au milieu des flammes. Tout le monde resta persuadé de sa moil» dont la nouvella parvint à sa famille de la manière la plus positive. Cette nouvelle était inexacte cependant, car Gaspard n'avait pas succottibé. Au Ueu d'être brûlé dans fta prison, comme on l'avait supposé, il était parvenu à s'échapper, n se réfugia à Bénarès, où il connut, on ne sait trop comment, la belle Zora, Ûlie d'un riche Indott, nommé MuttyloU-Dhur. Il enleva cette jeune fille et Tépotisa^ Après avoir vécu deux ou trois ans avec 2ora, il s'ennuya probablement de Cette existence tranquille, car il abandonna sa femme et disparut du pays. Restée seule^ Zora finit par retourner auprès de son père, dont elle était la fille unique, et qui n*eut pas le courage de repousser la pauvre femme qui venait en pleurant implora son pardon. MuttyloU-Dhur, déjà fort riche et d'une avarice sor- 84 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. dide, faisait toute espèce de trafics, auxquels il apportait autant d^intelligence que de rapacité. Après avoir com- mencé par exploiter les ryots, ou paysans, et les petits commerçants, il en était arrivé à négocier des emprunts avec plusieurs rajahs et nabads de l'Indoustan. Âla mort de Muttyloll-Dhur, qui précéda de deux ans celle de sa fille, Zora se trouva Théritière d'une fortune assez diffi- cile à réaliser, mais qui montait bien à quarante ou cin- quante lacs de roupies^ c'est-à-dire à dix ou douze mil- lions de francs. Au moment de mourir, Zora fit un testament par lequel elle laissait toute sa fortune à son mari. Gomme elle n'avait plus entendu parler de lui depuis le départ de M. Novéal, elle prévoyait le cas où Gaspard l'aurait pré- cédée dans la tombe. Elle léguait alors tous ses biens au fils adoptif du riche zeminda Naraîn Sagore, le petit Jootah Naddub, que la bonne dame avait, disait-on, des motifs tout particuliers d'aimer tendrement. Comme il était possible qu'on ne pût arriver à retrou- ver les traces de Gaspard Novéal, le testament de Zora fixait un délai de douze ans pour la revendication de sa succession par Gaspard ou ses héritiers. Or, elle était morte le 3 mars 1846. lien résultait que le 3 mars 1858 la fortune serait définitivement acquise à Jootah Maddub. Alléchés par l'espoir d'obtenir une forte récompense s'ils parvenaient à retrouver l'héritier de cette immense succession et à l'informer de ses droits, plusieurs aven- turiers partis (le Bénarès se mirent à la recherche de M. Novéal. Tous échouèrent. La plupart périrent misé- rablement presque au début de leur expédition. Leur triste sort découragea probablement les autres, ou bien ceux-ci entourèrent leur voyage d'un tel mystère qu'on n'en entendit point parler. LA VEN6BANCE D*UN MULATRE. 85 Ce qu'il y a de certain , c'est que, deux ans après la mort de Zora, personne ne paraissait songer à retrouver son mari. Revenons à ce dernier, sur le sort duquel les rensei- gnements obtenus par la famille Martigné furent beau- coup moins aiBrmatifs que ceux relatifs à la mort de Zora. Après force voyages et maintes aventures, il s'était embarqué pour Madagascar. De là, il avait passé à Zan- xibar, et pénétré ensuite dans l'intérieur de PAfrique. On croyait qu'il s'était fixé sur les bords de la rivière Orange, non loin de Kuruman. Restait à savoir sur quel point. Il parait que^ pendant son séjour à Madras, M. Bar- telle avait eu vent du testament qui enrichissait M. No- véal (grand-oncle de sa femme comme nous l'avons vu plus haut), ainsi que des accidents arrivés aux individus qui avaient tenté de se mettre à la recherche de M. No- véal. Un vieil Arabe qu'on supposait être de Zanzibar, ou de quelque comptoir de la côte africaine, avait sans doute aussi donné des renseignements au mari de Juliette. On a Yu plus haut comment tous deux avaient quitté Madras, et de quel mystère ils avaient entouré leur départ. Leur intention, paratt-il, était d'abord de se rendre à Zanzibar; mais les renseignements recueillis par le ca- pitaine lui avaient probablement révélé quelques dangers de ce côté, car M. Bartelle était venu débarquer au Cap sous la protection du gouvernement anglais. C'était de là qu'il était parti pour gagner l'intérieur de^la colonie. Divers indices firent supposer que M. Bartelle avait écrit au moins deux ou trois lettres à sa femme. Un officier ^^ dragons qui avait rencontré le prétendu Prosnier non loin des limites de la colonie se rappela parfaitement 86 LÀ Vengeance d'un MtiLATRE. âVoir porté atl Càp et miS lui-méftle à là poète me lettre adressée à M™« Bartelle, â Paris. Qu'hélait devenue cette lettre? Voilà ce que personne ne pouvait expliquer. En revanche, on comttietiçait à comprendre le motif de la persécutioti mystérieuse qui s^achartiâit depuis quelques années sur les descendants de M""* Hartigné, c'est-à-dire suf les héritiers de Gaspard Novéal. Us se trouvaient maiutenant réduits àut deut '^èMVes Geneviève et Clémence Mâftigné, Sàviiiién Guitàmdfi et Juliette Battelle. On peut facileineut jugéi* du trouble que ces nouvelles jetèrent au milieu d'eux. La perspective des raillions était d^autânt plusatti'àyante pom* eux en Ce moment que tous, même Savinien, se trouvaient t)lus ou moins com- promis danâ les affaires de M. Ernest Martigué, affaires que sa mort laissait dans un état déplorable. En revan- che, chacun fulmihait à l'eiivi contre Tavldité et Tégoïsme de M. Bartelle, qui s'était certainement proposé d'aCCà- parer Toncle Gaspard, s*il le retrouvait encore vivant, et de faire avantager sa femme aux dépens des autrëâ pa- rents de M. Novéal. La pauvre Juliette, qui ii*eti pouvait mais, n'eu i'ecévait pas moins lecontre-coup de toute cette indignation. C'était à qui rejetterait sur elle le tort présumé de son mari. Ala. fin, trouvant que sa douceur et sa modération ne désar- maient personne, elle suivit le conseil de Yalentin et montra les dents. Quand on vit qu'elle se fâchait, on la laissa tranquille. Att^itôt la réception des lettres qui annonçaient la présence de son mari en Afrique, Juliette avait déclaté qu'elle allait partir pour le Cap avec ses enfants. Lorsque plus tard on apprit que Gaspard Novéal se trouvait pro- bablement ddUS Ce pays, chaque héritier voulut aussi hk VKNOBAÎfCE d'uN MULATRE. 87 faire le voysge qui detait le rapprocher du mari de Zora. Les renseignetnents à cet égard étaient encore nn peu Y&gues, il est vrai ; mais on se regardait comme certain d'en obtenir de plus précis une fois qu'on serait arrivé an cap de Bonne-Espérance. Une seule personne^ Mn< Bartelle, fut a&se^ raison- nable pour comprendre les observations de sir Richard et de Valentin. Hais un motif plus puissant qtke toute autre eonaidération lui fitisait un devoli" de ce voyage. -^ n faut que Je retrouve mon mari, disait-^elle. Quant aux autres hérHiefs, sourds à tous les raison- nements et grisés par la lecture attrayante des voyages eu AfHque de M. Levaillant, qu'Us venaient ile dévorer; ils répétaient avec le flévreuï enthousiasme des millions en perspective t i L'héritage ou la mort ! > La fhtigue, la goif, la faim, les sauvages, les bétes fé- roces et la fièvre.;... la fièvre, plus dangereuse encore que les .sauvages et les bétes féroces... tout cela se poé- tisait dans le lointain mi disparaissait d'ailleurs devant les mlUioUsl de Gaspard. XI Quelques années auparavant, Clémence eût pèUt-^ôtre hésité à quitter sou beau Paris, â risquer sa vie et sur- tout 8 beauté dans des contrées lointaines où il n'y avait ni bals» ni spectacles, nî plaisirs. Mais depuis sa ruine, son Paris à elle n'existait plus. Plutôt que d'assis- ter au triomphe de ses rivales, Clémence préférait af- fronter tous les dangers, au bout desquels scintillaient du moins, comme une étoile brillante, les millions du cousin 88 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. Gaspard, c'est-à-dire la possibilité de recommencer une vie de plaisir et de luxe. Ainsi que Clémence, Geneviève n'avait pas la moindre idée de ce que sont les voyages dans des pays sans che- mins et sans civilisation. Comme sa cousine, elle était d'ailleurs fascinée par l'appât des millions qui lui per- mettraient d'écraser de son luxe et de son orgueil les gens devant qui elle avait dû s'incliner si longtemps. Au lieu de s'associer aux sages représentations de Va- lentin et de sir Richard, Horany applaudit aux projets de ses parents. Loin de les dissuader de leur voyage, il les y poussa et promit même de les accompagner. Il avait plusieurs raisons pour agir ainsi. D'abord, il sentait fort bien que le duel dans lequel avait succombé M. Ernest Martigné avait attiré l'attention de la justice sur la série d'accidents arrivés à cette famille, et qu'une nouvelle catastrophe donnerait lieu à une enquête sévère. Enfin il espérait que, dans les vastes solitudes de l'Afri- que et au milieu des dangers de tout genre qui environ- nent les voyageurs, il lui serait facile de venir à bout de ses projets mystérieux. Quoiqu'elle éprouvât au fond du cœur, malgré tout ce qu'elle faisait pour la combattre, une antipathie aussi in- juste qu'inexplicable contre M. Morany, Juliette ^s'ap- plaudit de l'avoir pour compagnon, à cause de ses filles, pour lesquelles il serait un protecteur si elle-même ve- nait à succomber. La courageuse jeune femme ne se dissimulait en effet aucun des dangers de son entreprise. Elle avait longue- ment questionné sir Richard et M. Morany sur l'Afrique, et dévoré tous les récits de voyage qu'elle avait pu se procurer. Sa seule inquiétude était pour ses deux petites filles. Elle eut un instant la pensée de les laisser en France, mais elle n'avait personne à qui les confier. LA VENGEANCE d'uN MULATRK. 89 Pois, ces enfontSy habitaées à ne jamais quitter leur mère, ne pouvaient ^^re sans elle. Juliette redoutait en natre pour ses deux filles le sort fatal qui avait atteint successivement tant de membres de sa famille. Après de ii>Dgues et cruelles hésitations, elle se décida donc à emmener avec elle Cécile et Emma. Un voyaj[e en mer et le séjour dans un pays chaud pouvaient avoir une heu- reuse influence sur la santé de ces deux enfants. Une oroteciion que Juliette estimait beaucoup plu^ et Scace encore que celle deuMorany, c'était celle de Yalen- tiQ Mazeran. Quoiqu'il n'eût aucun intérêt dans la suc- cession Novéal, puisqu'il n'était le cousin de Juliette et de Clémence que par leur mère, Yalentin avait déclaré qu'il accompagnerait ses cousines dans leur expédition. Ce voyage était du reste le plus grand bonheur qui pût lui arriver sous tous les rapports, car il l'enlevait à la vie de désordre dans laquelle il perdait sa fortune, son intelligence et sa santé. Un autre voyi^eur se joignit à la caravane, bien qu'il 7 eût un intérêt encore moindre que Yalentin lui-même. Ce voyageur n'était autre que sir Richard Overnon. Durant l'intervalle qui s'était écoulé entre les lettres qu'il avait écrites dans l'Inde, au Cap, etc., et les répon- ses qu'il en avait reçues, sir Richard était venu fré- quemment visiter les Martigné. On n'avait pas tardé à prendre eu amitié cet excellent homme d'un caractère si gai et si égal, d'une humeur si obligeante et si géné- reuse. De son cêté, sir Richard, qui aimait la vie de famille et les joies du foyer, n'avait pas de plus grand plaisir que de venir causer le soir dans le jardin de Ho- rany, où il retrouvait les enfants, qu'il adorait, son ami Yalentin et surtout la belle Clémence. Mon Dieu oui! M*« Martigné était parvenue à enrAler le jeune Anglais sous la bannière de ses adorateurs. On 90 LA VENGEANCE D*UN MULATRE. trouTera peut - être qu'elle s'ôlaift remiie ea cainpag|] bien peu de temps aprô» la mort de sou mari; mais, i vérité, elle l'ayait fait, pouf ainsi dire, à son insu. La «• quetterie s'était telleinent infiltrée dans le sang de Gk menoe, que la jeune et jolie veuve jouait de Foeil et de '& vois sans y songer, comme les doigts d'un pianiste caii rent d'eux-mêmes sar le clavier, tandis qu'il pense ^ autre chose. i 811* Richard avait le cœur trop naïf et trop inaammabl: pour résister à ce regard cbarm&nt, à cette voi& tm gnarde, à ces paroles tantôt railleuses, tantôt sentlmec taies , qui semblaient à la fois provoquer et repousse Pamotir. Overnon était, du reste, une conquête précieu:? pour M»** Martigné. Noble, Jeufie, beau garçon, il possé dait tout ce qui peut ilatter la vanité d'une femme, l avait pourtant fait jurer à Mazeran de ne point parler d< sa fortuné, et d'êtait présenté comme un cadet de famillci vivant d'une pension fort suffisante, mais n'ayant rien d( plus à attendre. Les excellentes qualités qui demblaieni écrites sur sa figure avenante et loyale étaient de nature à inspirer l'estime et Paffection. S'il avait résisté plus longtemps au manège dô Clémence, peut-être aurfidt-ellG fini par l^aimer, quoiqu'elle ne lui crût pas la fortune qu'elle rêvait chez son futur époux; mais le pauvre gar- çon, conquis dés le premief jour, ftit dealers un de ces esclaves soumis, sut* la fidélité desquels une coquette peut compter aveuglément. Valentin , qui avait fini par se lier intimement atrec sir Richard , lui fit un jour cette observation > fort généreuse de la part d^uU rival : — Mon cher ami, lui dit -il, donnez à un enfant gâté une poupée de cinq cents francs qu'on laisse toujours à sa disposition, et un polichinelle de dix soUS dont il no pourra se servir que rarement, et vous verrez qu'au bout LA VENOEANCS b'uIV MUIiATRE» 91 4e quinze jours il tiendra beaucoup plus au modeste poli- chinelle qu'à la superbe poupée* Vous prétendez quelque- Ibis que ma eousine me préfère à vous ; mou Dieu^ non! Au contrairoi peuft-âtre; seulement Clémence est sûre dç votre amour» tandis qu'elle n'est jamais bien certaine, en me quittant le mardis que je sois encore amoureux d'elle le mercredié Je suis le polichinelle. 4 • — Et moi la poupée^ ajouta Richard en soupirant. Je crois que vous avea raison^ mais je ne sais pas dissi- muler ce qui se passe dans mon cœur. — Et miss Harriett, que vous adoriez ja Et quelle satisfaction on éprouve lorsqu'on a le droit de se répéter à la fin de la journée : « Aujourd'hui encore, j'ai rempli mon devoir. :» — Tu as raison, Juliette, répondît Valentin d'un air songeur ; ce que tu dis là, je l'ai senti moi-même. Le malheur de ma vie est de n'avoir pas eu ce sentiment du devoir assez développé. J'ai manqué d'un principe, pouf ainsi dire visible, qui me ser^t de guide et de point de repère. H m'aurait fallu un intérêt assez puis- sant poUi* oôCuper mon activité et donner un but à ma vie. Ce que je n'ai pas eu le courage de faire pour moi- même, il me i^emble maintenant que je l'aurais peut-être fait pour d'autres. — Je le crois aussi, dit Juliette avec vivacité. C'est un grand malheur que tu sois resté orphelin à quinze ans. Tu croyais que tes folies ne pouvaient causer dechagrin et de dommage qu'à toi-même, et c'est ce qui t*â perdu. Mais tu es jeune encore, et tu peux. b* •• LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 103 ~ Je ne puis riéil , reprit-il tristement ; car il tne manque un but vers lequel tne dirigeif. — Songe â refaire la fortune. — Cela ne suffirait pas, Juliette. J'aime les avantages que procure l'argent, et pourtant je hais l'argent Itti- même. Pour secouer l'indifférence, la torpeur qui èe sont emparées de mon esprit, il me faudrait une passion, OQ plutôt un devoir comme tu dis< — Clémence est libre maintenant, murmura Juliette. Sa fortune dépend de l'expédition qtie iious allons entre- prendre, et au succès de laquelle tes efforts peuvent contribuer. — Ce succès même nous séparerait à jamais^ Clé- mence et moi. Je suis trop fier pour me laisser enrichir par elle. D'ailleurs, je la connais; si elle redevient riche, elle ne songera qu'à recommencer son existence d'autre- fois. Unir un jaloux comme moi à une coquette comme elle, ce serait nous préparer uu enfer à tous deux. Qu'elle soit pauvre ou riche, d'ailleurs je sens que je ne pour- rais jamais trouver lé bonheur auprès d'elle. — Pourquoi? — Elle est trop coquette et je craius qu'elle n'ait pas de cœur. Ne me dis pas le contraire, Juliette ; je sais qu'au fond tu es de mon avis, et qu'un jour même tu lui as reproché son insensibilité, précisément à causé de moi. Exigeant et jaloux comme je le suis, il faut juste- ment que je m'attache à une coquette ! Sais«>tu pourtant quel était mon rêve autrefois, oui, même au plus fort de mes folies, au milieu de ces orgies stupides qui ont dé- voré ma jeunesse, ma fortune, ma santé, et peut-èfre mon cœur, hélas? Je rêvais une fen^me qui m'aimât profondément, entièrement, exclusivement. Oh ! si je l'a- vais trouvée alors!... — Tu l'aurais trahie peut-être pour dés femmes indi- iOi LA VENGEANCE D*UN MULATRE. gnes d'elle, et si cette femme avait eu le cœur que tv rêvais, elle aurait cruellement souffert. — Tu as encore raison, dit-il après un moment Ai réflexion; oui, tu as raison. Gomme tous les égoïstes, comme tous les hommes enfin, j'aurais voulu prendn tout le cœur, toute la vie d'une femme et ne lui donne] en échange qu'une partie de mon cœur et de ma vie. J< sens que tu dis vrai ; mais je sens aussi, je te le Jure, je sens que, maintenant, il n'en serait plus ainsi ; mais maintenant il est trop tard. — Qui sait? murmura Juliette. — Oh ! je ne me fais pas illusion. Autrefois, peut-être, on aurait pu m'aimer, mais qui donc aujourd'hui aurai! la folie d'appuyer son cœur sur une branche morte comme mon cœur ? Tiens ne parlons plus de cela. Lorsque je songe à la vie que je pouvais mener et à celle qui m*at- tend, j'ai des envies de me jeter dans ces vagues qui semblent m'inviter à chercher dans leur sein le calme et l'oubli. Par un mouvement instinctif, Juliette appuya vivement sa main sur le bras de Yalentin, qu'elle serra avec um force dont le jeune homme resta tout surpris. — Oh ! mais , tu es forte comme un Turc ! fit-il en riant, quoiqu'une larme roulât encore dans ses yeux. — N'est-ce pas? répondit-elle sur le même ton. Ecoute, Yalentin, parlons sérieusement. Tu te plaignais tout à l'heure de n'avoir pas de devoir à remplir, je vais t'en indiquer un, et le plus noble qui puisse occupe! toutes les facultés, tout le dévouement d'un homme. -^ Parle. — Regarde Cécile et Emma qui jouent là-bas auprès de cette bonne Toinette. As-tu songé à ce que devien* draient ces pauvres enfants, si je ne puis retrouver leur LA VENGEANCE d'un MULATRE. 105 père, ou si je succombe moi-même dans ce périlleux trajet que nous allons entreprendre ? — Quelle idée ! • — Eh bien ! Yalentin, si je meurs, jure-moi de veiller SOT mes filles, de les aimer, de me remplacer enfin au besoin près de ces pauvres enfants ! — Je te le promets ! s'écria-t-il avec empressement. Ne sais-tu pas d'ailleurs combien je les aime, ces chères peiiles? — Oui, je le sais mon ami. Je sais que, dans un mo- ment de danger, tu sacrifierais ta vie pour les sauver, mais c'est plus encore que je te demande. Je te prie de veiller sur elles comme j'y veille moi-même, c'est-à-dire de faire de cette sollicitude ta principale, ton unique oc- cupation. Si elles sont malades, tu veilleras à leur chevet ; si elles sont pauvres , tu travailleras pour les nourrir; si elles aiment, tu chercheras à diriger leur affection vers quelqu'un qui en soit digne ; enfin, tu vi- vras par elles et pour elles jusqu'au moment où tu pourras abandonner ta tâche à deux époux capables de la continuer. Ne me réponds pas tout de suite , Yalentin ; je ne veux pas d'une promesse faite dans un moment d'en trainement. Réfléchis auparavant à tout ce que j'exige de tgi. Il secoua doucement la tête en souriant du sourire af- fectueux et bon qui donnait tant de charme à sa physio- nomie — J'ai réfléchi, dit- il, et j'ai compris qu'en donnant un protecteur à tes enfants, tu voulais en donner un à ton écervelé de cousin. Eh bien ! soit ; j'accepte le de- voir que tu m'offres avec toutes ses conséquences. n courut prendre les petites filles, les amena près de leur mère ; puis réunissant leurs deux tètes mignon- 106 LA VEIfQEANGE D*UN MULATRE. nés pour les embrasser à la fois^ il murmura de manière à n'être entendu que de M"''' Bartelle : — Si jamais elles étaient orphelines, je Jure devant Dieu de leur servir de père ! — Merci, Yalentin, dit Juliette en lui tendant la main avec émotion, tandis que les deux en£smts couraient re- prendre leurs jeux. Savinien, envoyé par M"^ Martigné, s'approcha en ap- pelant Yalentin. Celui-ci fit un geste d'impatience et s'éloigna en passant son mouchoir sur ses yeux pour essuyer quelques larmes qui mouillaient ses paupières. — Allons^ murmura Juliette, si je meurs, du moins il veillera sur mes enfants , et le devoir sacré qu'il vient d'accepter le protégera lui-même contre les funestes idées qui le prennent quelquefois. Pauvre Yalentin I Comme elle se levait en prononçant son nom à demi- voix, elle aperçut à côté d'elle M. Morany, que la brigan- ime (la voile du mât d'artimon) masquait en partie, car il faisait déjà fort sombre. *^ Ah! vous étiez là! dit-elle en rougissant, comme s'il avait pu lire dans sa pensée. ^ — J'arrive à l'instant, répondit-il avec un empresse- ment qui fit supposer le contraire à la jeune femme. Froissée de cet espionnage dont elle n'était pourtant pas assez certaine pour avoir le droit de le lui reprocher, Juliette s'éloigna de M. Morany^ qui cherchait à lui parler. Un éclair de fureur traversa les yeux de l'Eurasian. •^ Patience ! murraura-t-il avec un accent de sombre jalousie. Puis, après être resté quelques minutes perdu dans ses rêveries, il appela son kansamahi II ne se doutait guère qu'Abdul était à deux pas de lui, couché sous un LA VENGEANCE D*UN MULATRE. lOT des bancs de la dunette. Aa Heu d'accourir à l'appel de son maître, le kansamah s'éloigna en rampant. Deux minutes après, il revint, portant une sorte de petit ré- chaud sur lequel était une boule incandescente dont Morany se servit pour allumer son cigare. — Eh bien ! dit Bhyrrub au kansamsih qui le rejoignit sor le gaillard d'avant. — n aime toujours la tourterelle blanche, répondit Âbdul, qui appelait ainsi M"^^ Juliette Bartelle, et il est jaloux de Yalentin sahib (sei^eur). — Ainsi il trahit le maître pour cette femme, mur- mura Bhyrrub. — Non ; il n'a encore rien révélé. — Soit, mais un jour ou l'autre il le fera. — Pas avant qu'il ne soit seul avec la tourterelle blanche, et maître de son sort, — n se promène souvent le soir sur la dunette et se penche quelquefois sur le bastingage pour regarder les \agues. En le poussant un peu, un jour que la mer sera grosse... — Garde-t'en bien ; ce serait donner aux feringhees (chrétiens, étrangers) des inquiétudes qui les empêche* raient peut-être de continuer leur voyage. — Que faire alors t — Laisse Morany terminer la tâche que seul il peut accomplir. Quand il ne restera plus qu'elle et lui, alors nous remplirons les ordres du chef. — Abdul, Mn« Martigné est bien belle, murmura le khitmorgar. — Et M«n« Bartelle est envoyée par Kalec (la Vénus indoue) pour réjouir les yeux et le cœur de ses fidèles. Tous deux se regardèrent. Un sourire d'intelligence glissa sur leurs lèvres sensuelles, et ils échangèrent un signe mystérieux. 408 LA VENGEANCE D*UN MULATRE. Ils regagnèrent ensuite le petit logement qu'ils occu- paient dans Feutrepont, allumèrent leurs gargoulis *, et prolongèrent leur conversation bien avant dans la lyiit. Huit jours plus tard, les passagers du Neptune déco^i- vraient la montagne de la Table. Ils débarquèrent à Cap-Toum le 24 juillet, juste deux mois et demi après leur départ du Havre. XV. La ville du Cap (Cap-Town)^est située au pied de trois hautes montagnes, en face de la mer, à laquelle un ter- rain sablonneux conduit par une pente insensible. La montagne de la Tête-du-Lion, jointe à celle delà Crou- pe^du-LioUy abritent la baie de la Table des vents de Touest et servent de rempart à la ville. Plusieurs rues parallèles montent du rivage vers la montagne de la Table. D'autres rues perpendiculaires à celles-ci, parallèles aussi, mais de moindre largeur, tra- versent toute la ville. Larges et bien aérées pour la plupart, ces rues sont plantées d'arbres qui donnent un peu d'ombre aux mai- sons et interceptent le réverbération du soleil, dont les rayons brûlants se réfléchissent sur les flancs de la mon- tagne et sur les murs presque tous blanchis à la chaux. La ville est pavée en grande partie, mais dès que com- ^ Sorte do pipe mdoue^ composée d'une noix de coco à demi remplie d'eau, que surmonLe un tuyau ayant à peu près la forme d'une clarinette dont la partie supérieure ou pavillon remplit le rôle du fourneau. On aspire la fumée par un petit tron pratiqué dans la noix de coco. C'est le houk/i du peuple. LA VBN6BANCB D*UN MULATRE. 109 mencent les vents du sad-est, un nuage épais de pous- sière aveugle les habitants et pénètre jusque dans Tin- teneur des maisons. Les habitations, soigneusement entretenues et généralement à trois ou quatre étages, sont bâties en brique ou en granit rouge, ce qui leur donne un peu de monotonie. Un gouverneur anglais y réside avec de nombreux fonctionnaires de la même nation, et son autorité s'é- tend sur toute la colonie, dont les limites s'accroissent chaque jour. Grâce à sir Richard ainsi qu'aux nombreuses lettres de recomoiandation qu'il apportait, chacun se mit â la disposition de la famÛle Martigné. Tandis que sir Richard, Yalentin et même le senti- mental Guitaman couraient de droite et de gauche pouF se procurer des renseignements et les objets dont ils avaient besoin pour leur futur voyage, Morany, prétex- tant une indisposition , ne sortait presque pas de sa chambre. Ses amis venaient souvent le voir et s'éton- naient que son indisposition lui laissât si bonne mine. En réalité, il se portait parfaitement bien, mais sachant qne plusieurs officiers des régiments alors en garnison au Cxf avaient séjourné dans l'Inde, il avait probable- ment ses raisons pour ne pas s'exposer â rencontrer d'anciennes connaissances. U est vrai aussi que h'^^ métis et les mulâtres sont vus de fort mauvais œil dam le pays et que personne ne les reçoit. La position de Morany eût éliié fort difficile, et ses amis supposèrent que c'était là le vrai motif de sa réclusion volontaire. I3n soir, Abdul Shérazie vint prévenir son maître qu'un étranger le demandait. I — Qud est son nom ? demanda Morany* — Il a refusé de le dire, sahib. — Est-ce un blanc? 7 HO LA VBNOEANGB d'UN MULATRB. — Je crois que c'est un Arabe, 'sàhib# -^ Fftis-Ie entrer^ dit Morany après un instant de silence. L'individu annoncé par Abdul entra aussitôt. C^était un homme de taille moyenne, vêtu d'un long vêtement jaune en forme de tunique et d'un turban. Il appartenait évidemment à une race mélangée. Au front et au nez de l'Arabe, il joignait les lèvres épaisses et le menton fuyant du nègre. Quoiqu'il n'eût en réalité qu'une trentaine d'années, sa figure, usée par les excès, en portait quarante. Avant de parler, il attendit que le kansamah se fut retiré. Pendant ce temps, Morany 1 1 lui s'examinaient avec une égale attention. Enfin le nouveau venu tira de sa ceinture un papier contenant deux ou trois mots écrits en hindoustani et le remit à l'Eurasian qui le parcourut rapidement. •^ Enfin f dit Morany avec un geste de satisfaction, tu es Ben Mossul? ^ Oui, sahib. — A quel pays appartlens^tu donc? — A la Mrima ^ Mon père était un Arabe de Zan- zibar ; ma mère était Africaine. — Tu as bien tardé à venir. -- J'arrive de Quilimané pour le service du maître. -« Rapportes-tu des nouvelles de M. Gaspard Novéal? — Hélas I non, sahib. — Tu es sûr du moins qu'il n'est point revenu par Quilimané? 1 On appeUe Mrima la contrée aa sad de Mombas, frontière méridionale da Sawahill, qui est une portion de la côte africaine ' située yis-À-vis de FUe de Zanzibar. LA VENGEANCE D*UN MULATRE. 444 — Oh ! pour cela, je le garantis. — Tu crois alors qu'il est toujours dans le même pays? — Oui^ sahib. — Comment se fait-il qu'après être allé si près de li)i avec le capitaine Bartelle... — Bartelle? — Celui qui se faisait appeler Prosnier, et qui était parti de Zanzibar avec un vieil Arabe que tu aa tué, n'est-ce pas ? — L'Arabe ? oui, sahib. — Comment se fait-il, te dis-je, que tu n'aies pu arri- érer jusqu'à M. Novéal? — Je vais vous l'expliquer. Lorsque les sauvages nous ont faits prisonniers, le capitaine et moi... — Silence ! interrompit vivement Morany, qui venait d'entendre dans l'escalier la voix de Savinien ni celle de sir Richard. — Qu'ya-t-il? — Des visites qui m'arrivent et qui ne doivent pas te Toir encore. Entre dans celte chambre. Je te ferai de- mander après leur départ. Les deux jeunes gens accouraient joyeux. Bs appor*- talent des renseignements récemment parvenus au sujet de H. Novéal et de M. Bartelle. D'après ces renseignements, qui provenaient princi- palement d'une lettre écrite par un oflScier en tournée de chasse aux environs de Winsburg, deux Français, dont un portait une longue barbe blanche, parcouraient les terrains giboyeux situés entre Bootchap et Winsbuiy* Vivant comme devraissauvages.de leur chasse et de leur pêche, ils fuyaient les habitations et coudiaient an milieu des forêts. Une seconde lettre venant de Smithfleld parlait aussi de ces deux chasseurs et ajoutait aux détails déjà fournis 112 LA VENGEANCE d'UN MULATRE. par la missive précédente, que ces deux hommes étaient des marins, ce qui se rapportait fort bien, on le toit, à M. Barlelle. — Demain, dit Savinien, qui portait la parole, nous devons voir le colonel Carthy, qui revient justement de Colesberg (la dernière garnison anglaise de la colonie), et qui nous donnera de nouveaux détails. U me semble, du reste, que ceux que nous avons obtenus sont de na- ture à nous encourager beaucoup. — Certainement, répondit Morany, qui avait hâte de retourner à son Arabe, et qui prétexta un violent mal de tète pour congédier plus vite ses visiteurs. Ceux-ci apprirent en rentrant que le colonel Carthy était déjà arrivé. Ils coururent chez lui, conduits par un de ses amis, qui s'était chargé de la présentation. Le colonel Carthy était un grand bel homme à la figure martiale et bronzée par le soleil. U accueillit fort gra- cieusement sir Richard et les deux Français. Les renseignements qu'il s'empressa de leur fournir ne firent que confirmer une partie de ceux qu'ils avaient déjà obtenus. Il leur donna en outre un conseil précieux dont ils comprirent immédiatement l'importance , et que tout le monde, du reste, les engagea à suivre. •— En ce moment, messieurs, leur dit-il, on attend de jour en jour à Graaf-Reinet le retour d'une expédition composée de savants et de chasseurs, qui viennent d'ex- plorer les bords de quelques uns des afiluents de la ri- vière Orange. c Si M. Novéai et M. Bartelle se trouvent dans cette direction, comme vous le supposez, il est probable que les explorateurs en question en auront entendu parler. En tout cas, ils pourront vous donner des détails sur le LA VENHEANCE d'uN MULATRE. 118 Yojage et sur les meilleurs moyens de Taccomplir. Leurs bceufs et une partie de leurs chariots leur deviendront maintenant inutiles, et ils seront probablement disposés à les Tendre bon marché. f Les bœufs surtout seront une excellente acquisition pour vous ; il faut avoir voyagé en Afrique pour savoir de quelle importance est un bon attelage de bœufs ha- bitués à la route et endurcis à la fatigue. c rajouterai qu'en partant de Graaf Reinet la route est moins longue et moins fatigante, et que vous rencon- trerez d'excellents pâturages pour vos bestiaux, ce qui est une considération fort imnortante pour un tel voyage. Enfin vous évitez ainsi la traversée du Karroo ou désert^ qui est toujours pénible. » Le raisonnement du colonel était tellement évident que sir Richard et ses compagnons s'empressèrent de s'y conformer. Ils prirent passage sur un navire qui tou- chait à Port-Elisabeth, et se hrent débarquer dans cette ville, d'où ils gagnèrent Graai-Reinet. Cette ville a conservé son caractère hollandais. Ses maisons à tourelles et à pignons irréguliers charment les yeux par leur air de propreté. La population, qui monte à quinze ou seize mille âmes, se compose de marchands et de colons. Au moment où nos voyageurs arrivèrent â Graaf-Rei~ net, l'expédition dont leur avait parlé le colonel Garthy venait d'y rentrer. Aucun des voyageurs qui la composaient n'avait en- tendu prononcer ni le nom de H. Novéal, ni celui de H. Bartelle. Seulement quelques-uns d'entre eux confir- mèrent encore les renseignements déjà recueillis au Cap, en racontant que des Griquas S qu^ils avaient ren- 1 lYîbu composée de Hottentots de race pure et de mÔtia. iH LA VBlfOEÂNGE d'UN MULATRE. contrés, leur aillent parlé de deux Européests qui par- couraient le pays, chassant, péchant et vivant dans les bois. On voit que le dire des Griquas coïncidait parfai*^ tement avec les lettres de Winsburg et de Colesberg. Ces individus n'étant ni Anglais, ni Hollandais, d'après l'opinion des Griquas, pouvaient fort bien être des Français. Un d'eux avait la barbe blanche. On croit si facilement ce qu'on désire , que les Mar^ tigné se regardèrent comme certains d'avoir découvert la trace de M. Novéal. Je n'syoute pas de M. Bartelle, car le pauvre capitaine ne comptait que pour sa femme. On s'empressa de faire tous les préparatifs du voyage. Avant tout il fallait se pourvoir de guides, de chariots, de bœufs et de chevaux. Suivant le conseil du colonel, qu'approuvèrent tous les gens expérimentés, on acheta aux explorateurs qui venaient d'arriver la plupart ie leurs bœuib et quatre de leurs chariots qui se trouvaient encore en bon état, malgré leurs pénibles épreuves ^ et qui n'avaient besoin que de réparations peu importantes. Comme il n'y avait pas assex de ces quatre chariots pour tous nos voyageurs, on en acheta deux autres chez des colons du voisinage. Chacun d'eux coûta de dix-huit cents à deux mille franco. Pour traîner tous ces équipages, il fallut aussi se procurer de six à huit paires de bœufs par viragon , sans compter les bœufs destinés à remplacer ceux qui tom- beraient malades en route. Ces animaux étant beaucoup moins chers alors qu'ils ne le sont maintenant, chaque paire ne revint qu'à cent ou cent vingt francs. La petite caravane dut aussi emmener des vaches et quelques chèvres pour fournir la provision de lait né- cessaire à la cuisine et surtout au café au lait, sans lequel, suivant l'habitude des Boêrs, on ne se met LA VENGEANCE d'UN MUI«ÀTRK, il5 jamais en route. On avait aussi acheté des chevaux, dont les hommes comptaient se servir pour chasser, et qui sont d'ailleurs nécessaires pour découvrir les gués des rivières et pour courir à la recherche des bestiaux lors- que les rugissements des lions leur ont fait prendre la fuite et se disperser dans les bois. Chaque v^agon exigeait trois domestiques. D'abord un èrmr ou cocher, qui, assis sur le iii^^ de devant, conduit l'ensemble do l'attelage, et «'occupe spéciale- ment des bœufs les plu9 rapprochés du chariot; puis un Uaier (conducteur, guide) chargé de diriger les bœufis de tête* Le troisième domestique veille sur les bœuf^ de rechange et sur les animaux malades. Le driver reçoit environ un «AiUtn^ (i fr. 25 c) par jour, et les deux autres 6 à 7 pence (60 ou 70 o.)» Coux-ci étaient des Hottentots. Quant aux provisions , elles se composaient de farine, ris, sucre, café, thé, viande saléo» biscuit de mer, eau- de^vie, vin, épioes de tout gepre> poudre, plomb, tabact, (pour les Hottentots), etc«; puis des haches, pioches, leviers, crics, tentes, couv^tures et vêtements de re- change, marmites, broches, bouillottes, casseroles, de la vaisselle, etc. Joignes tout celé eux caisses dont s^étaient encombrées nos voyageuses, et vous verrez que le chargement des wagons était complet. Le guida , qui avait dirigé l'excursion des chasseurs , consentit à repartir avec la nouvelle expédition, quoique sa santé fût cruellement altérée par les fatigues de son premier voyage. C'était un Griqua.'Il connaissait parlai- tement le pays, mais il manquait de fermeté et se laissait facilement effrayer. 116 l'A VENGEANCE d'un MULATRE XVI. M. Morany avait eu d*abord l'intention de proposer pour guide son ami Ben-Mossul, qu'il avait envoyé à Graaf-Reinet dès qu'il avait été décidé qu'on partirait de ce point. Malheureusement le métis arabe se montrait aussi peu disposé à se mettre en évidence dans cette contrée que Morany lui-même. Poussé par Morany, il finit par lui avouer ou plutôt par lui laisser deviner la vérité. — Il y a deux ans, comme je traversais le pays des Griquas pour retourner au Cap, dit-il, j'ai rencontré un capitaine anglais qui revenait d'une excursion de chasse. Il ramenait avec lui dix beaux chevaux qu'il avait achetés aux Cliquas. Son guide l'avâdt abandonné, il m'a pris pour le remplacer. Il allait à Graaf-Reinet. Une nuit, les lions ont fait peur aux chevaux, qui ont rom- pu leurs attaches et qui se sont sauvés dans la fôrèt. — Tous? — Oui, sahib ; moi, je me suis mis à leur recherche. — Et tu ne les as pas trouvés, bien entendu? dit Mo- rany, qui devinait la fin de l'histoire. — Non, sahib. Alors, vous comprenez, je n'ai pas osé revenir auprès du capitaine. — Naturellement. — Par malheur, il avait avec lui de méchantes gens qm ont prétendu que j'avais volé les chevaux pour les vendre à d'autres Griquas... Alors il s'est mis i ma poursuite. LA VENGEANCE d'uN MULATRE. H7 — Je comprends; tu crains de tomber entre ses mains. — Non y sahib; il est mort. — Un accident, probablement? — Oui, sahib. — Et je suis sûr qu'on aura eu l'injustice de t'accuser à ce propos ? — Héias! oui, sahib; mais par Allah, qui m'entend, J'étais innocent comme l'agneau qui vient de naître. — Si le capitaine est mort, que peux-tu craindre? — n y avait trois autres officiers qui sont restés avec nous pendant huit jours et qui me connaissent. Je crois que leur régiment est à Graaf-Reinet ou à Colesberg. — Très bien ! fit Morany. Je comprends la modestie qui te porte à rester dans Tombre. Il faut cependant que tu viennes avec nous. Ç^ulement je t'amènerai comme domestique, et tu resteras dans les chariots sous prétexte de ton service. Change de costume, coupe ta barbe et fids en sorte qu'on ne puisse te reconnaître. Une fois qae nous aurons dépassé les garnisons anglaises, nous verrons à nous débarrasser du Griqua, et nous te pren- drons comme guide à sa place. Revenons aux préparatifs du voyage. Dans mon roman Les Filles du Boër (collection Ha- chette, 1 859), j'ai déjà décrit les chariots du Cap ; mais, comme la plupart de mes lecteurs ignorent peut-être jusqu'au titre de ce livre, je vais essayer de décrire de mon mieux les vragons dont se servent les fermiers et les voyageurs de la colonie du cap de Bonne-Espérance. Ces v?agons ressemblent un peu aux immenses cha- riots dont se servent les administrations de chemins de fer pour transporter à domicile les chargements de ftrines et de grains. Ils ont environ six mètres de longueur sur un mètre 7 iiB LA VBNOKANCE D*UN MULATRE. vingt-cinq centiinètrei de largeur- Labautaur dae cMés, qui est à peu près d*un mètre à l'arrière, diminue vers Tavant. La planche du fond (buiek planek) , ou planche de ventre, ainsi que les deux planches de côté {Im)^ ne sont la plupart du temps maintenues que par des cour- roies et des taquets, et reposent sur le train de derrière, ^i est fixe. L'avant-train est mobile et pivote sur une énorme cheville. Le chariot est surmonté de cerceaux que croisent et maintiennent des barres longitudinales. Les arcades ainsi formées supportent une seconde toile blanche d'un tissu épais et fort, qui, débordant & Tavant et i rarrière, y forme des rideaux appelés Map ou khpies. De solides courroies en peau de buffle fixent à l'avant du chariot un grand coffre sur lequel se place d^habi^ tude le driver ou conducteur, i/^ôté de qui peuvent s'as*- seoir encore deux autres personnes. Un coffre parallèle est établi à l'arrière da wagon; le long du chariot^ mais à Textérieur, courent des coffres plus étroits soutenus par deux barres horisontales solidement fixées au corps du véhicule. Enfin, sous la planche de ventre, à laquelle il est sus- pendu et débordant un peu à l'arrière , se trouve un treillage comme on en voit soos les voitures de roulîer, qu'on appelle le trap, et qui contient les objets pesants ainsi que les gros ustensiles de cuisine. Des poches de diverses grandeurs sont fixées aux cer- ceaux de l'intérieur, et servent à contenir les petits objets d'un usage journalier, tels que brosses, peignes, ci- seaux, etc. Un cadre en bois garni de fortes courroies croisées et tendues est suspendu à l'intérieur. C'est le lit du voya^ geur, qui le recouvre pour la nuit d'un matelas ou de quelques peaux de moutons. LA VBNOSANGE d'uN MULATRE. 419 Un UiQon énorme, deux chaînes d'enrayage et Un sabot en fer ou en bois complètent le wagon. A cette immense machine, qui peut porter jusqu'à trois mille kilogrammes, où attelle cinq ou six paires de bœufs au moyen de jougs qui portent sur le cou de ra- nimai et lui permettent de déployer toute sa force. Le conducteur est généralement un baastard (on ap- pelle ainsi le métis provenant des relations d'une Hot- tentote avec un blanc ou même avec des Africains d'une autre race que la sienne). Tous les baastard$ sont d'excellents cochers et ma- nient avec une vigueur et surtout avec une dextérité merveilleuse un énorme fouet dont le manche a plus de six mètres de longueur. La courroie, plus longue encore de deux mètres environ, se termine par une foreslock (mèche ou bi^inCfe de postillon) d'environ soixante cen- timètres, faite avec la peau de certaines antilopes. Le Uader^ qui n'a souvent que quatorze à quinze ans, marche en tête de l'attelage et se sert pour activer ses «nimauz du jambock ou cravache en hippopotame. Ces chariots, qui sont la véritable demeure des colons en voyage, pèsent par eux-mêmes un poids énorme, car vu l'état affreux des routes, dont un Européen ne saurait se faire une idée, tout doit être sacrifié à la solidité. Le soir, on laisse retomber les deux rideaux de Ta- vaut et de l'arrière, on allume la lampe suspendue au centre du chariot, on étend les matelas, les couvertures, et l'on se met au lit exactement comme dans sa propre maison. Décidé à ne rien négliger pour pénétrer dans l'inté- rieur jusqu'à ce qu'elle eût découvert son mari, M"''' Bar- telle avait acheté deux wagons : un grand d'abord, qu'elle habitait avec ses filles et la fidèle Toinette, puis un antre plus petit, mais très-solide, destiné & rempla- 120 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. « cer le premier, si l'on arrivait à des passages imprati- cables auu grands chariots. 'Avec son avarice habituelle, Geneviève avait saisi cette occasion de voyager aux dépens des autres et de- mandé à M"* Bartelle la permissy)n d'occuper provisoi- rement le petit wagon. — Dès qu'il te deviendra nécessaire, j'en achèterai un, dit Geneviève; mais j'aurai toujours économisé une partib du trajet. Il en résulta naturellement qu'au bout de huit jours, Geneviève regardait le chariot comme lui appartenant. Elle en aurait même fait déguerpir Bertrand Gavard, le domestique de Juliette, si la présence de cet homme ne l'avait rassurée pendant la nuit. Talentin et sir Richard occupaient le même chariot. Savinien en avait un pour lui seul. Son domestique couchait à l'arrière, séparé de lui par un rideau. Le cinquième chariot était la propriété de Morany. Dans le sixième , logaient Vl^^ Clémence Martigné, sa domestique, et le petit Frédéric. Guidée par les conseils d'un missionnaire qu'elle avait eu la bonne fortune de rencontrer à Graaf-Reinet, Ju- liette avait acheté en outre deux ânes pour ses filles. Certaines parties de TÂfrique, en effet, sont infestées par une maladie particulière aux chevaux, qui n'en laisse échapper aucun. En d'autres endroits, la mouche tsetêé^ inoffensive pour l'homme, décime les bœufs et les che- vaux par ses piqûres toujours mortelles. Les ânes seuls échappent à tous ces dangers. La sûreté de leur pied les rend d'ailleurs d'une grande utilité dans ces pays de ra- vins et de fondrières. Les premiers jours du voyage furent excessivement difficiles, à cause des habitudes paresseuses de Clémence et de Geneviève. On était convenu d'adopter la méthode habituelle des Boêrs, c'est-à-dire de partir vers trois à LA VENGBANGS D*UN MULATRE. 121 quatre heures du matin, afin d'éditer la chaleur, et de marcher jusqu'à neuf heures environ. A cette heure- là, on fait halte; on lâche les bœufs, qui vont paitre aift environs Therbe, sur laquelle ils ne trouvent plus de rosée. Vers trois à quatre heures de l'après-midi, on repart, et l'on voyage encore jusqu'à neuf heures. Une fois le souper terminé, chacun se hâte d'aller dormir, afin d^étre prêt pour le lendemain. Les Hottentots seuls restent au coin du feu à fumer et à se raconter d'inter- minables histoires. Quand on éveillait le» deux Parisiennes, il fallait, comme on dit, la croix et la bannière pour les décider à se lever. Leur toilette prenait un temps infini. Chacun se râlant d'abord sur ce retard prévu , il en résultait qu*on partait généralement trois ou quatre heures après le moment fixé. xm Il fallait alors voyager sous les rayons les plus ardents du soleil, et l'on ne pouvait atteindre que fort avant dans l'après-midi les haltes, marquées habituellement par une fontaine ou quelque ruisseau. Après le repas, il deve- nait naturellement impossible de faire une seconde étape. Le sco/t^ ou parcours journalier d'un bœuf, que les Boérs évaluent à sept ou huit lieues, n'était plus que de la moitié; puis les bœufs, dont l'appétit ne s'é- veille que tard, partaient souvent sans manger et souf- fraient doublement de la clialeur. De ce train là, on aurait rois plus de quinze jours à gagner Golesberg. 12t LA VENaEANCS o'VIf MULATRE. Après y avoir mis toute la patience possible et épuisé tous les degrés de âornaiation, Juliette prit enfin son farti. Au moment de se retirer dans son chariot pour la nuit, elle dit & ses cpusines avec douceur , mais avec fermeté : — Je vous préviens, mes chères araie^, qu'à l'heure convenue, je me mettrai en roule demaia matin» que les autres soient prêts ou non. Comme on sentait bien qu'il était impossible de con- tinuer à voyager aussi lentement qu'on l'avait fait jus- que là, chacun approuva la résolution de Juliette et promit d'être prêt pour quatre heures du matin, A trois heures, Bertrand, Furetai et les domestiques hottentots commencèrent à allumer le feu ainsi qu'à pré- parer tout ce qu'il fallait pour le café. Suivant l'habi- tude hygiénique des Boêrs, on ne se mettait jamais en route, en efifet, sans avoir avalé un bol de café au lait. Juliette et ses filles, Yalentin, Morany et sir Richard se trouvèrent réunis à l'heure convenue. On fit une pre- mière sommation aux autres retardataires, tandis qu'O- vernon all^t complaisamment éveiller son domestique James Kanstick. ^- Pourquoi ne vas-^tu pas aider les autres domes- tiques ? lui dit sir Richard. — Oh, monsieur, je respecte trop le service de mon- sieur pour me présenter dans cet état, répondit grave- ment John en jetant un regard de désolation sur ses habits frippés par la nuit. — Alors dépêche-toi et occupe-toi du déjeunep. -^ Oui, monsieur, reprit John avec un salut respec* tueux. £t dès que son mattre eut tourné les talons, le digne valet de chambre alluma son cigare et se donna bien garde de paraître avant l'instant du déjeuner. Il en était LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 493 ainsi» du reste, chaque matin, grâce à la naïve patience de sir Richard. A quatre heures moins un quart, tous les voyageurs, moins Clémence et Geneviève, étaient assis autour du feu, et prenaient gaiement leur café. £mma et Cécile, déjà pei- gnées, lavées, etc., par leur mère et par leur fidèle Toi- nette, embrassaient tout le monde, et égayaient le repas matinal de leurs rires et d( leurs oris joyeu;(. Frédéric, qui les entendait de son uragon, n'eut pas le courage d'attendre sa mère et vint rejoindre ses cousinest Elles Taccueillirent par des plaisanteries sur sa paresse^ Le pauvre garçon, très sérieusement humilié, vint cheroher Bertrand et Furetai^ qui certifièrent solennellement que M. Frédérie avait été retenu de force jusquO'-là par sa mère et par Brigitte. Tandis qu'on achevait d'atteler les chariots, une der- nière sommation fut adressée à Geneviève et à Clémence. La première me répondit que par deux ou trois paroles inintelligibles , mâchonnées d'un air furibond. Quant à Clémence, elle déclara lauguissamment qu'elle était fatiguée et qu'elle avait encore besoin de deux heures de sommeil. — - Alors nous allons partir sans toi, dit Julîet|e. Clémence se retourna de Tautre côté et ne répondit pas. Dix minutes après, tous les chariots étaient attelés, sauf ceux de Clémence et de Geneviève. — En route! dit Juliette, qui sentit la nécessité de montrer à son tour de la résolution, car il était évident que le voyage devenait impossible dans des conditions pareilles. ^ Et H»« Martigné? demanda Savinien. — Elle nous rejoindra. — Attendons encore un peu. 124 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. — Non, reprit Juliette a?cc fermeté. A ce train-1^ nous ne ferions pas six milles par jour, et nous fiairioa^ par compromettre le succès de notre vojag^e. Dussé-j^ partir seule, je pars. — Je vous suis, madame, dit M. Morany. i — Alors, moi, je vais rester pour tenir compagnie à Clémence, fit Savinien. — Et moi aussi, murmura sir Richard, tout honteux de cette faiblesse, qu'il se reprochait comme une injus- tice envers M"* Baurtelle. Juliette étouffa un soupir. Bien qu'il fût non-seulement juste, mais indispen- sable de l'imiter, si l'on tenait à poursuivre sérieuse- ment l'expédition, elle se voyait déjà abandonnée par deux de ses compagnons. Yalenlin lui-même hésitait visiblement. — Et toi, Yalentin?lui demanda-t-elle sans le regar- der, car elle craignait que son regard ne trahît son désir et n'influençât le jeune homme. — Cousin Yalentin vient avec nous, bien sûr, répondit gravement Emma en sautant d'un bond sur les genoux de Yalentin; moi, j'ai peur des hommes noirs quand il n'est pas là. La naïve confiance de l'enfant fit triompher les bons sentiments qui luttaient dans le cœur de Yalentin contre les conseils de l'amour et de la jalousie. Il jeta un re- gard un peu attristé du côté du wagon où reposait la belle Clémence, et partit avec Juliette et M. Morany. Yalentii\ fut d'abord un peu triste. Il songeait à l'ac- cueil que Clémence lui ferait le soir et à toutes les fa- veurs qu'elle accordait à ses rivaux pour le punir de sa désertion. Juliette, qui le voyait cheminer tout soucieux à côté de son wagon, se reprochait déjà d'avoir abusé de sa complaisance. En ce moment Emma et Cécile, qui LA VEXr.EANCE d'UN MULATRE. 125 pissaient fort occupées d'un petit complot, firent signe I Valentîn de s'approcher davantage du chariot, qui ve- nait de s'arrêter pour laisser souflSer les bœufs. — Que me veux-tu, Sapajou? demanda Yalentin qui remarqua les signes télégraphiques d'Emma. — Elle a envie que vous la fassiez monter sur son âne, monsieur, dit enfin Toinette. — Tiens ! répondit Yalentin, c'est une idée. Il fit seller les ânes , installa les deux enfants et mar- cha à côté d'elles, guidant les montures et apprenant aux deux petites amazones à se tenir sur la selle. Au bout de dix minutes, il avait oublié Clémence et sa ja- lousie. Juliette le suivait d'un œil attendri. H. Moranj, sombre et silencieux, les observait tous deux à la déro- bée. Par moments, un sourire haineux glissait sur ses lèvres. Vers onze heures, on arriva à une ferme habitée par des colons hollandais. C'était une grande maison composée d'un rez-de- chaussée seulement et flanquée d'un hangar. Couverte en roseaux fixés sur des lattes de bambous, elle avait Tair d'une immense chaumière. Yis-à-vis se trouvait le kraal ou parc à bestiaux, for- mé de palissades disposées en cercle. A gauche de la maison et un peu en avant , se dressait le séchoir à linge. Cinq ou six marmots, engouffrés duis de vastes pan- talons qui leur montaient aux aisselles, et une douzaine de petits Hottentots demi-nus, accoururent au devant des ! voyageurs. j Quant aux grandes personnes, il n'en parut pas une seule, quoique le driver eût fait claquer son énorme I fouet de manière à être entendu à une demi-lieue. / — Ah ! çà, murmura Joseph, tout le monde est donc 128 LA VENGEANCE d'UN MULATRE. certaine intelligence. Ses hôtes ayant demandé à visitel la bergerie, il offrit de les accompagner. En les promenant, il leur raconta qu'il était le grand- përc des marmots qui jouaient autour d'eux en ce mo- ment, tout joyeux des petits cadeaux que leur avait faits M«» Bartelle. — Mes filles sont dans un champ voisin, leur dit-il, e^ vont revenir tout à l'heure; quanta mes fils, ils sont partis ce matin pour la chasse. — Quelle chasse? — Aux springboks, monsieur. Il y a dans ce moment- ci plusieurs bandes de ces antilopes auprès de miré maison. Vous avez dû entendre des coups de fusil sur la route. — Si nous aillons rejoindre les chasseurs ? dit Va- lentin en regardant Juliette. — Volontiers, répondit-elle. Laissant Emma et Cécile sous la garde éprouvée de Toi- nette et de Bertrand^ Juliette se hâta de faire ses prépara- tifs. Elle trouva son cousin occupé à sangler le cheval qu'elle devait monter. Cette attention toucha Juliette. Elle s'élança en selle, le cœur tout joyeux, avec plus de gaieté et de légèreté encore que d'habitude. — Quelle sylphide ! dit gaiement Yalentin en plaçant dans l'étrier le joli pied de la jeune femme, mal dessiné pourtant par des bottines en peau épaisse. — Ah! tu trouves? Eh bien ! que fais-tu là à me re- garder ? — Ha foi! je n'en sais rien^ répondit-il en rassem- blant les rênes de son propre cheval. Je trouve que le changement d'air ta fait du bien, voilà tout. Donne ton fiisil à ce moricaud, il te le rendra sur le terrain delà chasse. En avant, reine des Amazones ! Et ils partirent au galop avec M. Morany et le boas* LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 129 Toat vieux qu'il était, ce dernier se tenait fort droit en selle^ et sou lourd roêr, ou fusil à un coup, ne semblait pas plus lui peser qu'un pistolet. Au bout d'une heure eoTiron, on arriva à une petite colline du sommet de laquelle on découvrit une vaste plaine de plusieurs lieues d'étendue. A deux milles à peu près de la colline, des bandes de divers animaux sauvages galopaient, s'arrê- taient et repartaient encore. Une vingtaine de Hottentots à cheval cherchaient à les diriger vers de petits bouquets de bois où les tireurs se tenaient cachés. Hendrick posta Juliette et Valentin à cinq cents pas de ses deux gendres, derrière un bouquet d'arbustes et de mimosas. Il emmena avec lui H. Morany, qui le suivit silencieusement en jetant sur Valentin un sombre regard qui ne put échapper à H°*<' Bartelie. Depuis quelques jours, en effet, elle observait beau- coup H. Horany, dont la réserve inusitée la préoccupait. An lieu de chercher,, comme à Paris^ à rompre chacun de ses entretiens avec Valentin et à dire du mal de ce dernier, Morany affectait maintenant de le laisser seul avec Juliette. Il ne parlait même jamais du jeune homme qu'en fort bons termes. L'expression de ses yeux contre- disant singulièrement ses paroles, Juliette ne pouvait s<'. défendre d'une sorte d'inquiétude, vague et sans motif, mais qui ne l'en tourmentait pas moins. Les cavaliers hottentots, qui s'étaient arrêtés en voyant paraître Hendrick Tester et ses hôtes, recommencèreul leurs manœuvres pour ramener vers les chasseurs les bandes de springboks, de zèbres^ de koudous et de har^ teOeest. Le spingbok (bouc sauteur) est une antilope, ainsi i^ommée à cause des bonds continuels et fort élevés qui forment sa marche habituelle. L'arrière-train de cet <^mal est garni de longs poils blancs en dessous, qui 130 l'A VENGEANCE d'uN MULATRE. se relèvent quand il saute, et ressemblent de loin à des flocons de neige. La chair de cette antilope"* est très- estimée. Le koudou, au contraire, a une viande sèche et dure. Son corps est gris-souris foncé, avec des raies blanches à l'arrière, et une crinière sur le cou. Il est un peu plus grand qu'un âne et surtout plus long. Ses cornes en spi- rale mesurent un mètre de hauteur. Quant au hartebeesty c'est le bubale de Buffbn, ainsi nommé à cause de la ressemblance de sa tête avec celle du bœuf, n a de un mètre cinquante centimètres a un mètre quatre-vingts centimètres de hauteur* Au bout d'une demi-heure, ces animaux se rappro- chèrent peu à peu, adroitement poussés par les Hot- tentots, qui, se montrant à eux dacôté opposé aax chas* seurs, les décidaient à fuirdans cette direction. Pendant son séjour au Cap, Juliette qui songeait à tout, avait appris à tirer le fusil et le pistolet. Comme elle y avait mis son application et sa volonté habituelles, la jeune femme avait acquis une certaine adresse. Au moment où une bande de quarante à cinquante springboks passaient à trois cent cinquante pas environ de son poste, la jeune femme vit Yalentin épauler son fusil. Elle se hâta d'en faire autant, visa de son mieux et tira bravement. Un springbok fit un bond à trois pieds de terre en épanouissant les larges poils blancs de sa culotte. Yalentin tira aussi, mais la bande rapide était déjà loin. Le springbok blessé par Juliette restait seul en arrière. — A cheval! cria Yalentin, il est à nous! Victoire, cousine, victoire I Il courut à l'endroit où Ton avait laissé les chevaux sous la garde d'un Hottentot de la ferme. A côté de ce LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 481 deroier, perché comme nn singe sur un grand étalon bai- brun, se trouvait maître Joseph Furetai, qui était arriTé là, Dieu sait comment^ grâce à Tinstinct de son cheval, sans doute La vue perçante duHottentot découvrit de loin M. Ma^ zeran et M™» Bartelie. Il piqua des deux et arriva bientôt près de Juliette, tenant en laisse les chevaux des deni jeunes gens. Quant à Joseph, qui faisait Torcément ce que voulait son cheval, il suivit les trois autres cour- siers. Yalentin aida Juliette à se mettre en selle ; puis tous deux partirent à fond de train, suivis ou plutôt précédés par Furetai que son maudit étalon emballait le mieux da monde. Le petit drôle ne savait pas montera cheval, mais tout chétif qu'il fût, il était asse2 agile, et. de plus, très* intrépide. Renonçant à gouverner son cheval, il se bor- nait à se maintenir en selle à grands renforts de crinière et d'arçons. Emporté par sa monture, Joseph arriva le premier ioprès du springbok qui venait de tomber épuisé sur le gazon, yétalon s'arrêta par un mouvement si brusque que Furetai, lui passant par^dessus la tète, alla s'allonger à deux pas du springbok. La première chose qu'aperçut le pauvre Joseph en se relevant fut une paire de cornes longues et luisantes dont le voisinage lui sembla si inquiétant, qu'il bondit en arrière en jurant comme un païen. . Talentin acheva le springbok en lui tirant un coup de pistolet à bout portant. — Diane n^était qu'une écolière à côté d^ toi, dit le jeune homme en élevant les bras pour recevoir sa cou- sine, qui se laissa glisser de son cheval. Permets-moi de te fi^liciter de ton début. 132 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. Il la saisit dans ses bras el l*embrassa gaiement avec tant de candeur et de bonne amitié, qu'il n'y avait pas moyen de se fâcher contre lui. En ce moment, d'ailleurs, Juliette était trop animée, trop heureuse pour ne pas tout prendre du bon c6té. Cette journée devait dater dans sa vie, car elle lui avait révélé ce dont elle était capable, et l'avait rassurée sur ses propres forces. Pour la première fois, elle avait osé faire nettement acte d'autorité et maintenir sa résolution. Elle commençait à ne plus éprouver cette défiance, ce doute d'elle-même, ce besoin d'avoir des avis étrangers qui l'empêchaient autrefois de prendre une décision. Enivrée par le grand air, l'exercice du cheval, l'ardeur de la poursuite, et sans doute aussi à son insu par la présence de celui qu'elle aimait secrètement et que nulle rivale ne lui disputait en ce moment, la jeune femnae se sentait toute transformée. Elle se disait avec une sorte d'orgueil, qu'au besoin, elle pourrait défendre ses enfants contre de sérieux dangers. En arrivant à la ferme, vers six heures du soir, les chasseurs aperçurent les chariots des antres voyageurs. On achevait de dételer leurs bœufs, qui, ayant voyagé par le plus fort de la chaleur, tiraient la langue et semblaient très-fatigués. Juliette entra dans la grande pièce qui servait de salle à manger, toute rouge encore et tout animée de la chasse. Savinien el Overnon la plaisantèrent gaiement. Quant à Clémence et à Geneviève, elles la complimentèrent d'un air moqueur, avec ce petit sentiment de rancune que le moindre triomphe d'une autre femme inspire aux per- sonnes de leur caractère. Dès que les domestiques eurent terminé le dtner, les convives s'assirent devant une grande table placée dans LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 133 00 coin de Tappartement. Les mets abondants,, mais grossiëremeni accommodés^ se composaient d'énormes pièces de mouton et de springbok, le tout cuit avec la graisse provenant de l'énorme queue des moutons du Gap, qui pèse jusqu'à huit ou neuf livres. Un des enfants récita une sorte de BenedicilCf débité si vite et si confusément que personne n'y comprit^mot. — Servez-vous, dit le baas en piquant son énorme fourchette dans le plat qu'il avait devant lui. Chacun tira un couteau de sa poche, et se mit à manger atec le robuste appétit que développe l'air salubre et vif de ces contrées. Geneviève et Clémence firent leur possible, pendant toute la soirée, pour piquer U^^ Bartelle; mais leurs petits mots aigres-doux glissaient sur li bonne humeur de la jeune femme, qui les tournait en plaisanterie. Les attaques devinrent pourtant si vives, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre que, Yalentin, impa- tienté, prit la défense de sa cousine. — ^Vous reprocbess à Juliette d'être restée ici après avoir insisté pour partir, dit-il. Si elle est restée, c'est uniquement pour vous attendre. — Puisque son ardent désir de rejoindre H. Bartelle lui fait trouver trop lente notre manière de voyager, il vaut mieux nous séparer, fit Geneviève^ hargneuse comme toute femme grasse et douillette qui vient de voyager pendant six heures sous un soleil brûlant et par des chemins affireux. — Alors, reprit Yalentin, qui était parfois brutal avec les gens qu'il n'aimait pas, vous feriez bien de profiler de l'occasion pour acheter un des chariots de Hynheer Tester. — Pourquoi cela? — Dame, parce que Juliette aura évidemment besoin de son wagon. 8 134 LA VENGEANCE D*UN HULATRB. — EstH^e une menace ? — Pas du tout ; c^est une observation toute natarelle et que vous auriez dû Atre la première à faire. Rouge de colère, elle se mit à apostropher Yalentin avec tant de véhémence et de volubilité qu'elle bre- douillait. A bout de raisons, Geneviève éclata en sanglots, en criant qu'elle poursuivrait le voyage toute seule^ à pied, et autres phrases du même genre. Halheureuseaieat pour elle, Juliette avait compric depuis plusieurs jours qu'elle serait obligée, tèt ou tard, de se séparer de ses compagnes de voyage. S'il ne se fût agi que d'elle seule, la vaillante jeune femme eût, sans hésiter^ abandonné le v^agon à sa rageuse cousine, qui pourtant, était propor- tionnellement plus riche que Vt^* Bartelle, et pouvait parfaitement s'acheter un chariot. Hais le salut de son mari et la vie de ses enfants étaiMit en jeu, et Juliette sentit qu'elle devait persévérer dans son système de fermeté et conquérir à tout prii son indépendance. XIX. Tout en consolant la veuve éplorée, M** Bartelle l'enga^ gea nettement à acheter un des chariots de Mynheer Toater. Sa fermeté abattit complètement la mauvaise humeur de Tavare Geneviève. Celle-ci supplia sa cousine de lui par- donner ses récriminations, qu'dle rejeta sur la fatigue du voyage, et elle devint aussi humble qu'aile s'était montrée agressive. Après cette soirée orageuse, chacun se sépara. Avec LA VENGEANCE ij'UN MULATRE. 135 leur hospitalité habilnelle, les bogrs voulaient absolu- ment céder leurs lits aui voyageurs; mais ceux-^ci pré* férèrent dormir dans les chariots. Juliette se coucha toute émerveillée de sa journée. Pour la première fois de sa vie, en effet, elle avait triom* phé non-seulement des autres, mais surtout d'elle-môme, c'est-à-dire de sa timidité ainsi que de sou penchant à M laisser dominer et à céder, lors même qu'elle avait raison. Hais ce qui la rendait heureuse surtout, c'est que Valentin l'avait défendue contre Clémence, ^ Il Tatme encore I murmurait^elle en s'endormant; mais n'importe ; il 7 a trois mois, il n'aurait pas osé me soutenir ainsi conbre elle. Le lendemain, on partit un peu en retard sur Theure axée la veille; mais Juliette se montra généreuse et at- tendit patiemment. Apartfar de ee jour^ Geneviève, tout eu détestant davan- tage M°M Bartelle, n'osa plus la contredire aussi ouver- tement. En revanche, Clémence devenait de plus en plus malveillante à l'égard de sa cousine. Au bout d'une quinzaine de jours, on arriva enfin à Colesberg, la dernière garnison située sur les frontières delà colonie et des pays habités par les tribus sauvages. Là se trouvait nn régiment de cavalerie dont sir Richard O?emon connaissait le colonel. Les officiers, qui s'en^ nuyaient profondément dans ce pays sans ressources, ac*- cueillirent avec empressement les voyageurs français. Tout en leur fournissant une foule de renseignements qui donnaient encore plus de probabilité à la présence de Gaspard Novéal aux environs de Kuruman, ils firent leur possible pour dissuader les trois femmes de leur expédi- tion, qui allait devenir très-^périlleuse* La peinture exacte, du roste, des dangers et des privations qu'elles allaient avoir à surmonter, effiraya vivement Clémence et 136 LA VENGEAKCE D*UN MULATRE. Geneviève. Si M«« Bartelle avait consenti à ne pas pous- ser pins avant, peut-être aaraient-elies volontiers renoncé à une expédition dont leurs fatigues passées lesavaient déjà découragées. Mais Juliette restant inébranlable, elles n'eurent garde de la laisser partir seule à la recherche de l'oncle aux millions. Grâce à son énergie, M""* Bartelle avait soutenu d'une façon merveilleuse la fatigue de la route. Clémence, au contraire, avait beaucoup perdu de sa beauté. Sir Richard et Yalentin ne purent s'empêcher de faire cette remarque à une soirée que les officiers du 27* improvisèrent en l'honneur des jolies voyageuses. Malgré la simplicité de sa toilette, M"" Bartelle y obtint beaucoup de succès. Les plus brillants officiers s'empressèrent autour d'elle. Yalentin, d'abord ravi des succès de sa cousine Juliette, devint bientôt maussade et de mauvaise humeur sans trop savoir pourquoi. Il s'approcha de Clémence, et se mit à causer avec la verve sarcastique et piquante qui rendait parfois sa conversation si amusante. Quelques officiers se groupèrent autour d'eux. En voyant Yalentin attentif auprès de Clémence, la pauvre Juliette sentit s'évanouir le petit moment de joie qu'elle avait goûté. Elle devint triste. Comme tout le monde riait auprès de Clémence, grâce à la verve de M. Mazeran, les désertions commencèrent à se faire au- tour de Juliette. Bientôt M""* Bartelle elle-même se rap- procha du groupe principal. M"* Hartigné, qui tenait le dé de la conversation, n'eut garde de l'abandonner à sa rivale. Quant à Yalentin, il ne fit pas non plus à Juliette l'accueil aimable et affectueux auquel il l'avait accou- tumée. Est-il besoin de le dire ? le véritable motif de la mau- vaise humeur de Yalentin (motif qu'il if'avait garde de s'avouer à lui-même), c'était d'avoir vu Juliette causer LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 137 si longtemps avec d'autres, sans paraître songer à son cousin. Ce dépit était fort injuste de sa part. Il avait d'autant moins le droit d'être jaloux de Juliette qu'il ne l'aimail pas, et que, devant elle, il courtisait ouvertement une autre femme; mais le cœur des hommes est ainsi fait. L'accueil assez peu gracieux de Valentin froissait d'au- tant plus vivement H""* Bartelle qu'elle était loin d'en deviner le vrai motif et qu'elle l'attribuait tout naturelle- ment à un sentiment d'indifférence. Vers onze heures du soir, Juliette fit signe à Clémence qu'il était temps de se retirer. Celle-ci, alors dans tout le feu de son triomphe, n'eut garde d'obéir à cette muette invitation. M""* Bartelle fut obligée de lui rappeler qu'on devait partir le lendemain à quatre heures du matin. — C'est impossible! s'écria Clémence. Nous sommes trop fatiguées : il nous faut encore un jour de repos.- Ce fut la répétition de la scène que nous avons déjà racontée ; mais, cette fois, les deux cousines se trou- vaient plus vivement surexcitées. Clémence était persua- dée que le dépit d'avoir été vaincue par elle était le véri- table motif de l'insistance de M""* Bartelle. De son c6té, celle-ci cédait peut-être, à son insu, au sentiment pé- nible que lui avait fait éprouver la froideur de son cousin. Lorsqu'on fut sorti de la vaste pièce qui avait servi de salle de bal, l'orage éclata. Cette fois, Juliette, prenant son parti, déclara qu'elle ne voulait plus avoir à soute- nir Je pareilles discussions. — Vous m'avez fait perdre plus de quinze jours, dit- elle à Clémence et à Geneviève. Dans un voyage comme le nôtre, les heures mêmes sont précieuses. Puisqu'il vous est impossible de suivre les conseils qui vous sont donnés de tous côtés, trouvez bon que je m'y conforme. Demain, je pars avec vous ou sans vous. 8 438 Là VBNOEANCE d'uN MULATRB. La question du ivagon occupé par (jene^ève vint en- core embrouiller les affaires. L'avare douairière y mit toute la mauvaise foi pos- sible, tantôt priant, tantôt menaçant presque H™* Bar - lelle, qui restait impassible. A minuit, Juliette quitta ses cousines, fatiguée, décou- ragée, écœurée^ comme on dit, par rinjustice, les repro- ches blessants et surtout par le manque complet de bon sens des deux veuves. Il lui fallait maintenant différer forcément son départ de quelques heures & cause du cha- riot de Geneviève. Le lendemain matin, au lever du so- leil, elle fit décharger ce wagon et porter tout ce qui ap- partenait à M°^* Martigné dans la maison qu'occupait cette dernière. On devine la fureur de la veuve, qui était pourtant moins malheureuse qu'elle ne le méritait, puisque, la veille, la femme d*un officier lui avait offert un chariot, pour le prix modéré de 1,500 francs, — Que va faire Yalentin ? se disait M»« Bartellei en s'occupant activement de tous ses préparatifs. Si je lui demande de m'accompagner, je sais qu*il le fera, ne fût- ce qu'à cause de mes enfants ; mais ce sera pour lui un grand chagrin de quitter Clémence. Ai-je le droit de les séparer ainsi, moi qu'il n'aime pas et qui ne puis lui of- frir aucun dédommagement, puisque je n'ai même pas le droit de l'aimer? Puis, voyager seule avec lui*.. Kon, non... pour Yalentin comme pour moi, je ne le dois pas... Et pourtant, j'ai peur de Horany... S'il n'y avait que moi encore, mais mes deux pauvres petites filles!... Dieu puissant qui lisez dans mon cœur, s'écria-t-elle avec une profonde angoisse, inspirez^moi ce que je dois faire. De tous côtés je ne vois que dangers pour moi ! Elle se jeta à genoux et pria avec ferveur. Au bout de quelques minutes, elle se releva plus ferme et plus cou- rageuse. LA VENGEANCE D*UN MULATRE. 139 — Faisons notre devoir, murinura-t-elle, Dieu me protégera. Je ne dirai rien à Yalentin. n avait été convenu qu'on déjeunerait ensemble le lendemain. Par suite de la paresse et de l'ivrognerie des Bottcntots, il est fort difficile de les faire démarrer fnn ancrage, comme disent les marins. Aussi, la journée du départ ne compte-t-elle jamais que comme une demi-étape. Pendant tout le déjeuner, Clémence employa toutes ses séductions pour enchaîner Yalentin, qu'elle voyait triste et préoccupé. Soit qu'elle l'dmât véritablement, soit qu'elle cédât à un moment d'entratnement et de ja- lousie, soit plutôt qu'elle obéit à sa coquetterie naturelle, elle laissa échapper quelques aveux qui firent bondir de joie le cœur de Yalentin. Quelle quefftt son amitié pour Juliette, ce n'était guère au moment oà M"** Martigné venait de lui avouer en quelque sorte son amour, qu'il pouvait la quitter. Clémence, du reste, eut bien soin de le lui faire sen- tir. Geneviève et elle s'étudièrent, en outre, à exciter son amour-propre par des plaisanteries sur l'empire qu'elles prétendaient que IP"* Bartelle exerçait sur son eousm. Désespéré cependant de voir s'éloigner M*** Bartelle et les deux petites filles, qu'il adorait, il supplia Juliette de rester*, elle fut inébranlable. Yalentin se trouva blessé de ce que H"^ Bartelle avait ^^ligé de l'avertir plus tôt, de le consulter, et surtout de loi demander à l'accompagner. Au fond, comme tout Wme qui se sent des torts, il cherchait à 8e justifier envers lui-même aux dépens des autres. En voyant Tair (ontraint de Juliette auprès de lui, il l'attribua aux reproches que devait se faire sa cousine à son égard. Une comprit pas que la pauvre femme n'osait parler de peur de laisser éclater les sanglots qui l'étoufibient. 440 LA VENGEANCE D'UN MULATRE. Quant à Morany, depuis son arrivée à Colesberg, il ne s*était mêlé de rien. Prétextant une indisposition, il était resté dans son wagon et n'avait même point paru au bai des officiers. Lorsque M*"* Bartelle le prévint de son in- tention de partir sans ses cousines, il s'empressa de dé- clarer qu'il l'accompagnerait. Sous prétexte de laisser au gros de l'expédition le guide qu'on avait pris à Graat-Reinet, H. Morany feignit d'en chercher un autre. — J'ai trouvé notre affidre, dit-il le soir même à Ju- liette. Tandis que nous courions après des guides, nous en arions un excellent parmi nos domestiques. Le métis qu'on appelle Ben-Mossul, et que j'ai à mon service, con- naît tous les chemins de la colonie. Il a même voyagé bien au delà de Kuruman. Celte découverte fit un grand plaisir i M"* Bartelle, qui hésitait à enlever le guide que ses cousines récla- maient à grands eris, et qui ne pouvait cependant se mettre en route sans avoir avec elle quelqu'un qui connût le chemin. D'après les renseignements recueillis sur la route ainsi qu'à Colesberg, Juliette avait pris le parti de gagner di- rectement Kuruman, où demeurait H. M..., missionnaii^e célèbre par son zèle ainsi que par son influence sur les indigènes. Nul mieux que lui ne pouvait renseignera jevme femme et lui faciliter les moyens de retrouver son mari. Comme il était probable que Juliette serait obligée de i rester quelques jours à Kuruman, elle espérait que cela donnerait à ses cousines le temps de la rejoindre. | Ce fut Juliette qui arrangea cela avec les autres voya- geurs. M. Morany ne parut qu'à l'instant du départ. Ge- neviève et Clémence avaient supposé d'abord qu'il leur en voulait de ce qu'elles l'avaient beaucoup négligé de* LA VENGEANCE D*UN MULATRE, 141 puis quelque temps. Le laisser partir seul eomme elles le faisaient était d'ailleurs un acte d'ingratitude de la part de Geneviève et de Clémence , qui lui avaient tant d'obligations. n paraît cependant qu'elles se trompaient sur ses dis- positions à leur égard, car il prit congé d'elles d'une façon fort amicale. Yalentin^ sir Richard, Guitaman et quelques oiBciers avaient projeté d'escorter M*»* Bartelle jusqu'à une cer- taine distance de Golesberg ; mais elle s'y opposa for- mellement. La pauvre fejnme se sentait le cœur trop gonflé pour s'exposer à recommencer la scène si cruelle des adieux. Au moment où tout le monde se leva de table pour conduire M<°* Bartelle et H. Morany à leurs chariots, Ya- lentin se sentit le cœur serré par une tristesse invincible et par un profond mécontentement de lui-même. La petite Emma, qui s'était toiyours figurée, quoi qu'on pût lui dire, que H. Mazeran partait avec elle, jeta les hauts cris lorsqu'il lui dit adieu. Quant à Cécile, elle pleurdt silencieusement et embrassait son ami Fré- déric, qui voulait monter dans le wagon avec elle, en dépit de tout le monde. — Tu nous laisses partir tontes seules, cousin Yalen- tin, disait Emma, toi qui avais promis de ne jamais nous quitter! Nous aurons si peur la nuit maintenant! Quand maman voyait que nous pleurions , elle nous disait que tu étais là, et qu'en t'appellant tu accourrais à notre aide. Qui est-ce qui viendra nous secourir maintenant, ma sœur, ma pauvre maman et moi ? Mon bon cousin, je t'en prie, viens avec nous ! Yalentin la consolait de son mieux, mais lui-même avait les yeux remplis de larmes. En ce moment plus que jamais, il sentait combien il était coupable d'oublier !■ 449 LA VENGEANCE d'un MULATRE. le serment qu'il avait fait de protéger ces deux enfants. Si cette sorte de mauvaise honte et la crainte de paraître ingrat envers Clémence ne l'avaient retenu, il serait • parti n'importe comment avec sa cousine. M°^® Martigné, qui le vit laiblir, vint le chercber et lui prit le bras en lui parlant à l'oreille. Poyr la suivre y il voulut déposer à terre la petite Emma, qu'il tenait dans ses bras, mais l'enfant, se cramponnant à lui, refusa de le quitter. ^ Viens, ma pauvre enfant, dit Juliette en accourant vers sa fille, qu'elle prit dans ses bras, sans regarder ni Yalentin ni Clémence. Sentant que son cœur allait lui manquer et qu'elle ne saurait contenir plus longtemps les sanglots qui l'étouf- faient, Juliette monta dans son v^agon après avoir em- brassé tout le monde et donna le signal du d^art. Dix minutes après, ses deux chariots et celui de Ho- rany roulaient, à la suite l'un de l'autre, dans la plaine immense qui s'étend au delà de la dernière garnison anglaise. Huit jours s'écoulèrent sans amener d'autres incidents que ceux qui font toiJiiours partie d'un voyage comme celui qu'avait entrepris 11°^» Bartelle. Chaque matin, à quatre heures, le fidèle Bertrand ve- nait éveiller sa maîtresse en frappant à la cloison du chariot. Juliette , qui couchait toute habillée , se levait aussitôt. Pendant qu'elle faisait sa toilette et celle de ses filles, les domestiques ravivaient le feu qui avait brûlé toute la nuit, et préparaient le café. On mangeait une tranche de viande froide, arrosée de café au lait, ou quelquefois de thé, tout en convenant de l'itinéraire qu'on devait suivre dans la journée. Les Hotte^tots rassembl^ent les bœufs et les attelaient avec les cris et le tapage qui accompagnent toutes leurs actions. LA VENGEANCE o'UN MDLATRE. 143 yen once heures ou midi, avait lieu une halte d'une beure ou deux, selon les difficultés du chemin par- couru. Pendant les apprêts du déjeuner , Juliette donnait une leçon à ses petites filles, soit en plein air^ soit dans le chariot. Après le repas, qui se composait le plus souvent de tranches d'antilope grillées sur les charbons, et quel- quefois de morceaux de porc-épic ou d'oiseaux tués par H. Morany, les enfants jouaient auprès de leur mère, qui causait avec le créole. Une fois les bœufs reposés et rassasiés, on les attelait de nouveau afin de commencer la seconde étape. Chaque soir, les chariots dételés étaient placés en demi-cercle, les timons en dedans. Au milieu, on allu- mait un énorme brasier destiné à protéger les domesti- ques contre le froid, ainsi qu'à éloigner les bétes féroces qu'on entendait rugir presque chaque nuit. Les deux petites filles s'étaient déjà habituées à ces effroyables rugissements, qni, les jours d'orage surtout, faisaient trembler la forêt. Elles s'endormaient à côté de leur mère, les bras enlacés et le sourire aux lèvres. Fa- tiguée des travaux de la journée, Toinette suivait bientôt leur exemple. Juliette seule veillait encore, dévorée par de cruelles inquiétudes, roulant mille projets dans sa tète, et priant Dieu de veiller sur elle et sur ses en- fants. A mesure que Ton avançait, le chemin devenait plus difficile. Il n'y avait plus de route frayée. Le plus sou- vent, les chariots suivaient le sentier tracé par le pied des animaux se rendant à quelque abreuvoir. On ne rencontrait personne, sauf, de loin en loin, quelques bushmen qui s'enfuyaient en apercevant la caravane. L'eau commençait à devenir rare. Morany et le guide avaient 144 LA VENGEANCE D*UN MULATRE. ensemble de fréquentes conférences qui inquiétaicnj M*"*" Bartelle, parce qu'elle avait remarqué que tous deux se taisaient dès qu'elle apparaissait. Ce guide \ nommé Ben-Mossul, paraissait connaître parfaitement 1<^ pays, mais sa figure sinistre iuspirait à M""*" Barlclle un^ insurmontable antipathie. XX. Un matin, huit jours environ après le départ de Co- lesberg, ce Ben-rMossul, qui marchait en éclaireur à une centaine de pas en avant, revint précipitamment vers les chariots. Morany courut à lui. Ils échangèrent quelques mots d'une voix animée. — Qu'y a-t-il ? demanda Juliette. — Il parait que nous nous sommes trompés de route, répendit Morany; Ben-Hossul nous engage à prendre davantage sur la gauche. On changea la direction des chariots avec une préci- pitation qui inspira une vague inquiétude à M'^'' Dar- telle. Quelques heures après, on arriva en face d'une véri- table palissade de roseaux. Derrière celte palissade na- turelle, on apercevait une rivière assez large. De l'autre côté, échoués sur la vase et s6 chauffant au soleil , d'af- freux alligators faisaient miroiter leurs écailles et claquer leurs énormes mâchoires. — Je me reconnais maintenant, ditBen-Mossul. Ceci est un affluent de la rivière Orange. Demain matin, nous longerons un peu ces bords, et nous le traverserons à LA VEN6EÂNGB d'uN MULATRE. 145 on gué qui est à deux milles d'ici. Pour aujourd'hui , lyi faut camper ici. Tandis qu'on dételait les bœufs^ Morany prit son fusil et partit pour la chasse avec un de ses domestiques et deux Hottentots. Une heure après leur départ, Juliette entendit dans le lointain les aboiements de plusieurs chiens qui semblaient se rapprocher des wagons. Bien- tôt une antilope déboucha de la forêt et se dirigea vers le fleuve. Elle se blottit dans les roseaux à trois ou quatre cents pas des chariots. Cette antilope était bles- sée et le sang rougissait sa robe brune tachetée de gris. C'était le waaier-hok des Hollandais, ou antilope aqua- tique. Les aboiements des chiens devenaient plus distincts. Bientôt dix ou quinze de ces animaux sortirent à leur tour de la forêt et se précipitèrent sur l'antilope. Elle voulut se jeter à la nage pour leur échapper, mais le ft'oid de Teau avait déjà engourdi ses membres fatigués. Elle fit de vains eiforts pour traverser les roseaux. Les chiens se précipitèrent sur elles. Ils la renversèrent après deux ou trois minutes d'une lutte désespérée. Un chasseur qui venait d'arriver sauta à bas de son cheval et acheva d'un coup de fusil l'antilope, qui avait déjà blessé deux chiens avec ses cornes acérées et ses pieds aux larges sabots. Un autre chasseur vint seconder son compagnon, qui s'efforçait de traîner l'antilope sur un terrain plus solide. Ce waaler-bok était un bel anicTial, plus grand qu'un cerf, brun marqué de gris, avec des taches blanches au- tour des yeux, sur le muffle et à la gorge. Ses cornes, d'un vert grisâtre, avaient la forme d'un S allongé et me- suraient près d'un mètre. Après avoir dépouillé l'animal, ils s'approchèrent des J chariots. M"' Bartelle envoya Bertrand leur offrir de sa 9 ^W LA VINGEANGI d'uN MULATRE. part une hoipiulité que tous les voyageurs exercent les uns envers les autres. Les chasseurs étaient deux officiers du 27*, absents depuis un mois de leur garnison pour une expédition de chasse. Ils acceptèrent avec empressement le repas qu'on leur ofBrait. Ds furent tout étonnés de se trouver en face d'une jeune et jolie femme, qui lotir fit gracieuse- ment les honneurs du dtner qu'on s'était bâté de pré» parer. Comme Juliette avait connu à Colesberg les «mis du capitaine Norton et du lieutenant Mac<-Braf , les deux officiers n'étaient pas tout à fidt des étrangers pour elle. Ils lui racontèrent qu'ils venaient de faire une longue excursion à la poursuite du gibier. De son côté, elle leur apprit son projet et leur demanda conseil sur la route à suivre. — Votre chemin est de gagner Kuruman, la station des missionnaires, répondit M. Morton, mais vous n'êtes pas sur la route. Il faut que votre gnide se soit trompé. — C*est ce qu'il m'a dit tout à l'heure. -^ Il y a au moins trois jours qu'il a quitté la route. Si vous voulez bien le faire venir, je vais lui indiquer ce qu'il faut faire pour reprendre la bonne voie. On envoya chercher le guide, qu'on eut beaucoup de peine à trouver. En dépit de la loi de Mahomet, il s'était grisé et était tombé la tête la première sur un de ces buissons de ces mimosas que les colons appellent « at- tends un peu. > Ce fut du moins ce qu'il raconta qu^nd il arriva, l'air abruti et la figure couverte, en guise de compresses , de plaques de terre jaune mélangée d'huile. Ces deux messieurs auraient voulu voir M. Morgny; mais comme ils tenaient à regagner avant la nuit leur LA VENGEANCE d'uN MULATRH. H^ chariot, qn'ib ament laissé i cinq milles de là , ils du-^ rent prendre congé de H"* Bartelle. M. Mac-Bray écrivit une lettre de recommandation très-pressante en faveur de M'»*' Bartelle à M. M.^., le directeur de la station des missionnaires de Kuroman. Remplis d'admiration pour le courage et la fermeté de cette gracieuse jeune femme, les deux Anglais serrè- rent la main de Juliette avec une émotion profonde* Le guide, qui cherchait toujours à éviter leurs regards» leur inspirait une méfiance instinctive, et ils partaient avec de vives inquiétudes sur le compte de cette pauvre femme et de ses enfants. Us redoutaient surtout pour elle la traversée d'une partie du désert aride et brûlant que, par suite de l'erreui: du guide, il lui faudrait main- tenant parcourir pour regagner la route de Kuruman. — En vérité, dit le capitaine à son compagnon , au bout de quelques minutes de route, j*ai peur pour cette pauvre petite femme. Si mon congé n'était pas sur le point d'expirer, je retournerais lui offrir de l'escorter jusqu'à Kuruman. — J'y ai bien pensé, reprit le lieutenant, mais nous n'avons plus que cinq jours devant nous, et c'est à peine sufBsant pour rejoindre à temps le régiment. — C'est vrai, murmura le capitaine ; il se fait tard^ pressons le pas. Us serrèrent les jambes, et leurs chevaux partirent au galop. Une heure tout au plus après que ces officiers eurent quitté le campement, Morany rejoignit les chariots. Il était probablement resté caché dans les environs pour attendre le départ de ces messieurs. M"* Bartelle lui raconta la visite qu'elle avait reçue, et les conseils qu'on lui avait donnés sur Tittinéraire è suivre désormais. 148 LA VENGEANCE D*UN MULATRE. Il fut convenu qu'on suivrait cet itinéraire. Le lende- main on partit comme d'habitude avant le lever du soleil. Vers dix heures, Juliette, qui était restée jusque là dans le chariot, eut envie de monter à cheval. Il lui semblait que la route suivie par le guide n'était pas celle qu'a- vaient indiquée les officiers anglais. Ben-Mossul et Mo- rany l'assurèrent qu'elle se trompait. Elle n'osa insister davantage, mais elle ne fut pa§ convaincue. Aussi rcsta-t-elle à chevd presque toute la journée, afin de surveiller le guide, qui lui devenait de plus en plus suspect. Au bout de trois jours l'eau vint à manquer. On avait négligé de remplir les outres à la rivière et l'on ne trou- vait plus ni sources ni ruisseaux. Horany proposa d'en- voyer les bestiaux se désaltérer à une fontaine qui se trouvait à deux milles de là, mais en dehors de la direc- tion que devaient suivre les chariots le lendemain. Il fallut bien se résigner à ce parti. Le soir, au moment ou le jour commençait à baisser, on s'aperçut que les deux chevaux de M"*' Bartelle avaient brisé leurs entraves et s'étaient sauvés dans les bois. Ben-Mossulet Bertrand partirent à leur rechercha. Commeiils ne revenaient pas, M. Morany envoya pour les seconder les cinq Hottentots qui restaient encore "« Barlelle voulut se lever, mais il la retint vive- n!ent par le bras. — Ne vous éloignez^pas encore, lui dit-il en cherchant a garder dans les siennes la main de la jeune femme. Aujourd'hui nous sommes seuls, et il faut que je vous dise... Juliette se leva pâle et frémissante. Elle devinait le complot que le créole avait ourdi autour d'elle. n la saisit encore par le bras et voulut la forcer^à se rasseoir. Elle résista, mais elle n'eut pas la force de lui échapper. Elle sentait d'ailleurs que toute lutte avec cet homme ne ferait que l'exciter encore. Le calme seul pouvait la sauver. — Revenez à vous, monsieur Morany, dit la jeune femme en faisant un violent effort pour parler avec calme ; songez à ce que votre conduite a d'odieux. — Je vous aime, Juliette ! — Abuser de ma confiance pour m'attirer dans un guet-apens ! iSO LA VENGEANCE d'uN MULATRE. — Je ne voulais pas que vous poissiez me fuir et vous réfugier peut-être dans les bras d'un autre. — Monsieur Morany! •^ Oh ! Je sais bien que vous me préférez votr^ cou- sin Mazeran. Croyez-vous donc que je sois aveugle? Hais il ne vous aime pas, lui; il vous dédaigne pour une poupée qui passe sa vie à s'habiller et à se déshabiller. Moi, au contraire, j'ai compris le trésor qu'il mépri- sait -^ Vous oubliez que je suis mariée, monsieur Morany I •-' Votre mari est mort I ^ C'est faux I — Il est mort. Tous les renseignements que j'ai re- cueillis me le font supposer. -^ Pourquoi ne me l'avoir pas dit avant de quitter le Cap? — Parce que vous n'eussiez pas entrepris ce voyage. ^^ Vous n'avez aucune certitude. "- La dernière personne qui l'a vu était un Béchuana. Il a laissé M. Bartelle dans le karroo^ épuisé par la fièvre, mourant de soif, de faim, et complètement perdu. '^ Je ne vous crois pas<. — Qu'importel Nous sommes seuls et je vous aime, Juliette. Vous êtes en mon pouvbir. — Bertrand va revenir* — Ben-Mossul s'est chargé de le perdre. — Les Hottentots. Doivent attendre mes ordres à l'abreuvoir. Abdul et Bhyrrub eux-mêmes se sont éloignés. Nul ne peut venir à votre secours. Je n'ai besoin de personne^ dit-elle avec fierté, je saurai me défendre. •— Oui, vous êtes brave. Je vous crois capable de vous tuer au besoin pour m'échapper; mais vos filles, les . , ■ - ■'' w-.' »"»•'■' LA VENGEANCE D'UN MULATRE. 151 oublies-'totis? C'est par elles que vous êtes en ittoû pouvoir. Morany reprit l'une des mains de Juliette. — Ecoutez, dit-il d'une voix frémissante, je tous aime depuis deux ans. Depuis deux ans, toutes mes pensées n'ont eu qu'un seul but : préparer l'heure où tous seriez à moi. Pendant deux ans j'ai éteint mon regard ^ en- chaîné ma langue. Alors que tout mon sang brûlait au- près de vous, je paraissais calme. Je dévorais mes ardeurs, mes jalousies... Est-ce votre imbécile de cou- sin, est-ce un de ces Français qui aurait eu ce courage, cette patience, Juliette?... Et depuis notre départ du Cap? A peine osais^jé vous parler, de peur de trahir ttion secret... Mais vous n'avez donc jamais deviné ce qui se passait dans mon cœur ? n jeta ses deux bras autour de Juliette, qui était tou- jours restée debout, et voulut la forcer à se rasseoir au- près de lui. — Au secours! au secours! cria*t-élle d'une voix étranglée. — A quoi bon appeler? dit-il en haussant lés épaules, nul ne viendra. n voulut la serrer sur son cœur, mais la jeune femme le repoussa violemment et le frappa du poignard qu'elle portait toujours à son corsage. La lame glissa sur une côte, mais le coup ayant été appliqué avec l'énergie du désespoir. Morany, pris d'ailleurs à l'improviste, tomba à la renverse. Avant qu'il pût Se relever^ un genou vigoureux s'appuya sur sa poitrine. Il aperçut ft deux pouces de sa tête la figure de Toinette Gavard qui était accourue aux cris de sa maîtresse. Elle prit à deux mains la gorge du blessé, et se mit en devoir de l'étrangler bel et bien. Gomme Toinette était un vrai grenadier pour là taille 152 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. et pour la force, Horany allait probablement rendre sa vilaine âme an diable, lorsque ses deux domestiques accoururent à son secours. Ils arrivèrent si à propos pour lui, qu'évidemment ils devaient être cachés non loin de là, de manière à assis- ter à l'entretien de leur maître et de M"*"* Bartelle. Tandis qu'ils s'évertuaient à ranimer Horany, qui avait perdu connaissance, Juliette et sa domestique coururent aux chariots. Elles habillèrent précipitamment les deux enfants, étonnées de cette toilette inusitée, se chargèrent de quelques provisions, de deux couvertures et de divers objets de ce genre et se sauvèrent dans le bois. L'intention de Juliette était de s'y tenir cachée jus- qu'au lever du soleil. Elle espérait que, pendant ce temps, Bertrand reviendrait au camp et se mettrait à sa recherche. Elle avait aussi l'intention de se diriger vers l'abreuvoir, dans l'espérance de retrouver IçsHottentots, et de s'en faire un appui contre M. Horany. Comme elle s'attendait à être poursuivie par ce dernier, elle se hâta d'abord de s'éloigner le plus possible des v^agons. XXI. Toinette portait Emma, M"'' Bartelle s'était chargée de Cécile. Toutes deux firent ainsi un long trsyet, d'autant plus pénible qu'elles marchaient dans l'obscu- rité, et au milieu de fourrés épais, dont les épines leur déchiraient cruellement les mains et la figure. Les petites filles^ effrayées, pleuraient en se cram- ponnant au cou de leur mère et de leur bonne. LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 153 Au bout de trois heures de cette course fatigante, lets deux femmes sentirent qu'il leur était impossible d'aller plus loin. Elles se couchèrent sur la mousse et restèrent quelques minutes sans pouvoir même échanger une parole. — Qu'allons-nous devenir? murmura enfin la pauvre Toinette. — Pourquoi pleures-tu, maman? dit Cécile en es- suyant de sa petite main le sang qui coulait sur la figure de sa mère, et que, dans l'obscurité, elle prenait pour des larmes. — Je ne pleure pas, ma chérie, répondit Juliette en portant précipitamment son mouchoir à son visage. C'est la sueur. Nous avons marché vite. — Pourquoi cela? pourquoi nous as-tu fait lever? nous étions bien mieux dans le chariot. — - J'ai peur, murmura la petite Cécile, en se blottis- sant dans le giron de sa mère. Au même instant une bête fauve traversa le fourré non loin des enfants ; le bruit de son passage fit tressaillir les pauvres femmes. Un moment après, le passage d'un autre animal renouvela leur frayeur. Cécile et Emma pleuraient, la tête appuyée sur le sein de leur mère. Le sommeil est un besoin si impérieux pour les en- fants, que, malgré tout, les pauvres petites s'endormirent en même temps. M*"^ Bartelle et Toinette les enveloppè- rent bien soigneusement de couvertures et les posèrent sur le gazon entre elles deux. — Que faire? dit encore Toinette. Un rugissement lointain gronda dans les profondeurs de la forêt. -- Un lion! s'écria Toinette en bondissant; nous al- lons être dévorées celle nuit. — Il faut essayer de faire du feu. Tâche de trouver quelques branches mortes. 9. 154 LA VENGEANCE d'UN MULATRE. Toinette se leva, mais avec une hésitation visible. -— Qu'as-tu donc? lui demanda M"' Bartelle. — J'ai peur des serpents, murmura Toinette. Juliette se sentit frissonner. Plus d'une fois déjà, même en plein jour, elle avait failli poser le pied sur des ser- pents, en croyant toucher une branche d'arbre. Elle ap- puya la main sur son coeur palpitant et embrassa ses filles pour se donner du courage. — Reste avec les enfants, dit^^Ue à Toinette. Je vais chercher du bois. — Oh ! madame, n'y alle^ pas, je vous en prie! s'écria Toinette en joignant les mains. Tu sais bien que le feu seul peut éloigner les bêtes féroces. — Eh bien, madame, reste* ; moi, j'irai. — Et les serpents ? — Il vaut mieux que je sois mordue que vous. — Toinette! — Que deviendraient ces pauvres petites sans vous ? reprit la digne servante. Je ne pourrais que mourir pour elles, moi, et non pas les sauver. — Ni moi non plus, hélas ! — Peut-être, madame. Vous êtes plus instruite que moi. Puis vous êtes leur mère, enfin. Laissez-moi aller. Juliette tendit les deux mains à la fidèle servante et l'attira sur son cœur. Hélas ! madame, dit Toinette en sanglotant, ce que je fais ne vaut pas de remerciements. N'ai-je pas vu naître ces pauvres petits anges que j'aime comme s'ils étaient mes enfants? Adieu, madame, priez le bon Dieu pour moi. Toinette, dit M"»® Bartelle en rappelant la servante qui s'éloignait, reste ici ; j'ai réfléchi que nous ne pou- vons pas allumer de feu. M. Morany et ses domestiques XiA TKNGSANQE D'iîN MULAfRE. 1S5 nous cherchent sftns doute. Là flamm6 et la Aimée révé- leraient notre présence. •» C'est vraii.. mais les lions? — * A la grâce de Dieu, ma pauvre tille ! Les denx femmes se couchèrent de chaque côté des enfiuits^ à qui elles firem un rempart de léurd corps. Par moments^ la fatigue remportant sur leur inquiétude, elles cédaient au sommeil. Mais bientôt les rugissements dés lions et le passage de quelque bètè fauve les réveillaient en sursaut* Vers quatre heures du matin, il y eut un redouble- ment de bruit dans la forêt. C'était l'heure où beaucoup d'animaux se rendaient aux abreuvoirs. Puis, peu â peu, tout retomba dans le silence. Auk premiers rayons du soleil^ le cidffle régnait autour de Juliette et de ses en- fants. Bientôt les chants des oiseaux se firent entendre et se mêlèrent attx rumeurs mystérieuses de la nature qui s'éveille. Avec la nuit disparaissaient la plupart dés dangers qui avaient tant effrayé H*"* Bartelle. Elle se jeta à genoux pour remercier Dieu d'avoir pro- tégé ses enftnts durant cette nuit affireiise. Il fallut en- suite songer à se mettre en route. Étonnées de sd trouver ainsi toutes seules au milieu des bois, l^sdeux petites filles attachaient sur leur mère leurs grands yeux inquiets. Celle-ci, la tête appuyée sur ses deux mains^ se demandait le chemin qu'elle devait Suivre» Continuer sa route vers Kuruman, maintenant qu^elle n'avait ni chariot, ni provisions, ni guide, il n'y fallait plus songer. Mieux valait revenir sur ses pas et regagner Colesberg. Si elle parvenait à retrouver sa route, elle avait du moins l'espoir de rencontrer en chemin la cara- 156 LA^ VENGEANCE d'un MULATRE. vane de ses cousines. Dans une situation désespérée comme la sienne, c'était déjà quelque chose. Le difficile étaitde se reconnaître et de retrouver la route déjà parcourue. Pour un Hottentot ou un Griqua, ce n'eût été qu'un jeu ; pour une femme comme Juliette, c'était une entreprise à peu près impossible. Comme il n'y avait pas d'autre moyen que celui-ci pourtant, il fal- lut bien l'essayer. Laissant ses deux filles à la garde de Toinette, et cas- sant des branches d'arbres, afin de retrouver son che- min pour revenir sur ses pas, M"^^ Bartelle fit une pointe de plus d'un mille dans la forêt. Le fourré commençant à devenir moins épais, on aper- cevait à travers les ^ands arbres des jours qui annon- çaient un terrain non boisé. M"''* Bartelle pensa qu'une fois hors de la forêt, il lui serait plus facile de se recon- naître. Au bout de deux heures de marche, il devint évi- dent qu'on allait arriver à l'extrémité de h forêt. Mais déjà les petites filles étaient fatiguées. On fit halte pour leur donner à manger. A chaque instant, M'"^ Bartelle craignait de voir pa- raître M. Morany ou ses domestiquea. Les enfants ayant trop mal aux pieds pour pouvoir se remettre en marche, M"^* Bartelle et Toinette les prirent sur leurs épaulés, à la façon des femmes sauvages. Comme les pauvres voyageuses avaient en outre à porter des pro- visions, des armes et de& couvertures, elles pliaient sous le faix. Vers cinq heures du soir, elles arrivèrent enfin à la lisière du bois. Devant elles s'étendait à perte de vue une immense prairie dont les herbes s'élevaient à près de deux mètres de hauteur. Les deux femmes se regardèrent d'un air consterné. — Nous ne pourrons jamais traverser cette prairie, LA VENOEANGB D UN MULATRE. 151 mormura Toinette. Les herbes sont plus hautes que nous. — Nous chercherons un endroit où elles soient moins touffues. — Je n'en puis plus de fatigue, répondit la domes- tique en se laissant tomber sur le gazon. Il faut que tous soyez de fer pour rester encore debout, ma pauvre dame! — Nous allons passer la nuit en cet endroit. Demain matin, nous tâcherons de découvrir un passage. Tout en parlant, Juliette regardaitautour d'elle.  deux eents pas de l'endroit où elle s'était arrrètée, elle aper- çut un arbre énorme dont la partie supérieure, frappée probablement par la foudre, gisait en vingt morceaux à quelques pas du tronc. Les branches inférieures avaient échappé à la destruction, et quelques-unes descendaient presque jusqu'à terre. Leur couleur terne et jaunâtre révélait assez que la sève n'y circulait plus^ et qu'elles étaient complètement desséchées. Quoique d'une énorme largeur, le tronc n'était pas très élevé. Le sommet formait une sorte de plate-formr naturelle d'où sortaient comme des girandoles quelques grandes branches que la foudre avait épargnées. . — Si nous parvenions à grimper sur cet arbre, dit H"* Bartelle, les enfants y seraient en sûreté. — Oui, mais comment y parvenir? répondit Toinette d'un ton découragé. Comme elle achevait ces paroles, on entendit dans le lointain un bruit pareil à celui de cinq ou six chevaux traversant au galop un épais fourré. Les enfants poussèrent un cri d'eSroi et se serrèrent contre Toinette. Un rhinocéros noir sortit du bois et s'arrêta à cinq cents mètres de l'arbre. Par bonheur pour les pauvres voyageuses, le rhinocéros, qui a l'odorat d'une extrême linesse, se trouvait au vept, par rapport à elles, et ses ^68 LA VENGEANCE »*UN MULATHE. petits yeux mal peroésne les avaient pad encore aperçues. **^ Maman I maman I crièrent Cécile et Emma, effrayées par la vue de cet affreux animal. Le sang se glaça dans les veines de M"*« Bartelle. Gui- dée par le souvenir de tous les voyages qu'elle avail lus, elle avait reconnu le borélé,, ou rhinocéros noir^ don! l'aveugle brutalité est si redoutée des Loêrs. — Grimpe bien vite sur l'arbre, cria-t-elle à Toi« nette ; je te ferai passer les enfants I Mais Toinette, folle de terreur^ avait complètement perdu la tête. Par un mouvemetit instinctif, elle couvrit les deux petites filles de son corps, tout en poussant des cris de désespoir. Soutenue par la main de sa mère^ la petite Emma commença à gravir les branches; mais, dans sa précipi- tation^ elle tomba à terre, heureusement sans sa faire de mal. Voyant que Toinette ne pouvait rendre aucun service dans rétat de frayeur où elle était^ Juliette monta préci- pitamment sur l'arbre après avoir attaché une corde à la ceinture en cuir d'Emma. Grâce à ce secours, la petite fut bientôt en sûreté au- près de sa mère. Il follut ensuite employer le môme moyen pour Cécile. A ce moment, le rhinocéros releva la tête comme pour humer lé vent. U sentait la présence de créatures hu- maines» Il les aperçut enfin et se dirigea de leur côté en courant avec une agilité qu'on n'aurait c^tes pas atten- due d^une pareille masse< Ranimée par l'imminence du danger, Toinettd se bâta de grimper à l'arbre au moyen des branches. Bien lui en prit de s'être dépêchée, car le borélé s'élança avec tant de fureur et d'aveugle impétuosité, que sa oorne vint fi^apper le tronc de l'arbre* à quelques LA Vengeance d'un mulâtre. 159 ponces de m p^wtB domestique. Celle*^ eut une telle frayeur qu'elle fiillit ée laisser tomber. xxn. A la vue du péril que courait leur bonne, qu'elles ai- maient tendrement, Emma et Cécile redoublèrent leurs cris. De soti cAté, furieux de voir sa proie lui échapper, le rhinocéros se rua sur un buisson voisin, le foula aux pieds, le hacha à coups dé corne et s'acharna sur lui durant plus d'un quart d'heure. Puis, apercevant les paquets de couvertures et les provisions que M*"® Bar- telle avait laissés au pied de Tarbre, il piétina le tout jusqu'à ce qu'il eût déchiré les couvertures en mille morceaux. Le fusil subit le même sort : sa crosse fut brisée en cinq ou six endroits. Après avoir ainsi assouvi sa rage, le borélé vint se placer au pied de l'arbre, soufflant et ronflant avec un bruit qui faisait tressaillir les pauvres femmes qu'il as- siégeait. De temps en temps^ il se précipitait avec fureur contre le tronc de Tarbre ou levait la tête en fixant ses petits yeux pleins de malice sur ses ennemis. Chez les enfants, il n'est guère d'émotion qui impose longtemps silence à l'estomac* Les petites filles com- mencèrent bientôt à demander à manger^ et surtout à boire. M"* Bartelle et Toinette se regardèrent avec déses- poir. Elles n'avaient plus rien à offirir aux pauvres petites. Dans ces régions lointaines, où Tair est plus vif et ou Texercice développe encore l'appétit, la faim et surtout la soif toorm entent bien plus cruellement et plus promp- icmcnt qtte danë lios climats tempérés. Voyant que leur 160 LA VENGEANCE D*UN MULATRE. mère ne pouvait rien leur donner, Emma et Cécile n'in- sistèrent pas, mais Juliette les entendit gémir et se plain- dre à l'oreille l'une de l'autre. Elles commençaient en outre à sentir le froid du soir, que la chaleur violente qui règne pendant le jour fait encore paraître plus vif. M"'' Bartelle ôta l'espèce de ca- ^ saque ou corsage flottant qu'elle portait, et l'étendit sur ses enfants, Toinette en fil autant de son châle. Pendant ce temps la nuit était venue. Vers onze heures, le rhinocéros prit sans doute le parti de battre en retraite, car on l'entendit s'éloigner et le bruit de ses pas se perdit dans la forêt. Durant la nuit, divers animaux traversèrent la clairière. Quelques-uns y séjournèrent assez longtemps. Les deux femmes ne pouvaient pas les voir, mais elles distin- guaient leurs yeux, qui brillaient dans l'obscurité. Elles entendaient leurs allées et leurs venues et le craquement de leurs mâchoires. — Ce sont des chacals probablement, disait M"*^ Bar- telle pour rassurer Toinette, qui tremblait de tous ses membres. D'autres habitants de la forêt semblaient se quereller de temps en temps avec les chacals. Au bruit retentis- sant de leurs puissantes mâchoires, ainsi qu'à l'odeur infecte qu'ils exhalaient, * Juliette reconnut des hyènes. Par instants, ces animaux poussaient une sorte de cri qui avait quelque rapport avec celui d'un enfant. D'autres fois, on aurait juré entendre des éclats de rire. Un peu avant le lever du soleil, les animaux dispa- rurent. Dès qu'il fit jour, H"^'' Bartelle ne put résister plus longtemps à la voix suppliante de ses enfants, qui lui demandaient à boir^. Elle descendit de l'arbre e.t jeta un regard craintif autour d'elle. Rien ne paru^ . . Toinette et sa maîtresse aidèrent les enfants à des- LA VENGEANCB D*UN MULATRE. 161 cendre. On trouva dans les environs quelques fruits, des baies sauvages et diverses racines. Cette maigre nour- riture ranima un peu les forces des pauvres fugitives. On se mit en marche. Guidée par le vue de quelques arbres ainsi que par l'épaisseur et la verdure plus fraîche des herbages, Ju- liette supposa qu'il devait y avoir quelque cours d'eau de ce côté. Elle entra résolument dans la prairie en tête de la petite colonne. Après elle venaient ses deux filles. Toinette fermait la marche. Les herbes dépassant, non-seulement la tête des pe- tites filles, mais encore celle des deux femmes, for- maient au dessus d'elles comme un dôme de verdure. La marche était excessivement pénible, et l'on n'avan- çait que bien lentement. Enfin, le sol devint plus hu- mide. On rencontra deux ou trois petites flaques d'une eau saumâtre sur laquelle les enfants se précipitèrent avec des cris de joie. Cette eau avait une si affreuse cou- leur, que Juliette n'en laissa boire qu'une très-petite quantité à ses filles. Ranimées pourtant par la gorgée qu'elles avaient avalée, les pauvres petites trouvèrent la force de pour- suivre jusqu'à la rivière. Là, elles purent enfin se désal- térer, quoique l'eau eût encore une couleur jaunâtre, qui, en toute autre circonstance, aurait dégoûté la per- sonne la moins difiiciie. — Ce doit être une branche de la rivière Brak ou de quelque affluent de la rivière Orange, dit M"** Bartelle. Si nous pouvions la traverser, ce serait le meilleur moyen de faire perdre nos traces à nos ennemis. — Oui, mais comment faire ? demanda Toinette. — Il faut trouver un gué. — • Et les crocodiles, madame 1 — Tu en as vu? 162 LA VENGEANCE d'UN BfULÂTRB* ^— M'est avis qu il y en « un là, tenez^ voy ez'^-vous s la vase, à droite? Tenez! le* voilà qui ouvre la gueule. Jésus, mon Dieul quelle horrible mâchoire ! — Il faul pourtant que nous passions I s'écria H™* Ba telle avec désespoir. — Et dire que vous n'avez plus même de fusil 1 — Hélas I non; ce maudit rhinocéros a brisé la cros) du miené N'importe, il faut à tout prix mettre une bm rière entre nous et M. Morany* En parlant ainsi, elle coupa une branche d^arbi longue de sept à huit pieds, qu'elle dépouilla de s< feuilles. Munie de cette gaule, elle s'avança sur le bo^ de la rivière et la sonda à divers endroits. Quand la pr^ fondeur lui paraissait diminuée à certaine place, ell pénétrait résolument dans l'eau et continuait à sond^ le terrain. Outre la crainte d'être emportée par le courant, ell était surtout tourmentée par la frayeur des crocodilei Aussi faisait^^Ue le plus de bruit possible eu firappai Feau avec sa gaule, afin d'éloigner ces terribles animaux Après plusieurs essais infructueux, elle remarqua u endroit où l'herbe du rivage semblait avoir été foulé par le passage de divers animaux. Elle courut aussitôt , cette place et trouva en efiet le gué qu'elle espérait dé couvrir. L'eau n'avait à cet endroit que trois pieds environ d< hauteur. Juliette entra résolument dans la rivière, la traversa et revint ensuite sur ses pas pour chercher ses enfants. Elle prit Cécile sur son dos. Toinette la suivit chargée d'Emma. Lés deux femmes s'escrimaient de leur mieux avec leur gaule et poussaient de grands cris afin d'ef- frayer les alligators. Un de ces animaux les suivit à Quel- que pas de distance, mais il se contenta de faire claquer LA VBNGEANClB d'uN MULATRE. 163 les énormes lAftehoires lans 6e précipiter 8ur la proie [Q'il convoitait. Laissant au soleil le soin de sécher leurs vêtements sur eurs corpSy elles se remirent en marche» Quant vint le oir, elles étaient encore au milieu de Tinterminable rairte. Il leur Mut y passer la nuit< Elles eurent à subir e cruelles angoisses et furent torturées par les mous- iques, qui s'abattaient par millier^ sur leurs mains et mr visage. Le lendemain Juliette se réveilla en proie à un malaise xtfême. Malgré totit son courage, elle ne pouvait presque lus marcher. — n faut nous arrêter, madame, dit Toinette en dévo- ant ses larmes. Reposé2^vous. '^ Non, répondit la courageuse jeune femme ; si je l'arrêtais, je ne pourrais plus me relever. — Mais vous ne pouvez plus marcher. — fTimporte ; je marcherai. Il faut à tout prix que ous sortions de cette prairie et que nous trouvions à langer pour ces pauvres enfants. Au bout de deux heures d'efforts surhumains, Juliette *avait encore fait que deux milles tout au plus* Voyant ne la forcé manquait tout à fait à sa maîtresse, Toi- ette prit les devants, laissant Juliette et ses enfants che- miner lentement sur des traces. Elle découvrit bientôt ine de ces fourmilières abandonnées qu'on rencontre n Afrique, et qui ont quelquefois quatte ou cinq mètres ie hauteur. Elle parvint à grimper dessus et jeta un «gard autour d'elle. Elle descendit précipitamment et «vint sur ses pas. —Madame, dit-elle, je vois là-bas des arbres et un space couvert de petits buissons. Aurez^vous la force le pousser jusque-là? — Oui, murmura Juliette, il le faut. i64 LA VENGEANCE D*UN MULATRE. l Elle s'appuya sur le bras de sa fidèle domestique el continua sa route. Au bout de quelques minutes, l'accès de la fièvre diml nuant un peu de violence. M"* Bartelle eut même b force de porter une de ses filles. Elle arriva à la lisièn de la prairie et déposa son cher fardeau sur le sol. — Des melons, maman, des melons! s'écria tout I coup la petite Cécile. — Où donc, ma chérie î — Là, maman, regarde. . Et sa petite main désignait, en effet, une énorml quantité de melons d'eau qui poussaieni non loii de la prairie. ^ — Laissez-moi d'abord y goûter, dit M"** Bartelle. Elle cueillit un de ces melons, en coupa une tranclu et la goûta du bout des lèvres. Elle la rejeta aussitôt à faisant une grimace de dégoût. Le melon était d'udi telle amertume qu'il fallut renoncer à le manger. — Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! s'écria Cécile en jo^ gnant les mains avec désespoir. — Attends, dit M""* Bartelle qui se rappela avoir là dans les ouvrages sur l'Afrique que quelques melonf amers se trouvaient parfois parmi d'autres d'une excel lente qualité. Un autre melon se trouva délicieux. Elle en douiul quelques tranches à ses* filles et à Toinette, qui dévo- rèrent avec avidité cette chair fraîche et sucrée. Pressée par la faim, elle-même en mangea aussi, quoiqu'elle prévît que cela ne ferait qu'augmenter la fièvre. L'accès la reprit en effet dans la soirée. Il fallut toute son énergie pour qu'elle pût allumer du feu et préparer avec Toinette le lit des enfants. LA VENGEAISGE d'uN MULATRE. 165 xxin. Pendant trois jours les pauvres fugitives vécureat de uils saavages et de quelques racines qu'elles faisaient iller sous les cendres. Epuisées par la fièvre, les forces eH'^'Bartelle diminuaient chaque jour. L'inquiétude si la dévorait augmentait encore les souiTrances et les t?ages de la maladie. Toinette aussi commençait à ressentir les atteintes de I fièvre et les frissons qui raccompagnent. Bientôt elle fut plus abattue encore que U"^"^ Bartelle, ir l'énergie prodigieuse de la jeune femme et son mour maternel suppléaient aux forces qui lui man- juaient. Les enfants étaient fatigués. Leurs petits pieds, enflés lar la marche, déchirés par les épines et les pierres à ravers leurs souliers en lambeaux, leur causaient de nielles souffrances. Bientôt un horizon de sable jaune, diapré à de lon- ges distances par quelques buissons rabougris de iantes épineuses , se présenta aux regards des voya- ;eases. C'était le désert qui étendait à perte de Kue sa surface ride et désolée. M'°«BarteUe reconnut qu'elle avait complètement perdu a roule. La pauvre femme ne se sentait plus néanmoins la force le marcher à travers les hautes herbes et surtout de tra- verser de nouveau la rivière. ^ans le désert, au moius, la vue s'étendait à plusieurs ^"^ LA VENGEANCE D*UN MULATRB. lieues, tandis qu'au milieu des bois un animal pouvail passer à deux milles de H°><' Bartelle sans qu'elle s'en doutât. Lorsque, complètement écrasé par le malheur, on n'aperçoit plus aucun moyen d'échapper aux dangers qui vous menacent, on devient en quelque sorte fataliste. On prend pour l'acquit de sa conscience des précautions qu'on sait inutiles, et l'on marche les yeux fermés sur les périls que le destin nous oblige à braver. Il en fut de même pour M°^* Bartelle. Toinette et elle se chargèrent de toutes les provitio&s qu'elles purent réunir en fait de melons, fruits et racines. Avec des ro« seaux tressés, Juliette foi'ma des espèces de paniers ou de seaux dont elle doubla l'intérieur de larges feuilles et qu'elle remplit d'eau. Ainsi chargée de ce fardeau si pesant pour une femme, et surtout pour une pauvre créature épuisée par la fié* vre, la fatigue et l'insomnie, M*°« Bartelle reprit sa marche. Elle se trouva bientôt sur un sol formé de sable jaunâtre, dans lequel les pieds enfonçaient jusqu'à la cheville. Un soleil de feu dévorait les voyageuses; sa réverbération sur le sable brûlait leurs yeux et leur visage. Quand vint la nuit, Juliette regarda vainement autour d'elle pour chercher un abri. Partout le désert, c'est'4- dire le sable aride et brûlant. Pas même de bois pour faire du feu afin d'éloigner les bétes féroces qu'on en- tendait déjà rugir dans le lointain. L'eau était épuisée et les provisions gâtées. Rien ne résiste à l'action de ce soleil de feu. On se coucha sans souper. Le lendemain, il fallut repartir sans avoir mangé. Les enfants avaient tellement soif qu'elles ne pouvaient plus ni parler, ni pleurer. Leurs yeux secs et agrandis par la souffirance s'atta- CA VENGEANCE D^UN MULATRE. 167 étaient avec un profond désespoir sur le visage boule- rersé de leur mère. Avant la chute du jour, il fallut s'arrêter. Les forces manquaient à tout le inonde. — Madame, murmura Toinette, il m'est impossibio l'aller plus loin. Je sens que je me meurs. Que Dieu ait pitié de vous et de ces pauvres enfants ! Les petites filles coururent à elle et se jetèrent dans tes bras en pleurant. Toinette les serra convulsivement Kor son cœur, puis ses bras retombèrent sans force, et Il pauvre femme resta étendue comme un cadavre sur le sol. Elle n'était pas morte cependant, car M»»BartellQ tentait encore les battements de son cœur. — C'est la soif qui la tue, se disait Juliette avec an« (oisse... et pas une goutte d'eau! Quelque temps avant de s'arrêter , M">^ Bartelle avait remarqué à deux milles environ, dans le vdésert, un en- Iroit où croissaient quelques mimosas et quelques plantes de même nature dont le feuillage plus vert et [dus touffu indiquait peut-être la présence d'une source. Ce n'était qu'un indice bien vague, mais en pareille cir*< constance, c'était la planche à laquelle se cramponne le Danfragé. Après une heure de lutte et d'inquiétude , M"^ Bar- lelle se décida à quitter ses enfants pour se rendre jus- itfà l'endroit où elle espérait trouver une source, falgré leurs souffrances , les petites filles s'étaient eudonnies. — Que Dieu vous protège , mes petits anges, mur* mwa la pauvre mère en se penchant vers elles pour les embrasser. A ce moment Cécile se réveilla en disant d'une voix douloureuse : — Que j'ai soif, mon Dieu f que j'ai soif, maman » 168 LA VENGEANCE D*UN MULATRE. Et la pauvre enfant appuyait sa tête endolorie sur le sein palpitant de Juliette, qu'elle entourait de ses petits bras. M<"® Bartelle eut beaucoup de peine à s'en dégager. On eût dit qu'un secret pressentiment avait révélé à la pauvre enfant que sa mère allait la quitter. Enfin W^^ Bartelle parvint à s'éloigner. La nuit com- mençait à tomber. A peine Juliette pouvait-elle distin- guer désormais les arbustes vers lesquels elle se dirigeait. Ainsi qu'il arrive presque toujours dans le désert comme sur l'eau, la distance à parcourir était beaucoup plus grande que M"'® Bartelle ne l'avait supposé. L'obscurité devint bientôt si profonde, que Juliette perdit tout à fait le but de son excursion. Tandis qu'elle cherchait à le retrouver avec un cou- rage et une persévérance héroïque , elle entendit à peu de distance, sur le sable, le bruit des pas de quelques animaux qui passaient en courant à toute vitesse. Un frisson parcourut ses membres. Bientôt d'autres animaux qui devaient être d'une es- pèce différente, à en juger par le bruit de leurs pas, suivi- rent la même route que les premiers, en se dirigeant par conséquent du côté où M°^® Bartelle avait laissé ses enfants. Ces derniers animaux, qui paraissaient fort nombreux, faisaient entendre une espèce de grognement sourd et brusque ressemblant un peu à celui d'un chien qui se dispose à mordre. Le cœur glacé d'épouvante, M*"* Bartelle renonça à trouver la source qu'elle cherchait depuis une heure et ne songea plus qu'à retourner auprès de ses enfants. Au même instant elle entendit à un qu&rt de lieue de là, tout au plus, les rugissements de plusieurs lions qui semblaient s'appeler et qui se rapprochaient évidemment. Haletante ^ éperdue , elle marchait toujours en se gui- LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 169 dant de son mieux sur la voix des animaux qu'elle sup- posait être des chiens sauvages ; mais ceux-ci semblaient être divisés en deux ou trois groupes, et AW** Bartelle ne savait vers lequel se diriger. Bientôt les lions rejoignirent les chiens sauvages, dont leurs rugissements dominèrent la voix. Les hyènes et les chacals étaient aussitôt accourus. Les glapisse- ments de ces derniers révélaient leur présence. Juliette comprit que tous ces animaux étaient en train de se disputer quelque épouvantable festin. — Ce sont peut-être mes enfants qu'ils dévorent ainsi, murmurait la pauvre mère, tandis qu'elle courait éperdue sur le sable. A la fin, ses forces, un instant surexcitées par le dés- espoir et par l'amour maternel, trahirent la malheureuse femme. La respiration manqua à sa poitrine desséchée ; elle roula sur le sable et y resta étendue dans un ^M d'insensibilité complète. XXIV. Quelques-uns des motifs qui avaient décidé Clémence et Geneviève à prolonger leur séjour à Colesberg ne man- quaient pas de fondement. Par suite de la paresse de ces deux dames, leurs bœufs avaient été obligés jusque- là de voyager presque constamment sous le fort de la chaleur, et se trouvaient maintenant en fort mauvais état. Faute de surveillance, on les avait en outre mal soignés. Les provisions de comestibles, et les liquides 10 170 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. surtout, avaient été gaspillés pariesHottentots. Ceux-ci, fainéants et poltrons comme la plupart des domestiquer indigènes, ne demandaient pas mieux que de trouver des prétextes pour prolonger la vie de paresse et d*ivro* gnerie qu'ils menaient à Golesberg. Après mûre délibération, il fut reconnu qu'il faudrait près de huit jours pour tout remettre en état, c'est^-à* dire pour réparer les chariots^ disposer celui de Gene- viève, laisser reposer les bœufs et renouveler diverses provisions. Grâces aux prévenances et aux attentions de tout genre des officiers du 27", les deux belles-sœurs prenaient aisément patience, mais il n'en était pas ain de Va- lentin. Depuis le départ de M""* Bartelle et de ses deux char"- mantes petites filles, il n'avait pu retrouver ni son calme ni sa gaieté. Clémence elle-même avait inutilement dé- ployé toute son amabilité pour le consoler. La pensée du jeune homme ne pouvait se détacher du doux et triste visage de W^^ Bartelle. Il revoyait sans cesse les mi- gnonnes figures de Cécile et d'Emma baignées de larmes. Il les entendait lui dire de leur voix caressante : a Cousin Valentin, tu ne viens pas avec nous ? » — Et moi qui avait promis de veiller sur elles! se ré- pétait-il continuellement. Il se reprochait amèrement d'avoir manqué à son de- voir. Malgré tout son amour pour Clémence, s'il avait pu être transporté immédiatement auprès de Juliette par la baguette de quelque bonne fée^ il y eût consenti avec empressement. Le cœur oppressé par de violents remords et de vagues pressentiments, il ne pouvait tenir en place. Levé avant le jour, il allait hâter les préparatifs du départ, c'est-à-dire ordonner les réparations nécessaires LA VENGEANCE d'UN MULATRE. 171 an chariot d6 M*^ Gefietiëve Hartigné, et presser les onvriers. Chaque soif, il demandait qu'on fixât définitivement le jour où on se remettrait en route. Durant les deux ou trois premiers jours, Clémence s^était beaucoup occupée de lui. Elle lui savait gré d'a- voir Mssé partir Juliette pour rester avec elle. Puis elle craignait toujours que, cédant à quelque lubie, il ne se décidât à rejoindre Vl^* Bartelle. Au bout de deux ou trois jours, cette crainte diminua naturellement et les actions de Yalentin baissèrent d'autant. Le major du 27'', sir Henri Dawson, élait un beau gar- çon de trente-cinq ans, appartenante une grande famille et possédant une belle fortune* H avait l'usage du monde, et de plus, la réputation d'un Intrépide chasseur.  la mort d'un vieux parent, il devait hériter du titre de lord et d'un magnifique domaine. En attendant, il faisait une cour fort assidue â M°>« Mar- tignéy an grand désespoir de son ami sir Richard Over- non. Celui-ci venait épancher ses chagrins dans le sein de M. Haseran, et les deux rivaux, toujours amis^ mau- dissaient de concert la coquetterie de celle qu'Us ado- raient, tout en jurant chaque jour de l'oublier» Pour divertir ces dames, ou plutôt H>°^ Clémence Har- tigné, — car, sauf un vieux lieutenant borgne, nul ne se préoccupait de Geneviève, — les officiers organisaient chaque jour quelque partie de plaisir. Un matin ils apprirent qu'une bande d'élans et de gnous rayés ^ était à deux ou trois milles de Colesberg Hs proposèrent à M*** Martigné de faire une partie de 1 L'élan est la plat grande de tontes les antilopes et celle dont la chair est le plus estimée. 8aUf les cornes et la qoene» qui res- 178 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. chasse de ce côté. Clémence accepta avec empressement. Ce n'était pas qu'elle aimât follement la chasse; mais elle était enchantée de tout ce qui ressemblait à une fêle ou à une partie de plaisir. Puis, cela lui offrait une occasion de mettre son amazone et certain petit chapeau qui lui allait à merveille. Arrivés à quelque distance de la prairie où pais- saient les gnousy les élans et les springboks^ le major Dawson prit les devants pour faire cerner ces animaux par les cavaliers européens et hottentots qu'il avait amenés. Yalentin, qui rongeait son frein depuis une heure, remplaça le brillant major auprès de M"^» Marligné. — Voyons, Clémence, lui dit-il, combien de temps va durer ce manège ? — Comment, ce manège? — Comment veux-tu que j'appelle autrement ta co- quetterie envers M. Dawson ? — Le major est un homme charmant. J'ai grand plai- sir à causer avec lui. — Cela se voit de reste. — Voyons, Valentin, né me tourmente pas. Tu abuses de tes privilèges de cousin. Capitaine Dawson, quels sont ces beaux oiseaux qui voltigent là bas ? Et poussant son cheval à côté de celui du capitaine, semblent à celles des autres antilopes, il se rapproche du bœaf, dont il a la nature douce et patiente. Le gnou rayé (qae les Hollandais nomment bluewildebeest, bète sauvage bleue) est l'une des antilopes les plus élégantes et les plus rapides à la course. Il a la tête du bœnf, le corps du cheval, le bas de la jambe et le pied du cerf. Sa robe est d'on gris souris qui prend une teinte bleuâtre sur les flancs. II porte une crinière flotlante de quelques centimètres de hauteur, dont le poil, noir au milieu, est blanc à chaque extrémité. C'est un des plus beaux animaux de l'Afrique. LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 173 la coquette jeune femme abandonna Yalentin à sa colère et à sa jalousie. Quelques minutes après on entendit à rarrièro-garde le galop précipité de deux chevaux, et un murmure de Toix joyeuses que dominait une voix d'enfant. — Ah ! mon Dieu ! s'écria M"' Martigné, c'est Fré- déric! C'était bien lui en effet. Le petit drôle .avait demandé la veille à faire partie de la chasse. On le lui avait naturellement refusé. Il laissa partir tout le monde ; puis, il séduisit un domestique hottentot, fit seller deux chevaux pour lui et pour son guide, et prit la clef des champs. Deux heures après le départ de la petite expédition, maître Frédéric, triomphant, se jetait au cou de sa mère^ qui le gronda un peu et finit par l'embrasser beaucoup. Comme elle n'avait aucun pouvoir sur lui et redoutait ses imprudences, elle appela Yalentin pour lui confier le petit vagabond. Celui-ci, leste et hardi comme un singe, saisit le pied de Mazeran, puis sa jambe, et se hissa ainsi jusque sur la selle de son cousin, qu'il em- brassa joyeusement. M'"" Martigné espérait un peu que les caresses de l'enfant dérideraient le front soucieux de Yalenliii, mais ce dernier se contenta de saluer Clémence , et n'essaya pas de lui parler. — Fi! le boudeur! lui cria-t-elle en riant. n ne répondit pas et s'éloigna avec Frédéric. Quoiqu'il aimât beaucoup cet enfant, il aurait préféré ôlre seul. 11 était dans des humeurs noires et n'avait guère envie de causer. Après avoir épuisé tous les sujets de conversation pour animer son taciturne cousin, Frédéric fuût par parler de M"' Barlelle et de ses deux peliles filles. Malgré ses dé- i74 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. fauts, qui tenaient pin» à sa mauvaise éducation qu*â son caractère, Frédéric avait un excellent cœur, et il adorait sa tante et ses cousines. Il se mit à raconter à Yàlentin combien U avait eu de chagrin en les voyant partir. — Si tu savais comme elles pleuraient, dit-il; ma tante aussi. De grosses larmes roulaient sur sel joues. Vous n'avez pas vu cela, vous autres, parce qu^elle se cachait dé vous, mais moi je l'ai bien vu. Pauvre tante Juliette^ qui était si bonne ! et Cécile, et Emma aussi ! Si j'avais été un homme, vois-tu, Valentin, je les aurais accompagnées pour les défendre et leur tuer du gibier. Ça m'a fait tant de* peine de les voir partir seules ! Et le bon petit garçon s'essuyait furtivement les yeux, tout honteux de pleurer ainsi. — Cet enfant a plus de cœur que moi, se dit Valentin en passant la main par un geste caressant sur la tête du petit garçon. Si je souffre aujourd'hui, c'est bien fait; je le mérite. Oh ! pourquoi ne suis-je pas parti avec Ju- liette et ses pauvres enfants? qui sait où elles sont main- tenant et quels dangers les menacent ? Pendant ce temps, on avait commencé les préparatifs de la chasse. Les rabatteurs à cheval étaient partis en faisant un très-long détour afin de ceriïer les bétes fauves et de les forcer & diriger leur course vers les chasseurs. Ce jour-là, comme il s'agissait moine de tuer du gibier que de s'amuser, les officiers du 27* avaient «amené leur meute, composée de vingt-quatre beaux chiens, conduits par un vieux piqueur appartenant & sir Henri Dav^son. Us se proposaient de forcer quelques animaux et de donner ainsi à M"*" Martigné le spectacle d'une véritable chasse à courre. Je dis mesdames^ car Geneviève faisait aussi partie de l'expédition. LA Vfif^GËANCE D*ÛN MULATRE. - 175 Vêtue d'une amazone qui devait la mettre au supplice, et dont le corsage^ tendu par ses fdhustes appas^ sem- blait sur le point d'éclater comme la grande voile d'un navire pendant un coup de vent, Geneviève abritait son petit nez pointu et ses grosses joues écarlates sous un extrait de chapeau espagnol qui lui donnait l'air le plus drôle du inonde. — Regarde donc ma tante Geneviève, dit à Yâléntin, Frédéric, qui n'était ni respectueux ni charitable envers sa tante. On dirait un bonnet grec sur une citrouille. Hais Valentin pensait à Juliette et n^écoutait pas Fré- déric. Pour on revenir à Gôueviève, elle était perchée sur un cheval ai^ssi maigre qu'elle-même était grasse. Le lieutenant borgne, qui le lui avait choisi, avait sans doute supposé qu'un cheval aussi maigre ne pouvait être bien ardent. La pauvfe bête, en effet, n'avait point de velléités méchantes ; mais Geneviève, qui ne savait pas monter à cheval, se cramponnait si bien à la bride, qu'elle finit par eiaspérer sa pacifique monture. Celle-ci lança une ruade et envoya Geneviève prendre sa mesure sur le gazon, à la grande frayeur de la mala- droite amazone et de son fidèle écuyer, le lieutenant torgne. Sauf quelques petite^ contusions, Geneviève ne â'était pourtant fait aucun mal dans sa chute, mais par mal- heur elle était tombée à côté d'une fourmilière. Déran- gées par cet aérolithe inattendu, les fourmis se préci- pitèrent sur la pauvre femme avec une furie dont rien ne saurait donner l'idée à des Européens. En un clin d*œil, Geneviève fut couverte de morsures. Elle se mit à pousser des cris de détresse et se sauva au plus vite. Malheureusement elle emportait avec elle des liers de fourmis qui travaillaient consciencieusement. 176 LA VENGEANCE D*UN MULATRE. — Sauvez-moi ! sauvez-moi ! criait-elle au lieutenant borgne qui se cognait le front de désespoir. Le seul moyen pour M"*' Geneviève Martigné d'échap- per à ses terribles ennemies, c'eût été de se déshabiller complètement, mais le pauvre officier n'osait lui don- ner ce conseil. Il monta à cheval et galopa jusqu'auprès de Clémence, qu'il appela au secours de sa cousine. Le premier mouvement de M'"* Ernest Martigné fut Aé courir à Geneviève ; mais elle songea tout à coup que si elle la touchait, les fourmis pourraient bien déménager et venir s'établir chez elle. S'arrêtant à une distance respectueuse de sa cousine, elle parut peu disposée i s'approcher davautage de la veuve, qui, folle de douleur et de frayeur, se roulait à terre en poussant des cris de désespoir. Tout à coup une idée sublime vint au lieute- nant borgne. Il prit Geneviève dans ses bras, courut jusqu'à une mare qui se trouvait à quelques pas et l'y plongea jusqu'au cou. Croyant sans doute qu'on voulait la noyer, Geneviéva se défendait des ongles et des pieds avec énergie. Le lieutenant tenait bon avec un courage héroïque et s'éver- tuait inutilement à expliquer ses bonnes intentions à l'ingrate Geneviève. Enfin, un autre officier vint au secours du galant lieu- tenant. On retira de l'eau M"»* Geneviève Martigné, cou- verte de fange et dans un état indescriptible. Le petit chapeau espagnol était resté dans la mare avec une par- tie des faux cheveux auxquels il était attaché... Et l'ama- zone!., et la figure même de Geneviève!.. Ah! graiid Dieu ! quel désastre ! Quoique la pauvre femme dût cruellement souffrir, el que tout le monde en eût pitié, elle avait une si drôle de miue avec sa figure gonflée, ses cheveux en désordre, ses yeux effarés, ses vêtements collés sur son corps et LA VENGEANCE d'un MULATRE. ^77 diaprés de boue, que personne ne pouvait s'empêcher do rire. Valenlin transporta la veuve jusqu'aux chariots. On la laissa entre les mains d'un Hottentot qui passait pour avoir un certain talent médical. Clémence resta quelque temps auprès d'elle, mais elle n'était pas femme à sacrifier ainsi son plaisir pour les antres. Elle envoya un domestique à cheval chercher la femme de chambre de Geneviève et un chariot pour ra<- ' mener celle-ci à Colesberg. Malgré le bain qu'elle venait de prendre, Geneviève n'était pas complètement débarrassée de ses implacables ennemies. Les petites cloches qui succédaient à leur pi- qûre la brûlaient tellement qu'elle ne sentait pas le froid de ses vêtements mouillés. Valcntin et M. Overnon vinrent savoir de ses nouvelles. — Écoutez, lui dit Valentin, vous n'avez qu'un seul moyen de vous débarrasser des fourmis. Entrez dans le wagon, fermez les rideaux et dcshabillez-vous complè- tement. Faute de mieux, je vais vous laisser mon par- dessus, et le plaid de notre ami Richard. Enveloppez- ^ous là dedans le mieux possible jusqu'à ce que l'autre chariot soit venu' vous chercher. Le conseil était bon, et Geneviève finit par se décider à le suivre. Au bout d'un quart-d'heure, elle apparut ^étue du pardessus et portant le plaid en guise de jupon. Quant au petit chapeau espagnol repéché par le lieute- îiant, elle l'avait replacé sur sa tête, tout humide qu'il était, en se contentant de l'envelopper d'un mouchoir blanc pour le rendre plus présentable. Porté par Clémence ou par Juliette, ce costume hété- loclite aurait pu ne pas avoir l'air trop ridicule; mais sur le corps en boule de Geneviève et surmonté de sa t'ÏB LA VENGEANCE d'UN MULATRB. grosse figure eSàrée, il prodiusttt le plus singulier efièl du monde. La première per^nne qui aperçut H™® Martigné partit d*un éclat de rire, et', malgré le sang-froid britannique, rhilarité devint bientôt générale. Geneviève remonta bien vite dans le chariot^ en lan-^ çant un regard courroucé aux spectateurs, et ne reparui que le soir au dîner, dans la toilette la plus splendidede sa garde-robe. Tandis qu'elle roulait vers Golesberg, en compagnie de sa domestique, sur qui elle épanchait chemin faisant sa mauvaise humeur^ la chasse commençait. Clémence, qui n'en prenait qu'à son aise et qui croyaiii chasser en Afrique avec la même régularité qu'en Europe, se trouva bientôt seule avec son fils et un jeune enseigner de dix-sept ans, assez lourd et peu spirituel, nommA M. Bussell. 1 -^ Pourquoi ne rejoignez-vous pas les autres chas^i seurs? demanda-t-ellp au petit enseigne, qui rougit jush qu'au blanc des yeux. — Mes chevaux ne sont pas de force à suivre ceux dei mes amis, répondit-ii avec un peu de tristesse. Ils vien- nent d'être malades tous les deux» et je n'en aï pas anel douzaine comme le major Davrson. — Le major a sans doute une grande fortune? — Oui, madame. Il doit en outre hériter un jour d'une terre magnifique, presque à côté de celle de votre ami, sir Richard Overnon. -^ La propriété de sir Richard ne doit pas être fort importante, d'après ce qu'il nous a dit. — Je vous demande pardon, madame, elle vaut bien cinq ou six cent mille francs. -*• Vraiment ! fit Clémence surprise. LA VENGEANCE D*UN MULATRE. 179 Puis, son oncle, lord Chesfleld, lui laissera une e terre bien plus considérable dans le Wanvickshire, le titre de lord. Vous voulez parler de H. Dawson ? Non, madame. Je connais bien sir Richard Over- , quoiqu'il ne m'ait pas reconnu, lui, car j'étais un t quand il est venu à Westernhouse. Il a déjà deux trois mille livres sterling de revenu (cinquante ou ante-quinze mille francs); et son oncle lui en lais- plus du double. Eies-Yous bien certain de cela? Parfaitement, madame; un de mes cousins est mi* tre dans sa paroisse et je l'ai souvent entendu parler de Richard Overnon. Diverses circonstances qu'il serait trop long de rappor« ici avaient plusieurs fois éveillé la curiosité de Clé- mence au sujet de sir Richard. Quoiqu'il criât par-des- sas les toits qu'il était sans fortune, il agissait en tout eomme un homme riche. Les nombreuses emplettes qu'il avait faites à Paris et au Gap pour ce voyage avaient dû hii coûter fort cher, et pourtant il avait paru i^'y attacher pQcune importance. I Maintenant qu'elle le connaissait davantage, Clémence le jugeait d'ailleurs fort capable d'avoir dissimulé sa for- tune, afin de s'assurer qu'on Taimerait pour lui-même. Elle se promit d'approfondir ce mystère à la première occasion, mais seulement après avoir quitté Colesberg^ afin que sir Richard ne pût se douter des indiscrétions du jeune enseigne et acquérir la preuve de ses soupçons. Après avoir tué quelques animaux à coups de fusil, les chasseurs résolurent de forcer un vieux gnou rayé qu'ils avaient isolé de la bande. Poursuivi par les chiens, le gnou tourna quelque temps dans la vaste prairie ; puis, prenant sa course ei\ 180 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. lign^ directe, il se dirigea vers un marécage siluéà cinq milles de l'endroit où se trouvaient les chasseurs. Ceux-ci le suivirent de toute la vitesse de leurs mon- tures. M"»* Martigné elle-même galopa sur leurs traces, guidée par le jeune enseigne et par le major Dawson. Valentin s'était approché un moment de sa cousinej mais, en la voyant causer avec le major, il avait épc-j ronné son cheval et poussé en avant. Grâce à l'excellente race de chevaux qu'on trouve daii! la colonie, et aux nombreux haras des boêrs, tous le; officiers étaient bien montés. Aussi la chasse fut-elle menée rapidement. Le gnou ne tarda pas à fléchir. Il fit un dernier effort pour atteindre l'élang, mais les chiens le rejoignirent el se jetèrent sur lui. Il se défendit vaillamment des pieds et des cornes. Le sang coulait à flots sur la robe d'un bleu grisâtre marquée de raies irrégulières du bluewildebeest. Ses petits yeux farouches annonçaient la rage et la détresse. Sa crinière était couverte de boue et de sang. Malgré sou héroïque résistance, il fut bientôt renversé par les chiens. Un des chasseurs termina son agonie en lui tirant à bout portant un coup de carabine. XXV. Tandis que, pour donner la curée aux chiens, on ou- vrait le gnou rayé, l'arrière-garde des chasseurs rejoi- gnait les premiers arrivés. Les aboiements des chiens et les cris des chasseurs LA VENGEANCE d'uN MULATRE. * j^l firent lever une quantité d'oiseaux qui se tenaient cachés dans les joncs de l'étang Ils tournoyèrent quelque tenrps au-dessus de leur retraite habituelle en poussant des cris discordants et finirent par se poser au milieu de la pièce d'eau, dont les bords étaient entourés d'une épaisse couche de boue desséchée. Sur cette vase croissait un fouillis de plantes et d'ar- bustes, au milieu desquels resplendissait d'admirableb fleurs aux couleurs vives et brillantes Une de ces fleurs surtout attira l'attention de W^^ Mar- tigné et lui fit pousser un cri d'admiration C'était une fleur disposée par petits groupes, dont le rouge éclatant ressortait sur un feuillage d'un vert presque aussi sombre que celui du lieire. — Dieu! quelle jolie coiffure on ferait avec cela! s'écria Clémence. — D'autant plus oue cette fleur se conserve très-long- lerops, lui dit le major Dawson, qui avait repris sa place auprès d'elle. — Est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de s'en procurer? — Pas ici, du moins, répondit le major. — Pourquoi donc ? — Parce que cette lisière d'herbes et de plantes ram- pantes que vous voyez autour de l'étang est l'asile d'une quantité de serpens, dont la morsure serait mortelle. Ces étangs sont tellement redoutés que les animaux eux- mêmes n'osent y venir boire. — Quel dommage! dit Clémence avec unepetitemoue chagrine. Je me serais fait, avec ces fleurs, une si jolie coiffure pour le bal que vous nous donnez demain ! — Vous n'avez pas besoin de cela pour être la plus belle, répondit galamment le major, qui, malgré son in- trépidité bien connue, n'était pas assez insensé pour risquer sa vie à satisfaire le caprice d'une femme qu'il il 182 LA VBNaEANGB d'uN MULATRE. trouvait fort aimable, mais dont U n'était nullement amoureux. Sir Richard Ovemon fit un mouvement pour se diri- ger vers rétang, mais M. Dawson le saisit par le bras. — Êtes-vous fou? Iui4it^il. Vous exposer 4 une mort affreuse pour une fleur que vous ne pourrez même pas atteindre! M*"^ Nartigné joignit ses instances à celles du major, et passa son bras sous celui de sir Richard, afin de mieux retenir le jeune Anglais, à qui son héroïsme va- lut un sourire et un regard qui U firent tressaillir de joie. Appuyé contre un arbre à quelques pas du groupe, Valentin avait tout entendu. Le regard et le sourire que Clémence venait d^adresser à sir Richard et la noaiiière affectueuse dont elle s'appuya sur son bras froissèrentle cœur de Mazeran. Déjà assombri ^a? *e mécontentemenl qu'il éprouvait de sa propre eonduite, il était dans une de ces dispositions d'esprit ou tout nous blesse et nous apparaît sous les plus tristes couleurs. Irrité contre lui- même et contre les autres, il éprouvait ce profond dé- goût des hommes et de la vie qui envahit quelqtfefois notre àme. Il jeta son fusil sur son épaule, s'arma d'un long bâ- ton qu'il prit à l'un des Hottentots et s'avança tranquil- lement vers la lisière de verdure qui bordait l'étang. Un cri d'effroi partit de toutes les bouches. Le major et les autres ofliciers s'élancèrent pour le retenir. Il les repoussa en souriant et continua d'avancer en déjût de leurs amicales représentations. Outre le sentiment de jalousie qui pousse tout amou- reux froissé à se venger d'une ingrate en lui prouvant sa supériorité sur ceux qu'elle lui a préférés , Yalentiu cédait encore à rentrainemont de l'amour-propre natio- LA VBMOSANOB d'UN VULATHE. 183 nal. Quoique bon cavalier ei bon lireur» il n'élait pas de force à lutter, sous ces deux rapports, contre les in- trépides chasseurs du 87% qui avaient sur lui Tavantago de rexpérience et de l'habitude. Aussi était-il heureux de faire à son tour ce qu'aueun d'eui: nVait osé faire. En dépit des instances des officiers anglais et des cris de Glémenoe, notre écervelé continua donc sa -roule vers l'étang. Quoique son cœur battit avec violence et q^ la pensée des serpents fit courir de temps en temps un firisson dans ses veines, il marchait la tête haute et le sourire aux lèvres. Au fond, il eût mieux aimé attaquer tout seul un Uon, un rhinocéros ou un buffle, un ennemi enfin qu'il pût combattre ouvertement^ que d'affronter la morsure lâche et sounioise d'un serpent contre lequel il n'aurait peut-être pas même le temps de se défendre. Tout en avançant au milieu des herbes, il songeait au danger qu'il courait et se reprochait d^à son insigna folie. — L'autre jour, se disait*il, je n'ai pas eu le eourage d'accompagner Juliette et ses pauvres petites filles , que j'avais juré de protéger; et maintenant me voilà entrain d'exposer ma vie comme un imbécile, pour satisfaire le caprice d'une coquette qui se moque de moi. Ciomme il achevait ces mots , les h«rbes remuèrent tout près de lui. Une sorte de sillage imprimé à leurs tiges révéla la fuite de quelque animal rampant. A quel- que ne Martigné avait exprimé quelque temps auparavant au sujet des. fleurs. Clémence le suivit d'un œil étonné, mais l'amour- propre l'empêcha de faire aucune observation. En approchant de Colesberg, les chasseurs rencon- 188 LA VENGEANCE d'UN MULATRE. irèrent un chariot suivi d*une dizaine de chiens et de six chevaux conduite en laisse par des HoUentots. — Dieu me pardonne ! s'écria un lieutenant qui marchait en avant avec Yalentin, voici Hurton et Mac- Bray. Les officiers galopèrent jusqu'au wagon. Au bruit des pas de leurs chevaux, deux Européens sortirent du cha- riot et poussèrent un hourrah joyeux. Toute la bande des officiers du 37* se trouva bientôt réunie autour des nouveaux venus, qui n'étaient autres que les deux chasseurs que H'^^'Bartelle avait rencontrés sur sa route. Tout en racontant à leurs amis les princi- paux épisodes de leur voyage , Norton et Mac-Bray vin- rent à parkr de la jeune et jolie Française qu'ils avaient vue quelques jours auparavant. YalentiUy à qui on répéta leurs paroles, s'approcha bien vite pour obtenir des nouvelles de sa cousine. Morton lui expliqua dans quelles circonstances il l'a- vait rencontrée et ne lui dissimula pas les inquiétudes qu'il éprouvait pour elle. — Ce qui a contribué, surtout, dit-il, à me donner des soupçons sur le guide, c'est la direction qu'il faisait suivre à H»® Bartelle. Ils avaient déjà beaucoup dévié de leur route, et cependant cet homme connaît trop bien le chemin de Kuruman pour s'être trompé aussi grossièrement. — Que supposez-vous alors? demanda Yalentin vive- ment inquiet. — En vérité, je ne sais, répondit Norton, mais une sorte de pressentiment me dit que cette aimable et cou- rageuse jeune femme est exposée à quelque trahison. C'est au point que si l'expiration de nos congés ne nous avait forcément rappelés à Colesberg, Mac-Bray et moi, nous serions restés auprès d'elle pour la protéger au LA VENGEANCE d'UN MULATRE. 180 moins jusqu'à ce qu'elle eût regagné la route de Kuru man. — Oh ! certainement, s'écria Mac-Bray; le cœur m'a saigné en quittant ces pauvres petites filles, si jolies et û douces. — D'autant plus, reprit Horton, que M"** Bartelle avait l'air fort souffrante, en dépit du courage avec le- quel elle cherchait à le cacher. — Pauvres petites! répéta Mac-Bray, qui avait un enfant de l'âge de Cécile et d'Emma. Un frisson d'inquiétude et de remords traversa le cœur de Yalentin. Il se trouvait lâche et ingrat d'avoir ainsi abandonné sa cousine et les deux enfants de Ju- liette. — Je partirai cette nuit même pour les rejoindre, se dit-il. Que Dieu me pardonne mon retard et me per- mette d'arriver à temps ! Aussitôt de retour â Colesberg, il donna l'ordre à Joseph et à ses domestiques hottentots de commencer les préparatifs du départ. A la fin du souper, il annonça qu'il comptait se mettre en route la nuit même, avant le lever du soleil. Chacun se récria contre ce départ précipité, mais le jeune homme tint bon. — Attends trois ou quatre jours seulement, et nous partirons avec toi, lui dit M*** Hartigné — Je ne puis. — Trois jours seulement. — n faut que je parte immédiatement. — Attends deux jours... voyons, deux jours. — Pas un seul. Je suis trop inquiet pour cette pauvre Juliette et ses chers petits anges. — Deux jours seulement. — Non,. Clémence; si j'arrivais trop tard, jamais je il 190 LA VENGEANCE D'UN MULATRE. ne me le pardonnerais, ie me fais déjà de craels repro- ches d'avoir laissé partir Juliette toute seule avec ce Mo^ rany, qui... — Bhbien? — Rien. Il ne faut pas accuser les gens à l'avance ; mais enfin, à tout prix» Je veux rejoindre M»» Barteile. -^ Bt nous? murmura Clémence^ un peu froissée. — M"« Geneviève et toi, Vous avea deux protecteurs : Savinien et sir Richard. — Certainement* fit Clémence, (foi espérait sans doute éveiller la jalousie de son cousiUi Pour mon compte, j'ai une entière confiance dans le dévouement de ces deux messieurs. — Alors, tout est pour le mieux, répliqua Valentin, et vous n'avez pas besoin de moi» Pour aller plus vite , je partirai à cheval. Quand j'aurai rejoint Juliette, je monte- rai dans le petit chariot avec Bertrand. ^ •*- Alors ^e pourrai me servir du vôtre? dit Gene- viève. — Je ne demanderais pas mieux , chère madame; mais j'en aurai besoin à Kuruman. » — J'en achèterai un à Kummatl, répondit Geneviève. -*«• Vous n'en trouverez pas, fit M. Dawsoù. Bon gré, mal gré, Geneviève dut renoncer à sOû projet économique. — A propos, demanda-t-elle à Valeûtin, et ces belle: fleurs que vous avez cueillies hier au soir? — Je vais les porter à cette pauvi*e Juliette, l-épondit Valentin. Toutes fanées qu'elles seront, elles lui prouve- ront du moins que nous n'oublions pas les absents. — C'est une bonne pensée , s'écria Glémehce avec un empressement destiné à cacher la contrariété qu'elle éprouvait. Je me fais une fête de penser que je serai bientôt près d'elle. LA VINGBAI^GB d'UN MULATRE. 191 ^ Permettefr^moi une obseryàtion, dit le major tiaw- 8(m. M""' Bartelle a sur tous, mesdames^ une avance de huit jours environ; mais comme, involontairement ou non, son guide lai a fait foire un grand crochet sur la gauthe^ d'après ce cpie nous ont appris Morton et Mao^Bray^ il fout bien compter au moins deux ou trois jours de perdus. Maintenant, voici ce que je propose pour que vous puissies rejoindre madame votre cou- sine. Vous feras partir deux jours à l'avance vos bœufs, vos chariots et vos domestiques. Morton^ iTits Herald et moi) nous attellerons des chevaux à nos propres chariots, et nous pourrons ainsi vous foire aisément rejoindre vos équipages m doublant les deux premières étapes. La proposition étant aussi avantageuse qu'aimable, les dames Hartigné s'empressèrent de l'accepter. Clémence espérait un peu que cela déciderait Valentin i rester avec elle, mais elle fut trompée dans son attente. Ma- seran était trop inquiet pour consentir à différei^ son départ d'un seul jour» Malgré les fatigues, les privations et même les dan- gers auxquels s'exposait le jeune homme, Morton et Mac- Bray n'osèrent le dissuader de son entreprise. Quant à Clémence, furieuse à son tour de ses ins- tances inutiles, elle ne disait plus rien. Au fond du cœur, son amour-propre espérait que Valentin faiblirait an moment du départ et que sa jalousie, non moins que son affection, l'empêcherait de laisser seule, avec ses deux rivaux, la femme pour laquelle il venait ce jour*là même d'exposer sa vie* Ovemon et Valentin , ainsi que leurs domestiques , passèrent la nuit à faire les préparatife de son départ, tes bagages et les provisions les plus indispensables pour un si long trajet avaient été soigneusement empa- 192 LA VEIVOEANCE d'uN MULATRE. quetés et chargés sur le dos de trois chevaux que con- duisaient en laisse Joseph Furetai et deux domestiques hottentots, montés eux-mêmes sur trois autres chevaux. Outre les chevaux qu*il possédait déjà, Valentin en avait acheté trois à des officiers de la garnison, et Tobli- geant sir Richard lui avait , de plus, prêté deux des siens. Enfin, M. Morton avait cédé à Yalentin un domestique Béchuana,.qui avait accompagné les deux officiers dans leur excursion de chasse et qui connaissait parfaitement le pays. De son cêté, le major Dav^son, qui s'était pris d'amitié pour l'aventureux et brave jeune homme, Tavait forcé d'accepter un fusil de Manton, avec divers usten- siles de chasse. Plusieurs officiers lui remirent en outre des lettres, pour quelques chefe Béchuanas, dont les tribus se trouvaient disséminées sur la route. Emu et reconnaissant de toutes ces prévenances faites avec un réel intérêt, Valentin embrassa affectueusement sir Richard et les braves officiers du 27«, et partit à six heures du matin pour rejoindre sa cousine Juliette. XXVI. Malgré tous les bagages que ses amis l'avaient forcé d'emporter^ Valentin entreprenait une rude tâche en fai- sant à cheval un aussi long voyage. N'ayant personne avec qui causer, et ne pouvant par conséquent se dis- traire des sombres pensées qui le préoccupaient, ni calmer l'impatience qui le dévorait, Valentin faisait d'aussi longues journées de marche que le permettaient les forces de ses chevaux» Souvent, durant les haltes de LA TBN6BANGB D*UN KULATRS. i93 la petite carairane, il prenait son fusil et cherchait à taer quelques oiseaux ou quelques antilopes. Outre le plaisir qu'il y trouvait, la chasse était pour lui une nécessité. Sous la chaleur dévorante du soleil africain, aucune pro- vision ne se conserve ; pour avoir de la viande roan- ^eablOy il faut tuer les animaux le jour même. Au bout de quelques heures, la chair est corrompue. Quelques jours après son départ de Colesberg, Yalen- lin, suivi de Joseph, qui était devenu un assez bon ca- valier, grâce à son incroyable hardiesse, tomba sur la piste d'un oryx ou gemsbok. Cette antilope, l'une des plus élégantes et en même temps une des plus délicates comme venaison, est de la taille d'un petit mulet. Les crins épais de sa queue des- cendent plus bas que ses larges jarrets. Elle a une robe fauve, une crinière et une raie noire sur le dos. La tête est blanche, avec des raies sombres disposées presque comme les courroies de la têtière d'une bride. Ses cor- nes noires, fines, régulières, droites et l^èrement pen- chées en arrière, mesuraient près d'un mètre de long. Joseph et deux des Hottentots parvinrent à détourner le gembosk et à le renvoyer à Yalentin. Celui-ci le tira à cinq cents pas environ et lui logea une balle dans le corps. L'onyx tomba, se releva et fit encore quelques pas. Valentin courut à lui pour l'achever. Au moment où il n'en était plus qu'à cinq ou six pas, le gembosk ftt demi-tour et se précipita sur le chasseur avec la rage du désespoir. Avant que Yalentin eût le temps d'éviter l'animnl forieux, celui-ci le frappa de ses cornes acérées. Joseph se jeta bravement sur le gemsbok, esquiva un coup de pied suivi d'un coup de corne, et détourna sur lui la Oorenr de l'animal. Pendant ce temps, tout blessé qu'il était, Yalentin ti- 104 LA VfeNMAlfGB d'UH MULâTRB. rail un pistolet de sa poche et le déehuffêmt à bout portant dans ia tète de Toryx. Joseph releva son mattfe et Faida à regagner la fon- taine près de laquelle on avait lait halte. Le pauvre gar- don, qui pleurait à chaudes larmes, pansa de son mieux la blessure de M. Mazeran. Le lendemain matin, malgré la soufiranée qu'il éprou- vait et la fièvre qui commençait à s'emparer de lui, Va- ientin votiliit, bon gré mal gré, se remettre en route. Envenimée par la chaleur et la fatigue, la blessure, de Vaientin lui causait par moments de vives douleurs. Aussi, malgré tout son courage, n'avançait41 que bien lentement. ' Au bout de quelques lieues, Barilé, le Béchuana que lui avait donné M. Morton, lui fil voir l'endroit où les chariots de M. Morany.avaient quitté la route de Kuru- iiian pour s'enfoncer sur la gauche dans les bois* — C'est bien extraordinaire, murmura le Bécbuftna, qui savait quelques mots d'auglais. Le chemin est bien facile à suivre cependant. Valentin se demanda un moment s'il devait suivre la tracé des chariots ou continuer sa route, dans l'espoir de retrouver M*** Bartelle et M. Morany, qui auraient cerlainemèftt reconnu leur erreur et regagné le bon chemin. Après quelques indécisions, il marcha dans la m^me direction que les chariots, qu'il espérait gaper de vitesse. Il aurait mieux valu pour lui qu il choisît l'autre parti, car tl fut obligé de faire un long crochet dans la forêt; puis darts les prairies, et de retourner ensuite sur ses pas pour regagner la route de Kuruman, que les cha- riots étaient venus rejoindre, ainsi qu'il Tavait supposé. Le soir du quatorzième jour^ le Béchuana^ dont la vue était plus perçante que celle des Européens et même LA VfcÏTGBANCB D'tTH IJtltAtttE. !95 que celle dés HoUentotfi ^ déoôutril uAe petite colontie de fumée qui déyàit provetiii'j dtt-il) de quelque bivouac. — Qui te fait croire cela ? lui demanda Yaientin. — Je sens une odeur de viande grillée, répondit le Béchnanft. Quoique toujours soufirant de s bleeeure, qui le for- çait à se tenir tout courbé sur son cheval^ Yaientin mit sa monture au galop < Un instant après, il put se con- vaincre que le sauvage avait bien deviné. A tent pas de lui, trois chariots dételés étaient grou- pés l'un à côté de l'autre. Des bœufs et des che<^aux paissaient à quelque dislance. Yaientin reconnut les chariots de sa cousine» Son cœnr battit avec violence. La première personne qu'il aperçut fut M. Horany. Le créole fit un geste de colère en reconnaissant Mazeran et courut à l'un des chariots. Mais avant qu'il en eût soulevé la portière, Yaientin était près de lui. — Où donc est M"* Bartelle? demanda Yaientin d'une teik inqtiiète. — Yaientin! s'écria la jeune femme, qui sortit A l'ins- tant même de son veagon, appuyée ^ur le bras de la fidèle Toinette. Elle se jeta dans leê bras de son cousin; puis, pen- chant la tète sur l'épaule de Mazeran, elle se mit à san- gloter avec tine amertume qui navra le cofeur du jeune homme. n crut d^abord qu'il était arrivé quelque rralheur .ixl petites filles de Juliette; mais, au même instant, Ërcnca et Cécile vinrent se jeter à son cou. Tout en embrassant avec une joyeuse effusion les deux enfants, qui poussaient des cris d'allégresse, Yaientin regardait M^* Bartelle. Il fut doulonrenaemeikt Mppé du 196 LA VENOBAIfCB D*UN MULATRE. changement extraordinaire qai s'était opéré chez la jeune femme. Maigre, pâle, épuisée, les yeux creux et cernés, les paupières gonflées et meurtries, elle semblait ayoir à peine la force de se soutenir. — Mon Dieu ! s'écria*t-il avec angoisse, tu as donc été malade, Juliette ? — Un peu, répondit-elle ; j'ai payé mon tribut à la fièvre, mais cela va mieux, n'est-ce pas, Toinette? Toinette ne répondit pas et tourna la tète pour qu'on ne vît pas les grosses larmes qui roulaient sur ses joues amaigries. — Les enfants aussi ont l'air bien fiitiguées, reprit Yalentin, qui craignait d'alarmer sa cousine en insis- tant sur l'état où il la trouvait. — Elles ont eu à souffrir aussi, répondit Juliette en frisant signe de s'éloigner à Toinette, qui se tordait les mains avec impatience. — Oui, cousin, s'écria Emma, qui s'était déjà em- parée d'une des mains de M. Mazeran. Oh! nous avons bien des choses à te raconter, va I — Vraiment ? dit le jeune homme en souriant sans quitter des yeux le visage épuisé de la mère. — Oui, reprit-elle ; maman a eu peur, elle s'est sau- vée avec nous. — Et une nuit nous avons couché sur un arbre, dit Cécile. — Et puis nous avons failli être mangées par un gros rhinocéros. — Et nous avons eu si soif ! — Et si faim ! — Et notre pauvre maman, qui avait la fièvre et qui pleurait ! — Et Toinette aussi ! — Que veulent-elles dire ? demanda Yalentin, alarmé LA VENGEANCE D*UN MULATRE. 197 de tout ce que les deux petites filles lui racontaient avec nne Tolubilité tout enfantine. Toinette, qui s'éloignait, se retourna pour lever les yeux et les mains au ciel ; mais M"*^ Barlelle lui imposa de uouveau silence par un regard suppliant. -^ Je te raconterai cela plus tard, dit Juliette. Mais toi-même tu es bien changé. Comme tu as Tair fatigué et sonfifrant ! — - Je suis venu achevai, et ce maudit soleil m'^ quel- que peu rôti, répliqua Yalentin. — Quelle imprudence ! — Je me reprochais de t'avoir laissée partir seule. J'avais bâte de te revoir. Je n'ai pu y tenir davantage, et comme les chariots n'étaient pas prêts, je suis parti en avant-garde. — Combien je te remercie, Valentin î Quelque souvenir douloureux éteignit sans doute le • sourire qui avait effleuré les lèvres de Juliette. En dépit de tous ses efforts, un sanglot conyulsif souleva sa poi- trine, et, couvrant sa figure de son mouchoir, elle fondit en larmes. — Juliette, s^écria le jeune homme surpris et inquiet de cette profonde douleur, qu'y a-t-il? que s'est-il passé? Parle donc, je t'en conjure. Aurais- tu éprouvé quelque accident? quelqu'un t'aurait-il?.. Si je croyais Moramy... Elle l'interrompit par un geste suppliant. — Il ne m'est rien arrivé, murmura-t-elle, c'est la fièvre; je suis si faible ! La moindre chose me boule- verse... la joie de te revoir... Tiens, laisse-moi pleurer un moment. Ensuite, je t'expliquerai tout. — Vous arrivez juste à propos pour le dtner, mon-r sieur Yalentin, dit à ce moment H. Morany, qui venait de surgir à c,ôté du chariot. J'ai eu la chance de tuer ce matin un porc-épic dont la chair a la meilleure mine du monde. 198 LA VENGEANCE D'UN MULATRE. Après un instant d'hésitation involontaire^ Valentiii serra la main que lui tendait M. Morany et murmura quelques paroles de politesse. -^ Gomment avez-vous laissé nos yojfageurs ? reprit Horany. Clémence est*>elle toujours aussi bellet A-t-eile fait bien des victimes parmi ces pauvres officiers du 27®? Tout en répondant au créole^ Valentin ne pouvait dé- tacher ses yeux de sa cousine. — Vous trouvez Juliette bien ehftngéè» n'est-^e pas? lui dit Morany à voix basse. C'est la fièvre, et puis une malheureuse excursion qu'elle a faite. — Commewt cela? Quelle excursion? — Elle vous la racontera elle-même. Si tous saviez quelle peur elle m'a causée ! Pendant cinq jours, je l'ai crue perdue, elle et ses deux petites filles. Je tremble encore rien que d'y songer. Quand je pense que si j'étais arrivé quelques heures plus tard, je n'aurais peut-être trouvé que leurs cadavres ! — Oh ! mon Dieu ! s'écria Yaleûtin^ de grâce appre- nez-moi... Voyons, Juliette, que s'est-il donc passé? Dis-le moi, je t'en prie. — Après souper. — Non, m^ntenant. Je ne pourrai pas manger tant que j'aurai cette inquiétude sur le cœui". — Eh bien ! commença la pauvre femme^ que M. Mo- rany ne quittait pas dû regard, un soir que tous mes domestiques étaient partis pour s'acquitter de divers tra« vaux, dés sauvages... des Bushmen sans doute... sont venus attaquer les chariots. L*un d'eux â blessé M. Mo- rany. — Oh t légèrement, interrompit le créole en souriant. — En voyant tomber M. Horany^ j'ai cru quHl était mort. J'ai couru aux chariots; j'ai pris un de mes en- fants, Toiiiette l'autre, et nous nous sommes sauvées LA ▼«lf9EA1f<2l d'un MUIiâTRE. 199 dans la forêt comrtie des folles. Nous avons couru toule la nuit. Au lever du soleil, nous nous sommes trouvées toutes seules au milieu des bois. -*- Pauvre Juliette ! — Impossible de retrouver les chariots. Je ne snis d'ailleurs si j'aurais osé y revenir à cause des sauvages, que je croyais en être les maîtres* J'ai voulu regagner la route de Golesberg, je me suis perdue complètement. xxvn. Juliette raconta ensuite, mus en les atténuant beau- coup, une partie des épreuves qu'elle avait eu à subir. Elle parlait d'une voix lente et faible. Comme elle avait la tête baissée et le ft'ont appuyé sur sa main^ H^eran ne pouvait voir sa figuré. ^ n était évident pour Yalentin que tout ce qu'elle ra- contait* était vrai, et pourtant il avait comme un pressen- timent qu'on lui cachait quelque chose. Il remarqua en outre que M. Morany ne détournait pas les yeux de M"* Bartelle, et que celle-ci évitait avec soin de regarder le half'cast. Une contrainte évidente régnait entre ces deux per- sonnages et révélait quelque incident que tous deux dis- simulaient. — Je saurai ce qui en est, se dit Yalentin; mais, pour cela, il tie faut pas que je les mette sur leurs gardes en leur laissant deviner mes soupçons. En conséquence, il ne fit aucune question de nature à éveiller leur défiance. Il se contenta de déplorer les '2^0 LA VBirOBANCB D*Ulf MULATRE. cruelles angoisses auxquelles avait été soumise sa pauvre cousine. On fit préparer dans le chariot de Bertrand un lit pour Valentin^ qui avait grand besoin d'un peu de repos après tant de nuits passées à la belle étoile. Dès qu'il fut seul avec Bertrand, dont il connaissait le dévouement à M"^^ Bardelie, Yalentm le questionna sur tout ce qui s'était passé durant son voyage. Malheureu- sement, Bertvand ne put rien lui apprendre de nouveau. En arrivant au campement avec le petit chariot, le fidèle domestique avait appris que sa maîtresse s'était sauvée pour échapper à des bushmen qui avaient atta- qué la caravane et qui avaient été mis en fuite par Mo- rany et les deux Indous. On s'était empressé de chercher M"" Bartelle de tous côtés, mais ce n'était qu'au bout de plusieurs jours qu'on l'avait enfin retrouvée avec ses deux petites filles, à demi-mortes de fatigue, de soif et de fièvre, et qu'on les avait ramenées au campement. -^ Moi, je cherchais d'un autre côté, continua Ber- trand, et je ne suis arrivé au camp que le lendemain du retour de ma pauvre maîtresse. Quand je l'ai vue, mon- sieur Yalentin, ça m'a fait une impression ! Oh!... Elle avait l'air d'une morte .. Et ses pauvres petites filles !... elles étaient si faibles qu'elles ne pouvaient quasiment se tenir debout... Ça reprend si vite, les enfants! A peine s'il y paraît déjà... Mais madame ne se remet pas, elle... Tenez, monsieur Yalentin, moi je crois, comme vous, qu'il s'est passé quelque chose qu'on ne veut pas nous dire. — Par votre femme, vous pourriez peut-être... — Oh! j'ai souvent essayé de la questionner, mais lorsque madame lui a recommandé le secret, le diable ne la ferait point parler. Au lieu de me répondre, Toi- nette se met à pleurer. Sous prétexte que cela cause ï.k VENCBAHCE d'uH MULATRE. 201 ioulilement de la peine à ma femme, madame m'a dé- .fendu de l'iulerroger désormais là-dessus. — EvidemmenL, il 7 a quelque chose, murmura Va- lenliu, en se couchant sur le cadre recouvert d'une peau de mouton qui lui servait de lit. Dès demain, je vais mettre Joseph en campagne. Le petit drdle est rusé comme un singe, et il m'obtiendra quelques renseigne- ments. Une fois sur la voie, nous verrons bien. Malheureusement pour les projets de Valentin, il ar- liva au jeune homme ce qui arrive souvent aux natures ÙDergiqaes et nerveuses. Tant qu'il avait eu à surmonter les fatigues et lesdangersde la roule, il avait trouvé dans sa volonté la force de dompter les alternatives de fièvre et d'épuisement que lui causaient sa blessure, les atteintes d'un soleil de feu et les ii^ures d'un climat insalubre. . Maintenant que ces obstacles étaient surmontés, les forces lui manquaient tout à coup, et la maladie prenait le dessus. A ces causes physiques s'en joignaient d'autres d'un ordre différent. Outre les inquiétudes qu'il avait éprou- vées pour sa cousine Juliette et ses deux petites filles, qu'il aimait comme si elles eussent été ses propres en- fants, il avait été rudement éprouvé par la lutte qui se livrait dans son cœur entre son amour pour Clémence, : d'un cAté, et son affection pour M*' Bartelle, de l'autre. Par une contradiction étrange et qu'on rencontre bien souvent néanmoins , il sentait d'autant plus le besoin de voir Clémence qu'il en était plus éloigné. Près d'elle, il éprouvait un sentiment indéfinissable qui res- semblait parfois à de la haine. Loin d'elle, il oubliait presque sa coquetterie pour ne suuger iju'ii sa jolie figure et à son esprit. Je dois dire pourtant que depuis qu'il avait njoint M" Bartelle, l'intérêt que lui inspirait cette deniière 202 LA VBlfOBANGE D*UN MULATRE. Bvait toQt effacé. Pour la première fois, depuis bien long- temps il avait presque oublié la belle Clémence. Mais l'imprçssion produite par toutes ces luttes morales et physiques n'en avait pas moins exercé une Ameste in- fluence sur son organisation déjà si vivement surexcitée. Dans la nuit, le délire le prit. Son état donna bientôt de sérieuses inquiétudes à Joseph et au vieux Bertrand. — Et dire que nous n'avons pas de médecin! s'écria Bertrand. H y a bien madame, qui connaît quelque chose aux remèdes, mais ma pauvre maîtresse est si fatiguée que je n'ose la réveiller à cette heure de la nuit. — Je vais aller chercher le Bechuana qui nous a con- duits ici, dit Joseph après un instant de réflexion. Presque tous les sauvages savent panser les blessures et connais- sent des remèdes contre la fièvre. Celui-là a déjà très- bien pansé mon maître, et il a l'air d'un bon garçon, malgré sa vilaine figure. Il sortit du chariot et se mit à la recherche du Bechuana. Il comptait le trouver auprès du feu autour duquel étaient couchés les domestiques hottentots, mais il ne l'aperçut pas. — Il sera sans doute retourné à Colesberg, lui dit Abdul Sherazie, le khansamah de Morany. — A cette heure de la nuit? — n est déjà quatre heures du matin. — Et sans avoir pris congé de mon mattre ? C'est bien extraordinaire. — C'est comme cela, pourtant. — Et votre guide, à vous, ce babouin de Ben-Mossùl ? — Il sera probablement parti en avant pour tirer quelque pièce de gibier. — On n'y voit pas à deux mètres de soi. Le khansamah se retourna de l'autre côté et se rendor- mit ou fit semblant de se rendormir. LA VBN6EAN0E d'uN MULÂTRE. 203 Tandis que Joseph regagnait le chariot, il crut aper- cevoir une ombre qui s'approchait en rampant du cercle éclairé par la flamme. Il se cacha derrière une roue du chariot et attendit. L'homme qui arrivait si mystérieusement se glissa à côté des dormeurs, le plus près possible du feu, et pa- rut se disposer à sommeiller. Un autre individu, qui pa- raissait venir du même endroit, Surgit à son tour dans le cercle de la lumière, et vint se coucher à côté d'Abdul Sherazie, avec lequel il échangea quelques mots i voix basse. Vivement intrigué de toutes ces allées et venues^ Joseph en fit part à Bertrand. Sur le consentement de celui-ci. Fureta retourna auprès du brasier, afin de voir quels étaient les deux hommes qui venaient d'arriver. Il reconnut le guide Ben-^Hossul. Quant au second, ce devait être Bbyrrub Komul, l'autre domestique de M. Morany, car il était maintenant couché à côté du khansamah. La fièvre et le délire de Yalentin augmentât toujours, Bertrand se décida à réveiller M°^® Bar (elle. Il aurait pu, du reste, le faire plus tôt, car Toinette lui dit que la jeune femme n'avait pas fermé les yeux de la nuit. Gomme Juliette couchait toute habillée, elle fut bientôt sur pied. Chemin faisant, Bertrand lui raconta ce dont Joseph Furetai venait d'être témoin, M°^« Bartelle leva les yeux au ciel et ne répondit pas. — J'ai peur que ce coquin de Ben-Mossul ne nous perde encore, dit Bertrand. Jamais nous n'arriverons à Kumman. — Si, répondit M"* Bartelle d'un ton singulier, nous y arriverons, sois-en sûr, et notre voyage se fera désor- mais directement. — Pourquoi cela, madaroo ? 204 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. Elle le regarda avec les yeux fixes et distraits d'ane personne qui a parlé involontairement et qui ne se rap- pelle plus de ce qu'elle vient de dire. Elle ne répondit pas. Comme ils arrivaient en ce moment au chariot de Yaieu- tin^ elle souleva la portière et monta dans le wagon. A la lueur du falot que tenait Bertrand, elle examina quelque temps le malade. Puis, elle envoya son do- mestique chercher divers objets que Toinette savait où trouver. Elle pansa la blessure de Yalentin et lui fit en- suite avaler de la quinine. Au bout de deux heures, la fièvre avait beaucoup di- minué. M">« Bartelle se retira alors en laissant Joseph à côté du malade. — Surtout, mon ami, dit-elle à ce dernier en le quit- tant, que H. Mazeran ne reste jamais seul. Arrangez-vous pour cela avec Bertrand, et veillez bien sur votre maître. — Est-ce qu'il courrait quelque danger ? s'écria Joseph, qui adorait Yalentin et se serait fait volontiers tuer pour lui. — Non^ répondit la jeune femme d'une voix faible ; mais, dans un voyage comme celui-ci, on est exposé à tant de périls qu'un malade ne doit jamais rester seul, entendez- vous?... jamais seul. Yalentin fut installé le mieux possible dans le chariot afin qu'il ne soufirîtpas trop des affreuses secousses que les fondrières imprimaient à chaque instant au véhicule. Puis la petite caravane reprit sa marche vers Kuruman. XXVIII. Bon et généreux, Yalentin avait fait la conquête de la plupart des Hottentots, non-seulement de ceux qui étaient LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 205 â son service^ mais encore des domestiques de H. Morauy et de H°>*' Bartelle. Ces pauvres diables, à qui il distri- buait de temps en temps du tabac ou quelque verre d'eau-de-vie, avaient d'ailleurs un motif tout particulier pour porter de l'intérêt à M. Mazeran. Ainsi que nous l'avons dit au début de ce récit, Yalen- iin jouait passablement du violon. D'après les conseils de sir Richard Ovemon et de quelques autres personnes du Cap, il avait emporté son instrument avec lui. De temps en temps, lorsqu'on arrivait aux haltes de bonne heure, il prenait son violon après souper et faisait danser les Hottentots. Ceux-là seuls qui connaissent la passion des Africains pour la danse, peuvent compreifdre à quel point le talent et la complaisance de Yalentin le rendaient cher aux Hottentots. Aussi conduisaient-ils son chariot avec une sollicitude et une précaution tout à fait contraires à leurs habitudes de paresse et d'insouciance. On n'était plus qu'à sept ou huit journées de Kuruman, lorsque Yalentin, qui allait beaucoup mieux, fut atteint su- bitement d'une attaque de paralysie. Ses bras et ses jambes lui refusaient tout service. Il pouvait à peine parler. Juliette accourut auprès de lui. Il fixa sur la jeune femme, qui pleurait, des yeux remplis de tendresse et de reconnaissance, mais sa bouche ne put murmurer que des mots inintelligibles. — C'est la conséquence de tous les accès de fièvre qu'il a subis ces jours derniers, dit M. Morany. — Croyez-vous? répondit M"' Bartelle en attachant un regard profond sur le créole. — Parbleu? Est-ce que vous supposeriez? — Je vous crois maintenant capable de tous les crimes, murmurait-elle d'une voix sourde. il 208 LA VENGBArVCE d'uN MULATRE. 9 Le Yoyage avait singulièrement amélioré ce jeune homme au physique comme au moral. Malgré son ap- parence toujours frêle et chétive , il supportait à mer- veille la fatigue et les privations. Il est vrai que le pauvre diable avait vécu jusque-là dans une telle misère, que le lit le plus dur et la plus maigre pitance lui parais- saient siifiSsants. Bien qu'âgé de dix-sept ans, et n'en paraissant que quinze tout au plus, il avait une intelli- gence fort au-dessus de son âge, à laquelle se joignait, dans les circonstances critiques, tout l'aplomb vif et railleur du gamin de Paris. Gouailleur et rageur de sa nature, il tenait tête à tous les autres domestiques. Il ne baissait pavillon ni devant Hercule Caritaud, ni même devant James Kanstich, le domestique de M. Overnon, quoique ce dernier lui eût administré deux ou trois leçons de boxe des mieux con- ditionnées. Du moment d'ailleurs qu'il s'agissait de Yalentin, l'univers entier disparaissait aux yeux de Furetai. Au besoin, il aurait brûlé la caravane pour faire cuire une côtelette à son maître. Aussitôt que le Hottentot eut achevé son récit, Joseph rentra dans le chariot. Il s'arma de son revolver et d'un couteau de chasse, et s'en alla trouver le guide, qui dé- jeûnait à l'abri du chariot de M. Morany. Ben-Hossul, qui était loin de se douter des intentions du petit Français, qu'il regardait d'ailleurs comme un enfant, le laissa approcher sans défiance. Dès que Joseph fut à deux pas du métis , il Tajustâ tranquillement de son revolver, et lui dit avec une réso- lution et un sang-froid prodigieux. — Tu as empoisonné mon maître. — Ce n'est pas vrai, s'écria le métis, qui ne put ré- primer un tressaillement. LA YBHGEANCE D*UN MULATRE. 209 — Tu as empoisonné mon maître avec une infusion de fleurs jaunes que tu as préparée cette nuit. — Non. -- Lève-toi, et marche devant moi. — Où veux-tu que j'aille ? — Au chariot de mon maître. — Je n'irai pas. — Alors, je vais te tuer comme un chien. n n'y avait pas à se méprendre à la voix et au regard de Joseph. Il était parfaitement décidé à exécuter sa menace. Tout en continuant ses protestations et ses récriminations, Ben-Mossul se leva et se dirigea vers le chariot. •» Laisse ton couteau tranquille, ou je tire, lui cria Jo- seph, qui le vit porter furtivement la main au couteau qu'il cachait (lans les plis de son kaross. L'autre obéit. Lorsque tous deux furent arrivés au chariot de Hazeran, Joseph montra au métis la. figure altérée de Yalenlin. — Peux-tu guérir mon maître? lui demanda-t-il. — Non, répondit Ben-Mossul, c'est la fièvre. — Tu mens ! c'est ceci, répliqua Furetai, en lui mon- trant l'infusion. — Je ne sais pas ce que c'est. — Tu mens! Tu es venu furtivement cette nuit mettre cette infusion à la place de la tisane qu'avait préparée M"' Bartelle, dit Joseph, qui ne parlait ainsi que par conjecture, mais qui avait à peu près deviné la vérité. — Non. — Alors, tu vas boire ceci. — Non certainement. — Pourquoi ? •^ Je ne suis pas malade. 210 LA VBlfOCAlfCB D^tTIT IftJtAtRE. — - Ou C'est de la tisane , et ça ne te fera pas de mal ; ou c est du poison, et alors c'est toi qui l'as versé. Bois ou je tire. Après un moment d^indécision, le métis liaassa les épaules en souriant , prit le vase et en avala le contenu tout entier, à la grande stupéfaction de Joseph, qui resta tout interdit de cette tranquillité — Et maintenant vous voilà rasi^uré, dit le métis en ]*egardant Joseph de cet air sournoisement narquois particulier aux sauvages, Ben-Mossul peut aller à sa besogne. Il s'éloigna d'un pas calme et ftssuré , Sftns daignei se retourner pour jouir de la surprise de son ennemi. XXIX. La fin de cette petite scène avait eu pour témoin im- passible (impassible du moins en apparence) M. Alexan- dre Horany. Au moment où il avait vu arriver le métis suivi de Joseph, qui le menaçait de son revolver, M. Mo- rany avait échangé un regard avec Ben-Mossul en portant la main à la poche de sa veste, dans laquelle il cachait toiqours un petit revolver. Un coup d'œil de Ben-Mossul lui avait fait comprendre qu'il n'avait qu'à se tenir tranquille. Il paraît néanmoins que M. Morany n'était pas parfaitement convaincu que l'infusion fût inoffensive, car il ne put réprimer un geste de surprise quand il vit le guide avaler sans sourciller la boisson que lui présentait Furetai. — Ah ! ça ! Joseph, étes-vous fou ? dit d'une voix sé- vère M. Morany, qui se montra quand le métis se fût LA VENGÈÀNbB t^Vf^ lltLAtRE. 211 retiré. Taer nôtre guide et Sur des soupçons dont vous voyez maintenant llnjustice ! Ce n'est ni à un domes- tique ni à un enfant Comme vôus qu'il appartient de com- mander ici. Pour cette fois, je vous pardonne; mais que jamais pareille folie he se renouvelle. Elle vous coûterait cher. Joseph s'inclina sans répondre, etM. Morany s'éloigna. Au même instant Bertrand, qui se tenait caché dans le fond du chariot, s'approcha dé Furetai. ^ — Tu as bien agi tout de même, mon garçon, dit-il au jeune homme qui restait tout décoûcêfté. Il y a quelque secret entre ces deux hommes-là , j'en suis sûr mainte- nant. J'ai vu le regard qu'ils oiit échangé. Puis M. Ho- rany a eu l'air trop surpris qùaiid Beti-Môssul a bu ce ce que tu lui présentais. — Si c'était du poison, il ne l'aurait pas avalé comme cela, murmura Joseph. — À moins quil n'ait du contre-poison, dit Bertrand, frappé d'une idée. — Tu as raison ! s'écria Joseph. C'est peut-être pour cela qu'il s'en est allé si vite. Reste avec H. Mazeran. — Où vas-tu ? — Tu le sauras plus tard. Prends toujours les pistolets. Joseph monta dans le chariot, dont le timôn était tourné vers l'intérieur du cercle formé par les wagons et les bagages, et sortit par l'arrière en sautant leste- ment sur le sol. Il se mit ensuite à plat ventre et com- mença à ramper comme un vrai sauvage. De temps en temps il levait la tête avec précaution pour voir s'il n'apercevait pas Ben-Mossul. A la fin, il reconnut ce dernier qui parlait avec vivacité à Sherazie. le khansamah de M. Morany. Sherazie semblait refùseï* quelque chose que le métis 3t9 LA VENOBANCE d'uN MULATRE. demandait a?ec instance. Enfin le guide courut à M. Mo- rany, auquel il adressa précipitamment quelques mots, et qui lui répondit aussitôt par un geste aflirmatif adressé au guide d'abord et ensuite à Sherazie. Ce dernier s'inclina en signe d'obéissance, prit une clef dans sa ceinture et entra dans le chariot de son maître. Il en sortit quelques minutes après avec une bouteille et un verre, qu'il remit à Ben-Mossul. A l'ins- tant où celui-ci les recevait de sa main, Bertrand s'ap- procha de Morany et lui dit quelques mots. Horany lui répondit aussi par un geste afBrmatif et le suivit immé- diatement. — Qu'est-ce que cela veut dire ? se demanda Josepli sans quitter des yeux maître Ben-Mossul. Pourquoi Ber- trand a-t-il quitté mon maître après m'avoir promis de ne pas le laisser seul pendant mon absence ? Le métis passa derrière le chariot afin d'être hors de vue. Il déboucha la bouteille, qui exhalait une forte odeur de vinaigre, et s'en versa un plein verre. Au mo- ment où il allait le porter à sa bouche, Joseph lui saisit le bras si brusquement, que tout le contenu du verre tomba sur le sol. — Donne-moi cette bouteille et marche devant moi, lui dit Joseph, tenant son revolver à quelque distance de la poitrine de Ben-Mossul. Cette fois encore, celui-ci dut obéir et se laissa rame- ner au wagon de M. Mazeran. Joseph y retrouva M. Morany, à qui M"« Bartelle parlait avec beaucoup d'animation. Quant à Valentin, il était toujours immobile. Son regard même commençait à s'éteindre. —Qu'est-ce encore? s'écria M. Morany, en apercevant les deux ennemis. Joseph, je vous avais défendu... \ LA VENGEANCE D*UN MULATRE. S13 — Quand il s'agit de la vie de mon mattre, je n'écoute personne y monsieur, répondit Furetai, qui se sentait soutenu par la présence de H"* Bartelle. — Insolent ! fit M. Morany, en levant le jambok ou cravache en peau d'hippopotame qu'il tenait à la main. — Tonnerre du ciel! ne frappez pas, monsieur! s'é- cria Joseph. Nous autres, Parisiens, nous ne sommes pas des chiens qu'on fouette, entendez-vous? Ne bouge pas, toi, dit-il en ajustant Ben-Hossul, qui avait fait un mouvement pour s'enfuir. Bertrand, charge-toi de ce coquin de métis, et vous, madame, ajouta- t-il en passant la bouteille à M™* Bartelle, ayez la bonté de faire boire un verre de ceci à M. Hazeran, le plus tôt possible. — Hais c'est du vinaigre, s'écria Juliette en respirant l'odeur de la bouteille, — C'est ce que je crois aussi, madame, répondit-11, mais il faut croire que c'est bon pour diminuer l'effet de la drogue qu'on a fait prendre à mon maître, et que j'ai forcé ce coquin de métis à avaler tout à l'heure, car je l'ai trouvé se disposant à boire un verre de ce vinaigre. — Bertrand, je vous ordonne de baisser votre pistolet, dit Morany au vieux domestique, qui tenait son arme à quelques pouces de la poitrine dû guide. Ben-Mossul, cette fois, avait perdu toute son assu- rance, et regardait M. Morany d'un air d'angoisse. Ber- trand ne répondit pas, mais il conserva sa position. Alors le créole tira de sa poche le petit revolver qui ne le quit- tait jamais et Tarma. — Monsieur Morany, dit le vieux domestique, tous auriez tort de me faire du mal. Nous ne vous disons rien, à vous. Quant à cet homme, s'il n'est pas coupable, il n'a rien à craindre. Si c'est du poison qu'il a versé à H. Mazeran, vous deiez trouver juste qu'il en soit puni. I I 214 LA VBïfGlAïrCE D*0ir HULATRE. — Je n'd pas l'habitude de me laisser commander pai les domestiques^ reprit Morany pâle de colère. Baisser votre arme, ou je tire sur vous. — A vos risques et périls, alors, monsieur, dit Joseph en ajustant le créole. Tout à coup, m^^ Bartelle poussa un cri de joie qui fit tressaillir les spectateurs* A peine Talentiti avait^-il avalé la moitié da verre de vinaigre, qu'il avait tressailli, étendu les bras et fait deux ou trois mouvements. Au bout de cinq minutes, la paralysie avait complètement dispara. En revanche , le ^uide commençait à vadller sur ses jambes, et sa figure trahissait déjà un violent malaise. — Monsieur Morany, sauvee-moi ! cria««t- Bartelle en se précipitant après lui, car elle avait deviné son projet. XXX. Avec cette force inouïe que la passion donne quelque- fois aux natures les plus faibles , Juliette^ franchit en quelques bonds la distance qui séparait les deux cha- LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 217 riots, el se jela entre ses enfants et M. Morany, qui éten- dait déjà la main pour s'emparer de Cécile. — Prenez les petites filles, cria-t-il à ses dômes- liquet». Mais. Joseph, arrivé presque en même temps que les deux Indous, leur barrait le passage. De son côté , Toi- nette a^ait saisi une broche et se tenait dans la position du soldat qui croise la baïonnette. Un des Hottentots, un vieux driver (conducteur de chariot), dont M"* Bar- (elle avait soigné le fils durant le voyage, avait résolu- ment saisi un fusil et se montrait disposé à en faire bon usage. Enfin, Yalentin, appuyé sur un bâton, arrivait lentement au secours de M"''' Bartelle. Après un instant d'indécision, H. Morany baissa son revolver. Il resta un moment silencieux, les sourcils froncés et les yeux fixés sur ses adversaires avec une ex- pression indicible de haine et de fureur. Il s'aperçut que deux ou trois Hottentots s'approchaient et semblaient disposés à soutenir Juliette et le vieux driver^ qui avait sur eux une grande influence. — Allons, dit-il à M"** Bartelle, vous triomphez au- jourd'hui. Je pars. Seulement, n'oubliez pas ce que vous avez juré sur la tète de vos enfants l'autre jour. Au re- voir. Avant peu nous nous retrouverons, et cette fois, rien Be pourra vous enlever à mon amour. Il s'éloigna à reculons, les yeux toujours fixés sur ses adversaires, qu'un geste suppliant de Juliette empêchait de tirer sur lui. La pauvre femme craignait qu'en ripos- tant il ne blessât ses filles, qui se collaient toutes trem- blantes contrôles vêtements de leur mère. Joseph, qui trépignait de colère comme un petit coq de combat, voulait poursuivre ses ennemis, mais M"* Bar- telle le retint. — Laissez-les partir, lui dit-elle, nous sommes si peu 13 :218 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. nombreux maintenant qne^ pour le salut commun, cha- cun de nous doit ménager sa vie. Au même instant^ deux Hottentots apportèrent le eorps du pauvre Bertrand, qui respirait à peine , et dont l'a- gonie commençait. Toinette, éplorée, se jeta sur le corps de son mari. Les deux vieillards s^aimaient tendrement, et la pauvre Toinette était folle de désespoir. Bertrand, plus calme, cherchait à la consoler par quelques mots pleins de courage et de résignation. -^ C'est la volonté de Dieu, lui disait-il. H faut s'y résigner. . . Les enfants. . . je voudrais bien les embrasser... si madame le permet. Juliette prit les deux petites filles et les mit à côté du fidèle domestique. Elles entourèrent sa tête grise de leurs petits bras. En voyant pleurer leur mère et leur bonne, les enfants pleuraient aussi et mouillaient de leurs larmes la figure ridée du vieillard,'qui les contem- plait avec une profonde affection. ' — Que le bon Dieu les protège^ les pauvres petits anges! murmura le fidèle domestique... et vous aussi, madame ! Vous avez toujours été bien bonne pour moi. Je vous confie ma femme. Je sais bien que vous ne la laisserez manquer de rien. Adieu , monsieur Mazeran , que Dieu vous protège aussi... Parlez-leur quelquefois du pauvre Bertrand^ madame. — Oh ! nous te soignerons bien, va, mon pauvre Ber* trand/ dit la petite Emma en collant sa joue rosée sur celle du vieillard. -^ Moi, d'abord, je te donnera la moitié de mon café, ajouta Cécile. Il sourit doucement. —- Avec deux gardes-malades comme cela noiis vous sauverons, mon ami, dit M*"* Bartelle en alTeciaut un e^ poir qu'elle n'avait plu». LA VENGEANCE d'un MULATRE. 219 — Je sais Bien que la mort arrive, répondit-il d'une voix qui s'affaiblissait à chaque minute. J'ai travaillé courageusement en ce monde et j'ai fait mon possible ;)our remplir mes devoirs. J'ai confiance en la miséri-* corde de Dieu. Son regard devint vague et il ne balbutia plus que quelques mots confus. Par un mouvement machinal, il attira vers lui les létes des deux petites ; puis, levant les yeux vers le ciel, comme pour prier encore la Providence de les protéger» il rendit le dernier soupir. Tandis que M'"'' BartelieetJoseph Furetai s'occupaient de Toinette, qui poussait des cris déchirants, M. Morany et ses domestiques s'étaient hâtés de terminer leurs pré- paratifs de départ. Tout blessé qu'il était, Valeutin voulait se traîner jus* qu'à eux ; mais il dut céder aux instances de Juliette, qui lui représenta que, dans l'état de faiblesse où il était, il ne pourrait que se faire tuer. — Que deviendrais-je alors ? lui dit-elle ; que devien- draient mes pauvres enfants? En ce moment d'ailleurs, perdant toutes les forces qu'il avait dû à l'excitation de la lutte et du danger. Va- lentin finit par s'évanouir. n resta longtemps dans cet état. Quand il revint à lui, les chariots de Morany et toute son escorte avaient dis- paru dans la forêt. Un des Hottentots préposé à la garde des bœufs, qui paissaient non loin du camp , accourut bientôt tout ef • faré. n annonça que H. Morany et son escorte avaicni emmené une partie des bœufs de M"^*^ Bartelle etdisper.^é les autres dans le bois. On s'aperçut aussi, quelques minutes plus tard, que Morany avait fait couper les har- 220 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. nais et les courroies d'attelage des bœufs de ses enne- mis, et mis leurs cheyaux en liberté. Ces manœuvres retardèrent forcément le départ le Juliette et de Y.nlontin. Il fallut creuser une fosse pour la sépulture de Ber- traudquifutenterrénrèsdelafontaine, au pied d'un grand arbre. Toinette s'était couchée sur la tombe de sou mari et ne voulait plus la quitter. Juliette lui envoya Emma et Cécile. Les deux petites filles se jetèrent à sou cou et lui dirent en pleurant : — Ma bonne Toinette, tu veux donc désobéira ton rr^ari, qui t'avait dit de nous protéger. Tu ne nous aimes donc plus, puisque tu nous abandonnes? La pauvre femme embrassa en sanglotant les deux petites filles et se leva silencieusement. Mj^^ Bartelie lui tendit les bras. Les deux femmes se tinrent longtemps embrassées. Enfin Toinette se dégagea des bras de sa maîtresse ; puis, posant la main sur la tête des enfants, fixant les yeux sur la fosse où son mari dormait du som- meil éternel, elle murmura crune voix entrecoupée de sanglots : — Sois tranquille, Bertrand, je vivrai pour elles, et quand nous nous reverrons là haut... Elle ne put achever et laissa tomber sa tête sur l'cpaule de M"*" Bartelie, qui serra de nouveau sur son cœur la bonne et fidèle domestique. On ne put partir que le lendemain. Outre ce retard, les chariots, traînés désormais par un nombre insufiOsant de bœufs, ne pouvaient marcher que fort lentement. A chaque passage difficile, il fallait atteler tous tes bœufs au même chariot, puis revenir faire la même opération pour le second vyragon. Il manquait pour diriger les eiforts cl les travaux des LA VENGEANCE d'uN MULATRE. 221 Hottentofs la main énergique d'un homme. Valentin ne pouvait se lever, et, malgré tout son courage, il était in- capable de rien faire. Juliette fut obligée de prendre la direction de la cara- vane. Il serait impossible de dire toutes les luttes qu'elle eut à soutenir contre la paresse et l'ivrognerie de ses domes- tiques indigènes, contre les obstacles et les dangers sans cesse renaissants d'un trajet de près de trois mois à tra- vers des prairies immenses^ des plaines sablonneuses et (les forêts inextricables. Outre la surveillance incessante que réclamaient d'elle la direction du voyage et le gou- vernement des Hottentots, il lui fallait encore s'occuper (les enfants et soigner Yalentin, qui fut très-longtemps à se rétablir. Pendant quinze jours, il eut constamment le délire. Le nom de Juliette revenait à chaque instnnt sur ses lèvres. La pauvre femme, les yeux fixés sur la figure amaigrie de son cousin, tressaillait chaque fois qu'elle entendait prononcer son nom. Mais un sourire navrnnt, inspiré par quelque cruelle pensée, remplaçait prcsq o aussitôt le sourire de bonheur qui avait un instant effleuré ses lèvres. Elle cachait alors sa tète dans ses deux mains et sanglotait avec une profonde amertume. Lorsque, au bout d'un mois environ. Yalentin put marcher et monter à cheval, il fut frappé d'admiration en voyant avec quel mélange d'énergie et de douceur Juliette savait se faire obéir des Hottentots. Outre la femme gra- cieuse, douce et bonne qu'il avait connue, il en décou- vrait une autre toute nouvelle pour lui, dont le courage et rintelligence le remplissaient d'étonnement. Tous ces sentiments se peignaient si bien, même à son insu, dans ses discours et sur sa physionomie, que, plus d'une 222 LA VENaSANGE * u'UN MULATRE, fois, le cœar de Juliette battit 'd'orgueil et de joie en devinant ce qui se passait dans celui de son cousin. Bien qu'il n'eût pas dit un mot à ce sujet, bien que luî-niôme peut-être ne se fût pas encore avoué le chan- gement qui s'était opéré en lui, Juliette se sentait aimée. Elle, non plus, ne voulait pas se l'avouer, mais cette pensée que son esprit se refusait à formuler, son cœur en subissait l'influence, qui lui inspirait une nouvelle énergie. Souvent, pendant le repas du soir, ou bien au moment du départ, Juliette promenait un regard attentif et vigi- lant sur tout ce monde dont elle était le chef et la pro- vidence. En songeant que c'était peut-être au courage et à l'énergie d'une faible femme comme elle que tous les objets de son affection devaient d'avoir surmonté tant de périls, elle éprouvait une enivrante sensation de fierté. Mais un souvenir cruel semblait toujours empoisonnerce moment de bonheur et assombrir la physionomie de la jeune femme. En approchant de Kuruman, la station principale des missionnaires, on commença à rencontrer du monde sur la route. Il va sans dire que nous nous servons du mot route pour caractériser le chemin que suivaient les voya- geurs, et qui n'était marqué que par la trace du passage d'autres chariots. Quant à des chemins proprement dits, depuis Colesberg, il n'y en avait plus la moindre appa- rence. Quelques-uns des indigènes rencontrés par la petite caravane marchaient plus vite que les chariots de M""® Bartelle. Ils annoncèrent à ïfuruman l'arrivée de nos voyageurs, et racontèrent ce qu'ils avaient appris des Ilotlentots au sujet du courage et de la bonté de la jennr femme. LA VENGEANCE d'uN MULATRE. Î5*^ XXXI, Les missionnaires, bons juges en matière de eonrage et de dévouement, firentunevéritable ovation à Juliette, qu fut touchée de leur empressement et de leurs prévenances affectueuses. Quant à ses petites filles, tout le monde les embrassait et les caressait avec un intérêt et un atten- drissement faciles à comprendre. Peu de temps après son arrivée à Kuhiman, M»« Bar- telle tomba malade à son tour. Les natures nerveuses comme la sienne, uniquement soutenues par l'énergie morale, montrent en effet une résistance singulière à la douleur et à la fatigue tant que dure la lutte. Dès que le combat est terminé, l'excitation qui leur a communiqué une vigueur factice s'éteignant peu à peu, le corps reste épuisé, anéanti, comme pendant la réaction qui suit un violent accès de fièvre. Ainsi que dans la plupart des colonies anglaises, presque tous les missionnaires de cette partie de l'Afrique appar- tiennent au culte évangélique. A l'époque où M"»' Bar- telle arriva à Kuruman, la mission avait pour chef M. M. . . , dont nous ne reproduisons ici que les initiales pour ne pas alarmer sa modestie. Il est, du reste, très-connu maintenant, non-seulement en Afrique, mais en Europe. Comme la plupart des missionnaires, H. M... possé- dait quelques notions de médecine. Il s'empressa d'ac- courir au chevet de M™* Bartelle. Le calme et la bonne nourriture ainsi que le repos du corps et de l'esprit ramenèrent bientôt Juliette à lasantp. 224 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. Quant à Yalentin, qui était complètement rétabli, il témoignait à sa cousine une telle affection et une telle sollicitude de tous les instants, il entourait les enfants de tant de soins et de prévenances, que la jeune femme, oubliant ce qu'elle-même avait fait pour lui, ne savait comment le remercier de son dévouement. Les renseignements que M'"*' Bartelle recueillit âEuru- man vinrent jeter une nouvelle incertitude dans son es- prit. M. M... avait bien entendu parler des deux Fran- çais, mais- ils craignaient qu*ils ne fussent pas ceux que cherchait H"** Bartelle. -^ Je crois que ce sont de simples matelots, dit-il, probablement des déserteurs de quelque navire. Au reste, je vais mettre tout en œuvre pour savoir ce qui en est. J'ai été assez heureux pour rendre quelques petits ser- vices auxBéchuanas de ce pays, et, par amitié pour moi, il s'en trouvera bien quelques-uns qui consentiront à nous aider dans nos recherches. Ce qui rendra notre tâche plus difficile, c'est que vos deux compatriotes ne restent jamais longtemps dans la même contrée. En dépit de ce que lui disait le bon missionnaire, Juliette aurait voulu partir tout de suite pour cette nou- velle expédition, mais M. M... s'y opposa formellement. I^ santé de Juliette, d'ailleurs, ne lui permettait pas de se mettre en route aussi promptement. M. M... envoya des émissaires dans la direction où Ton supposait que devaient être les chasseurs français. Il les chargea en outre de divers messages pour les Béchuanas de ce pays. Vendant ce temps, Clémence et Geneviève, escortées par sir Richard et par Savinien Guitarnan, cheminaient sur la route de Colesberg à Kuruman. Quoiqu'ils fussent partis six jours seulement après Talenlin, ils marchèrent avec tant de lenteur qu'ils ne J LÀ VENGEANCE D*UN MULATRE. JJS parvinrent à Kurnman que longtemps après M"* Barlelle. Les deux cousines arrivèrent à ia station des mission- naires si fatiguées et si découragées qu'elles déclarèrent d'abord qu'elles renonçaient à pousser plus loin leur voyage. Savinien, qui n'était plus reconnaissable, tant il paraissait abattu et anéanti, appuyait de toutes ses forces ia nouvelle résolution de Clémence. Sir Richard Overnon lui-même , maintenant jaune et maigre bien au delà de ce qu'avait demandé miss Anna, commençait à regretter le roast-beef de la Tamise et les boulevards de Paris. La compagnie de Savinien n'était pas précisément amusante, et depuis le départ de Vaientin il avait perdu ces bonnes causeries à cœur ou- vert qui savaient si bien charmer les longues soirées et les routes monotones. Son amour pour M"" Hartigné avait aussi reçu un grand échec. D'abord la coquetterie de la jeune femme à Colesberg lui avait beaucoup déplu. Plus tard, elle avait paru revenir complètement à lui et lui sacrifier même tout à fait M. Guitarnan, mais une indiscrétion du petit Frédéric avait inspiré à sir Richard une certaine défiance au sujet de ce retour subit. — Toi qui es si riche, lui avait dit un jour le petit garçon, pourquoi n'as-*tu pas acheté un chariot avec de beaux chevaux, comme celui du major Dawson? — Mais, je ne suis pas riche du tout, moi, avait ré- pondu Overnon étonné de cette réflexion. — Oh ! que si, répliqua l'enfant terrible. Maman a bien dit l'autre soir que tu étais très-riche, très-riche, mais que tu te faisais passer pour pauvre pour... je ne sais plus pourquoi elle a dit... Mais enfin,' tu as un beau château et beaucoup d'argent et plus tard, tu en auras encore davantage. Par exemple elle m'a bien défendu de i9. 226 LA VENGEANCE d'UN MULATRE. répéter cela : aussi, tu ne lui diras pas, n'est-ce pas, car je serais bien grondé ? — Ta maman s'est trompée, répliqua sir Richard de plus en plus surpris. — Non, non, non ! Elle est bien certaine, car c'est M. Bussel qui lui a dit cela, tu sais bien ce jeune ofiScier qui m'a fait monter sur son poney à Colesberg. Malgré son désir de plaire à M. Overnon, Clémence Martigné avait trop peu l'habitude de se contraindre pour dissimuler, pendant la marche, sa mauvaise humeur, son égoïsme, son manque de courage et d'énergie. Quelques mois de fatigues et d'inquiétudes avaient suffi pour changer singulièrement la figure de M™" Martigné. Tandis que la lutte et le danger semblent donner un nou- veau lustre à la beauté qui tient surtout de la personne morale et par conséquent du cœur, ils déforment sin- gulièrement la beauté pour ainsi dire toute plastique et surtout de convention qui ne peut se passer de toilette et de soins de tout genre. Très-romanesque au fond, en dépit de ses prétentions au calme et au positivisme, M. Overnon n'avait pas tardé à être désenchanté par le contraste trop évident qui exis- tait entre les paroles sentimentales de Clémence et ses actions. Il s'était aperçu que cet ange qui ne parlait que d'amour, de dévouement, etc., etc., se préoccupait plus que tout le monde du déjeuner et du dîner, et con- centrait toutes ses pensées sur le bien-être de. sa propre personne. Ce qu'il y avait de curieux, c'est que Clé- mence avait été la première à faire cette remarque au sujet de Savinien, qui s'arrangeait toujours en effet de manière à avoir la meilleure place et les meilleurs mor- ceaux. Elle avait parfaitement raison à cet égard, mais tandis qu'elle regardait M. Guitarnan avec le gros bout / LA VENGEANCE D*UN MULATRE. 427. de la lorgnette, elle se contemplait elle-même avec un verre si petit et si trouble, qu'elle ne s^apercevait nul- lement de son propre égoïsme. Aussi était-elle tout étonnée de se l'entendre reprocher par Geneviève, et quelquefois même par Savinien. Malgré son amour pour M"' Marligné, ce dernier s'écartait souvent dans la pra- tique des sentiments de dévouement et d'abnégation qu'il possédait si bien en théorie. De tous ces petits incidents, il résultait en définitive que nos voyageurs débarquaient à Kuruman mécontents les uns des autres et fort peu disposés à entreprendre de compagnie une nouvelle expédition. Cette fois encore il arriva ce qui était arrivé au Cap. Ils commencèrent par faire tout au monde pour détourner Hme Bartelle de continuer son voyage. Puis, quand ils la virent inébranlable dans sa résolution, ils ne purent soutenir la pensée qu'elle allait peut-être profiler toute seule du voyage, tandis qu'eux-mêmes en seraient pour tant de fatigues et de dangers inutilement supportés. De nouveaux renseignements vinrent d'ailleurs raviver l'espoir des héritiers Novéal. Cette fois il s'agissait, non plus de probabilités, mais bien de certitudes. Poussé par l'intérêt que lui inspirait le courage et le dévouement de M«»« Bartelle, M. M... avait écrit et fait écrire de tous cêtés pour obtenir des renseignements au sujet de M. Gaspard Novéal et du capitaine. En ce moment, le parent de M. M..., le célèbre doc- teur L..., qui avait longtemps habité Litourbarouba, à deux cents milles du nord de Kuruman, était en train de faire son admirable voyage de Saint-Paul de Luanda à Quilimané. Il avait laissé parmi les sauvages des divers pays qu'il avait parcourus une réputation de droiture et de bienfaisance qui rejaillissait sur tous les Européens établis dans cette partie de l'Afrique. 228 LA VBNOBANGE D*UN MULATRE. Pendant le séjour de Juliette et des Martigné à Kuru- man, le docteur H reçut plusieurs lettres du doc- teur L Dans une de ces lettres, ce dernier racontait que tan- dis qu'il longeait les bords du Zambèze pour se rendre â Quilimané, en traversant le pays des Babimpés, il avait entendu parler d'un blanc prisonnier chez les Batongas, peuplade belliqueuse qui habite à soizante milles environ du Zambèze sur la rive gauche. Il n'avait pu se procurer de renseignements bien précis à cet égard, mais d*aulres sauvages avaient confirmé les assertions des Babimpés. Un d'eux lui avait vendu pour un fusil et quelques ver- reries une preuve évidente de la présence de cet étranger sur les bords du Zambèze. C'était une montre à secondes, ' toute brisée il est vrai, car le sauvage à qui elle appar- tenait, et qui l'avait achetée d'un Batonga, la portait suspendue à sa coiffure en guise d'ornement. Craignant de succomber dans le périlleux voyage qu'il avait entrepris, et désirant qu'on pût secourir ce Fançais prisonnier des Bashoukoulampos, s'il vivait encore, le docteur L... envoyait la montre à son confrère, afin que M. M... essayât de se procurer des renseignements sur leur malheureux compatriote. Cette montre, que le messager makololo remit fidè - lement à H. H... portait sur sa boite en or les initiales H. B., qui étaient bien celles de M. Henri Bartelle. Après avoir eu soin de préparer Juliette à cette impor- tante nouvelle, M. M... présenta cette montre à la jeune le ai me. Juliette n'eut besoin que d'un seul coup d'œil pour reconnaître la montre de son mari. Malgré toutes les précautions du bon missionnaire , la secousse qu'elle éprouva fut si vive qu'elle resta plus d'une heure sans connaissance. LA VBNOBANCE D*UN MULATRE. 229 En outre de cet indice précieux, la lettre, ou plutôt le journal de M. L..., contenait encore dWers renseigne- ments fort importants pour la famille Martigné. Dans un passage écrit deux mois plus tard, et daté de Baroma, le docteur L... racontait que dans sa route on lui avait parlé plusieurs fois d'un sorcier blanc très -célèbre qni existait chez les Batongas , peuplade de la rive gauche du Zambèze, non loin des mines d'or de Ma- zanzoué. H. L... n'ayant malheureusement appris ces circons- tances que longtemps après avoir traversé le pays des Batongas, il n'avait pu faire de recherches relativement à ce blanc, dont il regardait l'existence comme certaine, mais sur lequel il lui était impossible de donner aucun antre renseignement. Seulement , en renvoyant dans leur tribu les deux fidèles Hakololos porteurs des lettres du docteur L... à M. M..., il les avait chargés de faire tous leurs efforts pour recueillir quelques renseignements plus précis lorsqu'ils repasseraient par Hazanzoué. Plus heureux que le missionnaire, parce qu'on se défiait moins d'eux, les Makololos parvinrent à se procu- rer les renseignements que désirait le docteur L... Un d'eux aperçut même le blanc dont on avait parlé à ce dernier. On l'appelle Tamanou, dit le Makololo à M. H... Il est le premier médecin des eaux (ceux qui sont censés avoir le pouvoir de faire tomber la pluie) et le sorcier le plus redouté delà tribu. Il demeure habituellement à la cour de Hbourousemé, le roi de cette portion des Batongas; mais dès qu'on avait appris l'arrivéd d'un autre blanc, on l'avait envoyé à quarante milles du Zam- bèze pour éviter qu'il ne fût reconnu par son compa- triote. C'était un beau vieillard habillé comme les Batongas 230 LA VENGEANCE D*UN MULATRE. et très-brun pour un Européen. H lui manquait leà deux oreilles, et ses pieds avaient été mutilés de telle façon qu'il pouvait à peine les appuyer à terre. Ce traitemeni lui avait été infligé pour le punir de ses tentatives d'é- vasion et le mettre dans l'impossibilité de recommencer. xxxn. En voyant arriver les messagers Makololos, il avait fait son possible pour s'approcher d'eux ; mais Hbou- rousmé avait aussitôt envoyé des hommes pour l'empêcher de leur parler. Malgré toute la surveillance dont on l'en- tourait, Tamanou était parvenu à faire remettre à un Makololo une amulette ou grigri. Le sorcier lui avait fait dire en même temps de garder précieusement cette amulette^ attendu que les blancs la lui achèteraient fort cher. M. M... se fit aussitôt montrer l'amulette, que le Ma- kololo avait caché jusque-là avec un soin minutieux. Patient et méfiant comme le sont tous les sauvages, celui-ci voulait avant tout faire son prix^ et comme il attachait d'autant plus de valeur à l'amulette que les blancs semblaient la désirer plus vivement, le marché fut assez long à conclure. Ainsi que s'en doutait M. M..., la prétendue amulette n'était qu'une ruse employée par l'Européen pour que le Makololo conservât précieusement son cadeau. C'était tout bonnement un sachet en peau attaché à.un morceau de bois grossièrement tourné et représentant une tête de singe. Au grand désappointement des Européens , qui LA VENGEANCE D'UN MULATRB. 231 avaient espéré découvrir quelque trace de leur compa- triote ou quelque indice de sa nationalité, ils ne trou- vèrent dans ce sacket que deux ou trois petits cailloux et quelques herbes desséchées. — Attendez, dit M. M... en reprenant le sachet, que Clémence examinait en ce moment. n prit une brosse et se mit à frotter le sachet qu'il débarrassa ainsi de l'enduit noirâtre provenant de la poussière, du soleil et de la sueur du Hakololo. — Je vois quelque chose d'écrit ! s'écria-t-il tout à coup, s'arrêtant au milieu de la besogne et approchant le sachet de ses yeux. On se précipita vers lui. — Attendez ! dit-il encore ; oui, voici un D.., puis un E..., puis un G... — Et puis ? — On ne voit plus rien, mais le reste du mot doit se trouver sous la couche de crasse qui reste encore. n se remit à frotter le sachet. Au bout de quelques minutes ou put lire le mot tout entier ; c'était : Décousez, n est inutile d'ajouter qu'on se hâta d'obéir à cette recommandation, que Clémence se chargea d'exécuter. Entré les deux doubles qui formaient le dessous du sachet, on trouva un autre morceau de peau blanche et très-fine. Sur cette peau, la main d'un Européen avait écrit à la hâte les mots suivants : € Je suis prisonnier chez les Batongas. Si cet écrit parvient entre les mains d'un chrétien, je le supplie demployer tous ses efforts pour faire connaître ma cruelle position et pour me délivrer. Mon nom est Gas- pard Novéal. Mes parents habitent Madra:?. Je prie de leur écrire. Chez les Bashoukoulopos de Mbourousemé> ^■-■■^ » I 23Î LA VENOBANGB d'uN MULATRE, on m'appelle Tamanau, Quand il vient des étrangers le roi m'envoie dans la montagne et défend à ses eujels de parler de moi... Celle lettre est la cinquième que j'écris. Il est probable que les autres ne sont point tombées entre les mains des chrétiens. Dieu veuille que celle-ci soit plus heureuse. c Gasparb Novéal, « Ez-eommandant en chef de la caval^e du rajah de Travancore. » Nous n'essaierons point de décrire l'émotion produite par la lecture de cette lettre. Cette fois il ne s'agissait plus de conjectures, H. Novéal était vivant, et l'héritage de la begum lui appartenait. Cette lettre ne portait pas de date, il est vrai, proba- blement parce que le pauvre Français ne savait plus ni la date ni le jour où il vivait ; mais le témoignage du Makololo était là pour y suppléer. Clémence, Geneviève et Savinien s'embrassèrent en pleurant de joie. Toutes les fatigues , toutes les souf- frances, toutes les rancunes passées même étaient* ou- bliées. Dans leur enthousiasme, les futurs héritiers de M. No- véal seraient partis du jour au lendemain, pour Sérouina, si M. M... les avait laissés faire. Le missionnaire leur représenta vainement que les fatigues et les dangers qu'ils avaient eus à braver jus- que-là n'étaient rien à côté de ceux qu'ils auraient à supporter. Forêts épaisses à traverser, rivières et ma- récages à passer, montagnes à gravir, peuplades hostiles à braver, tout enfm se trouvait réuni pour rendre aussi dangereux que pénible ce voyage de trois cents lieues. — Nous sommes maintenant trop avancés pour reçu- LA VENGEANCE D*UN MULATRE. 233 1er, répondirent les dames Martigné ; il ne sera pas dit que nous ayons inutilement supporté tant de fatigues pour nous arrêter juste au moment où nous obtenons la certitude qui nous avait manqué jusquMci. A tout prix, il faut que nous délivrions M. Novéal. Nous emporterons de quoi racheter sa liberté, et nous aurons la douce sa- tisfaction de penser que c'est à nous qu'il la doit. — Et sa reconnaissance nous en récompensera géné- reusement, ajoutait chacun au fond du cœur, en song^eant aux millions du cher cousin. Avec de pareilles pensées on comprend que personne ne se souciait de rester en arrière. Au dernier moment, cependant, on eut des hésitations. Les préparatifs considérables qu'il avait fallu faire avaient forcé nos futurs voyageurs à envisager sérieusement cha- cune des difficultés, chacun des dangers de leur expé- dition. Cette fois encore, il arriva ce qui était arrivé au Cap. Tout en envisageant avec plus de sang-froid les périls qu'ils allaient courir, M°>° Bar telle n'eut pas un instant ridée de renoncer à la noble tâche qu'elle s'était imposée de retrouver son mari. L'amour même qu'elle se sentait au fond du cœur pour Yalentin était une raison de plus pour la décider à cette 'entreprise. Il lui semblait que cela rendait son devoir plus impérieux et plus sacré. L'hésitation de ses cousines, au dernier moment, n'é- branla nullement ses résolutions. Elle déclara qu'elle partirait seule. Quand les autres héritiers la virent si déterminée, ils ne purent soutenir la pensée qu'elle allait peut-être pro- fiter sans eux du voyage, tandis qu'eux-mêmes en se- raient pour tant de fatigues et d. dangers inutilement supportés. Les hésitations disparurent et chacun se sen- tit une nouvelle ardeur. ^34 LA VENGEANCE d'uN MULATRE. Une autre question fort grave pour H«^« Bartelle et M"**" Martigné, c'était de savoir si elles emmèneraient leurs enfants. £n présence des difficultés et des périls de ce voyage, qui devait durer six mois au moins , sans compter le retour, elles ne pouvaient songer à les exposer à de telles épreuves. L'excellent missionnaire, qui était devenu la Providence de cette contrée, oifrit aux deux mères de se charger des enfants. Elles sav^ent bien que H. M... en aurait le plus grand soin. Mais ce qui inquiétait Juliette et Clémence et les &i- sait hésiter, c'était la pensée des ennemis mystérieux qui pourraient profiter de leur absence pour ravir leurs plus chers trésors. — Mesdames, leur dit enfin H. M..., qui voyait et comprenait leurs angoisses, il n'y a pas à balancer en cette circonstance. Il est matériellement impossible que vous emmeniez vos enfants. Il vous faudra voyager la plupart du temps à dos de bœuf et plus souvent encore à pied. Gomment voulez-vous que des enfants de cet âge puissent y résister? Avant un mois ils auraient suc- combé. Je ne puis même expliquer que par un miracle de la Providence qu'ils aient pu arriver jusqu'à Eurii- ma&. c( Laissez vos enfants ici, je les traiterai avec les plus grands soins. Quant aux dangers qui les menacent, croyez bien qu'ils seront plus en sûreté près de moi que partout ailleurs. D'après ce que vous m'avez dit, c'était évidemment ce Horany qui dirigeait les coups portés aux membres de votre famille. En ce moment il est bien loin de Kuruman, ainsi que le prouvent tous les renseigne- ments dont je vous ai fait part. Ce qu'il y a même à craindre , c'est qu'il ne dresse quelque enbuscade sur votre route. S'il revenait de ce c6té , je serais infor- LA VENGEANCE d'uN MULATRE. ^^^ mé de sa présence dans le pays bien longtemps à Favanee, et je vous garantis qu'il n'approclierait pas de vos enfants. « D'ailleurs, je vous le répète, vous n*avez pas à choi- sir. Emmener ces pauvres petites créatures, serait les condamner à une mort certaine. > Quelque cruelle que fût cette séparation^ Juliette dut s*y résigner. Elle laissa auprès de ses enfants la fidèle Toinette, qui promit de ne les quitter ni jour ni nuit. — Dans le cas où il m'arriverait malheur, lui dit IfiA* Bartelle, j'ai déposé entre les mains de M. M... une somme sufiSsantè pour faire face aux frais de leur retour en France. Une fois arrivée à Paris, tu prendrais mes pauvres orphelines par la main et tu les conduirais chez Mp^ Maillac, la seule parente qui leur reste. Elle parais* sait avoir quelque affection pour moi, et j'espère qu'elle aurait pitié de mes pauvres enfants. Que Dieu me par- donne de les avoir exposées à tant Je dangers ! Laissant à Yalentin le soin de terminer tous les pré- paratifs, M.^'' Bartelle passa avec ses filles et Toinette la dernière journée de son séjour à Kuruman. Elle s'était juré de partir sans réveiller les enfants afin de leur éviter les douleurs de la séparation, mais elle n'eut pas le cou- rage de tenir sa résolution. Ses baisers réveillèrent les deux petites filles qui se mirent à pousser des cris de désespoir en apprenant qu'elles allaient être séparées de leur mère. Le chef de la mission, qui voyait le mal affreux que cette scène causait à la mère et aux enfants, parvint enli^ à emmener M'"'' Bartelle, tandis que Toinette faisait de son mieux pour consoler les petites filles. Habituées à ne jamais quitter leur mère, Cécile et Emma ne pouvaient se consoler de ne plus la voir chaque matin. Aussi, 236 LA VENOEANGK D*UN MULATRE. i|uoique plus jeunes que leur cousin Frédéric^ farent- clles plus Tivemenl aiïectées du départ de H°*° Bartelle que le petit garçon ne le fut de celui de sa mère qu'il aimait pourtant de tout son cœur. Bientôt dans le Cotisin aux millions nous retrou- verons nos voyageui's dont les aventures passées n'étaient que le prélude de dangers plus grands et d'aventures plus extraordinaires encore. FIN. Cliehy. — Impr. M. Loignon, Paul Dupent et C**, m* du Bac^d'AtaièrM, il. COLLECTION MICHEL LÉVY LE BAL DE L'OPERA » • ^ ■ k^..^'^ .j.^- MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS OUVRAGES DU MEME AUTEUR Format grand in-18 l'amour au nooveau-monde 1 vol. LESAMOORS DC BEAU GUSTAVE LES AMOURS D*UNE NOBLE DAME LE BAL DE L'OPÉRA bras-d'acier '. . . . ; . . LA CABANE DU SABOTlEIl , LES CHASSEURS d'hOMHES LES CHASSEURS DE TIGRES LE CHATEAU DE VILLEBOX LES CHAUFFnrRS INDIENS LES CHEMINS DE LA VIE LE COUSIN AUX MILLIONS DEUX AMIS UN DRAME A CALCUTTA UN DRAME A TROUVILLE LES MAITRESSES DU DIABLE «, LES ORPHELINS DE TRÉGUÉREG LE ROMAN DE DEUX JEUNES FEMMES SCÈNES DE LA VIE CONTEMPORAINE. . LE TESTAMENT DE LA COMTESSE LA VENGEANCE d'UN MULATRE . *....]_ Clichy. — Imp. M. Loitfnou, Paul Dapont et O^, rue du Bac-d'Asmères, li. LE BAL DE L'OPÉRA PAR ALFRED DE BRÉHAT- p^xx^^ PARIS MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEUUS RU£ YIYIENNE, S BIS, ET BOOLEYARD DBS ITALIENA» ^5 A LA LIBRAIRIE NOUVELLE 4870 Droits de reproduction, et de traduction réserrés LE BAL DE L'OPÉRA C'était au foyer de l'Opéra, en plein carnaval, un samedi soir, ou plutôt un dimanche matin. Trois heures venaient de sonner à rhorlog;e près de laquelle ont lieu tant de rendez- vous. La foule était nombreuse. On se marchait sur les pieds : c'est un des plaisirs du bal masqué... Plus d'un petit domino bleu, rose ou noir, vagabond jusque-là, se fixait au bras de quelque habit noir. Mainte vertu de circonstance, rebelle depuis minuit aux sollicitations les plus pressantes, com- mençait à s'attendrir. Sous la barbe complai- sante du masque, on apercevait des lèvres roses et de jolies dents blanches qui semblaient pro- 2 LE BAL DE L'OPÉRA mettre de joyeux appétits et de voluptueux bai- sers.Les étrangers surtout étaient en butte à mille agaceries. Le domino de l'Opéra manque absolu- ment de patriotisme, et les Français ont peu de vogue auprès des Françaises de ce canton. Aussi était-ce plaisir de voir la désolation de tous ces jouvenceaux, tellement pareils les uns aux autres qu'ils semblaient avoir été rasés, coiffés, cravatés et habillés par la même mécanique. En quête d'une intrigue, ils arpentaient depuis minuit la longueur du foyer. Leur lorgnon mé- lancolique dardait un regard suppliant sur chaque domino. Trop heureux celui d'entre eux qui trouvait à réaliser ses rêves d'écolier, en rencontrant quelque femme sur le retour qui lui racontait ses chagrins en dégustant sa huitième douzaine d'huîtres et son sixième verre de cha- blis ! Mais la plupart rentraient tristement au logis paternel, en supputant ce que leur avait coûté leur inutile voyage au bal de l'Opéra. Assis au fond du foyer, tout près de l'horloge, LE BAL DE L'OPÉRA 3 un jeune homme nommé Fernand de Varelles bâillait de tout son cœur..., c'est-à-dire de toutes ses mâchoires. Vingt-six à vingt-sept ans, une figure spirituelle, de fines moustaches noires, le teint mat et chaud d'un créole, de grands yeux, des gants frais, un habit comme celui de tout le monde, — ce qui est le seul vêtement dis- tingué, — dix louis dans sa poche, un bon appétit, pas de maîtresse, beaucoup de noncha- lance, un peu d'ennui et pas mal de mauvaise humeur : voilà quel était au physique et au moral le signalement de notre héros. Au bout de quelques minutes, un mojisieur tout couvert de bijoux, évidemment Moldave, Italien, courtier marron ou marchand de contre- marques, quitta la place qu'il occupait près de Fernand pour s'élancer sur les traces de quel- que sylphide de sa connaissance. Il fut aussitôt remplacé sur le divan par une petite femme blonde, vêtue d'un simple domino tioir. Elle poQssa un soupir de soulagement en ramenant i 4 LE BAL DE L'OPÉRA vers elle les plis de sa crinoline, q ui n'avaient pas manqué de s'étaler à droite comme à gauche sur les genoux de ses deux voisins. L'un de ces voisins était un volumineux Allemand, à tous crins, qui étouffait dans son habit bleu et dans sa cravate blanche. 11 paraissait singulièrement préoccupé de sa voisine de droite, forte femme dont le domino gonflé laissait deviner des char- mes rebondissants, dignes d'une statue de la Santé. Comme la petite blonde avait un peu empiété, en s'asseyant, sur la place de l'Alle- mand, il daigna cependant faire attention à elle, et la repoussa en grommelant afin de conserver lui-même toutes ses aises. Quant à Fornand de Varelles, qui retardait un peu sur son siècle, il se serra poliment afin de laisser le plus de place possible à la nouvelle venue. Puis il se remit à bâiller de plus belle. La voisine attendait sans doute quelqu'un, car elle regardait attentivement chaque cavalier qui passait. Elle semblait inquiète et contrariée. LE BAL DE L'OPÉRA 5 Bientôt l'impatience la prit : ses petits pieds, de fort jolis pieds, vraiment, commencèrent à battre une sorte de polka sur ie parquet. On sait quel effet agaçant produisent, sur des gens déjà impatientés, les bâillements spasmo- diques d'un voisin. L'exercice auquel se livrait Fernand ne tarda pas à exaspérer le petit do- mino. — En vérité, dit-elle au jeune homme avec le laisser aller en usage au bal masqué, en vé- rité, voisin, tu bailles d'une manière insuppor- table. — Dis donc, beau masque, tu m'as l'air d'assez mauvaise humeur? -- Oh oui ! oh oui ! ~ Un infidèle?... — Je le crains. — Que tu aimes? Le domino haussa les épaules. — C'est un coulissier. \ 6 LE BAL DE L'OPÉRA — Et c'est sur moi, innocent, que tu te ven- ges des crimes de ce volage ! — Cela t'étonne encore, pauvre petit ami? Comme ta connais les femmes, bon Dieu ! On ne t'a donc pas appris à TÉcole de droit comme quoi c'est le premier article de leur code pénal que l'innocent paye pour le coupable. — Allons, je ne discute plus ; épanche sur moi ta colère. Mais seulement, dis-moi : si tu n'aimes pas cet absent, pourquoi tiens-tu tant à sa fidélité ? — Mon cher, c'est le seul bien que je possède au soleil. Bois, champs, prairies, il est tout pour moi. Tu dois comprendre alors que je n'ai pas envie d'en partager l'amour et les revenus? — Une idée ! — Spirituelle ? — Éternellement spirituelle, ma chère, et co- mique de père en fils ! ... Venge-toi de lui avec moi ?... — Oui-da! LE fiAL DE L'OPÉRA 7 — Ce serait juste et moral. Une fois, au moins, le coupable aurait payé pour F inno- cent. Le domino se mit à rire. — Est-ce que tu vas me faire une déclaration ? reprit la jeune femme. — Qui sait ? Pourquoi cette question ? — Afin de me recueillir et de t'écouter avec toute la gravité convenable. — Ne te recueille pas, mais écoute-moi. Je t'offre trois choses : Primo, mon bras pour faire un tour de promenade... — Secundo? — Un souper au café Anglais ou chez Bi- gnon. — Ah! ah! ah!... Et... tertio?... — Tertio... Je le le dirai en soupant, le tertio. — Non, je veux d'avance un menu complet. Esl-ce ton cœur qui fait le tertio ? — Quand je viens au bal masqué, je laisse mon cœur à la maison. w 8 LE BAL DE L'OPÉKA — Très-bien ! Tu dis cela pour que j'aille Ty chercher. — Tiens, je n y pensais pas. Quel plaisir de causer avec une femme d'esprit : on dit de jolis niots sans le savoir. — Voyons, achève ton raisonnement, car il se peut que je te quitte d'un instant à Tautre. — Eh bien, ma chère, tu as de jolis pieds, de jolies mains, des beaux yeux, des dents éblouissantes, des cheveux charmants et, de plus, beaucoup d'esprit. — Je ne crois pas un mot de ce que tu me dis là, mais, n'importe, cela me fait plaisir de l'entendre. — Faut-il recommencer ? — Inutile, tu aurais l'air d'un orgue de Bar- barie ou d'un avocat payé à l'heure. Continue plutôt. — Toutes ces qualités, que ton masque me laisse deviner, ne suffisent pas pour que je LE BAL DE L'OPÉRA 9 donoe ainsi mon cœur à un domino inconnu, quelque aimable qu'il puisse être. — Tu le regardes donc comme un bien grand trésor, ce pauvre cœur ? — Pour moi, oui ; pour les autres, non. Vois ce monsieur qui passe à côté de nous avec des yeux d'albinos : ces yeux-là n'ont rien d'at- trayant, et cependant ils sont fort précieux pour leur propriélaire. — Mon cher, la comparaison n'est pas juste : si cet albinos prête ses yeux, il ne lui en res- tera plus. Toi, tu peux donner ton cœur sans le perdre. — Si je le place mal ? — Tu perdras les intérêts, voilà tout. — C'est déjà quelque chose. — Juif!... Ainsi tu ne m'aimes pas? reprit- elle en riant, — Comment veux-tu que je le sache ï Ote ton masque et je te répondrai peut-être. Toul ce que j'ai vu de ta personne me séduit. Je iv i 10 LE BAL DE L'OPÉRA trouve plus de grâce et d'esprit quMl ne t'en faudra pour nie faire tourner la tète, si le reste est à l'avenant. Tu me plais beaucoup, mais j'ignore si je t'aimerai. — On le dit tout de même ! Avec de pareils scrupules, tu ne dois pas être Parisien î — Non ! che chuîs Auvergnat ! — Menteur ! tu dois être créole ou Breton. — C'est vrai, je suis de l'ile Bourbon ; mais comment l' as-tu deviné ? — A ton teint et à tes scrupules. Au reste, tu as raison ; ta réserve me donne bonne opinion de ton cœur. Adieu. — Quelle conclusion!... C'est ainsi que tu récompenses la franchise que tu prétends es- timer. — ' Je te jure que, loin de me faire partir, ta sincérité m'aurait plutôt décidée à rester; mais je viens d'apercevoir mon gros infidèle qui pro- mène un petit domino rose. .. LE BAL DE L OPÉRA 11 — Et lu veux lui faire une scène ? — Peut-être. Cependant, non ; cela flatterait trop son amour-propre. Donne-moi le bras. — Volontiers. — Attends, dit la jeune femme. Monsieur, conlînua-t-elle en s*inclinant devant son voisin allemand, laissez-moi vous remercier de la gra- cieuse obligeance avec laquelle vous m'avez fait place sur ce divan. La première fois que j'aurai l'honneur de me rencontrer avec votre fiancée, je la féliciterai sur son bonheur de posséder un époux si galant et si occupé d'elle, qu'il vient lui chercher une cuisinière jusqu'au bal de l'Opéra. L'étranger ébahi répondit par un demi-salut à l'adieu railleur de la jeune femme. Sa volumi- neuse compagne grommela quelques mots trop peu parlementaires pour que nous puissions les rapporter ici. Fernand et la petite* blonde étaient déjà arrivés à l'autre extrémité du foyer, lors- que le digne Allemand commença à compren- 12 LE BAL DE L'OPÉRA dre que décidément le domino s'était moqué de lui. Pendant ce temps, Varelles et son inconnue suivaient le coulissier à cinq ou six pas de dis- tance. — Tu connais donc ce gros Allemand ? de- manda Fernand. — Pas le moins du monde. J'ai parlé au ha- sard. Tous les célibataires allemands qu'on ren- contre à l'étranger sont fiancés dans leur pays; c'est leur position sociale. Tu vois, du reste, que cela ne les empêche pas de se distraire. Le voyage, entre les fiançailles et le mariage, est pour eux ce qu'est l'école de peloton pour les recrues. Ils doivent y compléter leur éducation avant de passer dans le régiment des maris. Marchons plus vite, continua-t-elle, et parle- moi bien tendrement. — De quoi ? — Peu importe. — De mes trois propositions ? LE BAL DE L'OPÉRA 13 — Si tu veux ; mais ce sera du temps i>erdu. Tu vois si je suis franche. — Hélas !... — Hélas!... dil-elie en le contrefaisant. Voyons, sois donc plus tendre. Tu vois bien que M. Mouchonnier m'a reconnue et qu'il se détourne pour nous regarder. — Mouchonnier ? qu'est-ce que c'est que ça ? — C'est mon coulissier. Fernand s'empressa de prendre un air pathé- tique. — Je t'en prie, mon ange, donne-moi ton adresse. Le petit domino se mit à rire. — Ce n'est pas délicat, ce que tu fais, de ré- clamer le payement de tes services. Fi donc ! — Dans le département de l'amour, la men- dicité n'est pas interdite. Les femmes ne don- nent rien aux pauvres honteux. — C'est profond, ce que lu dis là, répondit- elle d'un ton distrait. 14 LE BAL DE L'OPÉRA En ce moment, M. Mouchonnier était sur les charbons. Sa grosse tète aux joues rebondies se tournait sur son col empesé comme la tête d'un Chinois sur la cangue, afin de suivre des yeux Fernand et la petite blonde. Celle-ci, tout en- tière au coulissier, semblait avoir complètement oublié son complaisant cavalier. Enfin Mou- chonnier ne put y résister davantage. Avec cette exquise galanterie qui caractérise la jeune France de la Bourse, il lâcha le bras du domino rose, fit un demi-tour et planta lestement sa compagne au beau milieu du salon. — Adieu, maintenant, et merci, dit la petite blonde en quittant à son tour le bras de Fer- nand. — Et l'adresse ? — Non. — Je t'en prie ! — Rue de Lancry, 18. Fernand crut deviner un sourire sous les barbes du masque. LE BAL DE L'OPÉRA 15 — Tout à l'heure, dit-il, je vous ai vue ouvrir votre porte-monnaie sur le divan. J'y ai aperçu des cartes de visite... Donnez-m'en une. — Tu crois que je t'ai donné une fausse adresse ? — Ma foi, je le crains. Elle se mit à rire de bon cœur. — Décidément, tu es un homme d'esprit, dit- elle; bonsoir. — De plus en plus illogique ! Mais je suis en- têté : je ne te rendrai ta liberté que si tu me donnes ta carte. — Il nous voit . — Tant mieux ; cela excitera sa jalousie. — Au fait ! Allons, tenez. Elle ouvrit son porte-monnaie. Au moment d'y prendre une carte, elle eut un instant d'hé- sitaUon. — Le Mouchonnier regarde, répéta Fernand, voilà le vrai moment. — Eh bien, tenez, dit-elle en lui tendant une 16 LE BAL DE L OPÉRA cane qu'il s'empressa de serrer dans la poche de son gilet. Et maintenant, adieu, ajouta*€-elle en serrant la main de son compagnon. Ne me suivez pas. — Adieu et merci, répondit Varelles en pres- sant tendrement la petite main qu'on lui re- tirait. Le coulissier accosta aussitôt la jeune femme. Fernand, qui les observait de loin, put suivre à son aise toutes les phases de leur explication . Bientôt réduit du rôle d'accusateur à celui d'ac- cusé , le volage Mouchonnier semblait avoir beaucoup de peine à obtenir son pardon . La ré- conciliation n'arriva qu'au bout d'une demi-heu ve d'instances. Enfin , les deux parties belligé- rantes conclurent un traité de paix qu'elles allè- rent signer au café Anglais. Giroux etTahan au- raient pu dire le surlendemain ce que cette ré- conciliation coûta au digne coulissier. Voyant que M. Mouchonnier gagnait l'escalier de sortie avec la petite blonde, Fernand vint se LE BAL DE L'OPÉRA 17 mettre près de la porte. Le domino se pencha vers SOD cavalier et lui dit quelques mots à roreille. Houcbonnier se mit à rire en regardant Fernand d'un air assez moqueur. Quant à la pe- tite blonde, elle fit un salut de la main au jeune homme; mais celui-ci crut remarquer une nuance de raillerie dans les jolis yeux bleus qu il voyait scintiller à travers les deux trous du masque. — Se serait-elle encore moquée de moi? se dit-il. Bab! nous verrons bien demain. La carte qu'il avait reçue portait ceci : « Ma- dame Emilia Walslein, 8, cité Trévise. » Le lendemain, à trois beures de l'après-midi, Fernand entrait au numéro 8. — Madame Emilia Walstein ? demanda-t-il à la concierge. Celle-ci leva les yeux de dessus son tricot et regarda M. de Varelles avec une sorte d'étonne- ment. — Madame Emilia? répéta-t-elle en enfon- 18 LE BAL DE L'OPÉRA çant sous son bonnet une de ses longues ai- guilles. — Oui : Madame Emilia... — Au second, la porte en face. — Merci, madame, répondit Femand, qui songeait déjà à se concilier les- bonnes grâces de la concierge. Deux minutes après, il sonnait au second. On le fit attendre assez longtemps. Enfin, la porte s'ouvrit. Une jeune et jolie femme, encore en peignoir du matin, parut sur le seuil. Elle était évidemment plus grande que le petit domino de la veille. Puis, ses magnifiques cheveux noirs aux reflets bleuâtres, ses yeux noirs et veloutés, ses traits réguliers et son profil de statue révé- laient une origine étrangère. En apercevant M. de Varelles, elle rougit. — Qui demandez-vous, monsieur? dit-elle avec un accent italien fortement prononcé. — Madame Emilia Walstein ? — C'est moi, monsieur. LE BAL DE L'OPÉRA 19 Fernand fit un mouvement pour entrer ; mais la jeune femme ne semblait nullement disposée à lui livrer passage. — Vous avez quelque commission pour moi ? reprit-elle en baissant les yeux devant le regard ardent de M. de Varelles. Du premier coup d'œil, celui-ci avait reconnu son erreur. Cette femme ne pouvait être le petit domino du bal masqué. Il la trouvait si belle, néanmoins, qu'il était décidé à tout mettre en usage pour causer quelques instants avec elle. — N'est-ce pas une de vos cartes, madame? répondit-il en montrant la carte que le petit do- mino noir lui avait remise. — Oui, monsieur, mais comment se trouve- t-elle entre vos mains? — C'est toute une histoire, madame, et je ne puis vous la raconter sur le palier. En disant cela, il entrait, et passait tout de suite de l'antichambre dans la première pièce 20 LE BAL DE L'OPÉRA qu*il aperçut devant lui. Après un moment d'hé- sitation, madame Walstein prit le parti de suivre Fernand. II la salua respectueusement, lui avança un fauteuil et en prit un autre pour lui-même. Tout cela fut fait avec tant d'aisance, que la jeune femme, tout interdite, lui laissa faire les honneurs de son propre salon et s'assit par dis- traction, ne sachant comment couper court à cette visite, qui lui semblait si étrange et que son visiteur paraissait trouver si naturelle. — Madame, j'étais cette nuit au bal de l'Opéra, dit enfin Fernand qui, tout en parlant, jetait au- tour de lui un regard observateur et cherchait à deviner la position sociale de la jeune femme. — Mais je... je ne vois pas... — Veuillez me laisser achever, madame; vous comprendrez tout à l'heure en quoi cela vous concerne. Varelles ne manquait ni d'esprit ni d'entrain. Un sourire spirituel animait ses lèvres. Les longs cils de ses yeux noirs n'en masquaient nullement LE BAL DE L'OPÉRA SI le regard vif et expressif. Il raconta gaiement son histoire de la veille, et mit à se moquer de lui-même et des autres avec tant de verve et de maligne bonhomie, que madame Walstein finit par l'écouter avec un certain plaisir. Souvent elle ne pouvait s!empêcher de sourire. Bientôt même, et sans trop comprendre comment cela s'était fait, elle se trouva engagée dans une sorte de conversation. Lorsque Fernand eut achevé son épopée, la îeune femme fit un mouvement pour se lever ei pour congédier son visiteur, qui pourtant ne l'effrayait plus. — Ah ! de grâce, madame, ne me renvoyez pas si promptement ! s'écria-t-il ; ce serait trop cruel. Songez à la déception que je viens d'éprou- ver. Le plus doux privilège des femmes est de consoler les affligés. Laissez-moi au moins le temps de m'habituer à mon malheur. — C'est un malheur que vous prenez fort gaiement, je crois, répondit la jeune femme, qui LE BAL DE L'OPÉRA restait debout la main appuyée sur le dossier du fauteuil. — Je vous en prie, madame, rasseyez-vous, reprit Fernand. L'empressement que vous met- tez à me renvoyer achève de troubler ma pau- vre cervelle, et me fait complètement oublier ce que j'ai à vous demander. Toutes ces folies étaient débitées d'un ton* moitié sérieux, moitié plaisant, qui variait sui- vant l'expression de la physionomie de madame Walstein. Tout en engageant M. de Yarelles à partir, Emilia se rassit presque sans s'en aper- cevoir. Au fond du cœur, peut-être n'était-elle pas fâchée d'avoir la main un peu forcée. Ce jeune homme l'intriguait et l'amusait. Afin de se donner un prétexte pour rester quelque temps encore, Fernand insista pour obtenir de madame Walstein l'adresse de la jeune femme qu'il avait rencontrée a l'Opéra. — En cherchant un peu dans le cercle de vos connaissances, vous devez deviner quelle est LE BAL DE LOPÉRA tS celle de VOS amies qui s'est moquée de moi, dit-il. — Il m'est d'autant plus facile de le deviner, que je ne connais que deux ou trois personnes à Paris, répondit-elle. — Eh bien, quel est le nom de mon perfide domino ? — ]e ne vous le dirai pas. Mon amie n'a sans doute trouvé d'autre moyen que celui-là pour se débarrasser de vous. Ce n'est pas à moi de la trahir. — Alors, demandez-lui la permission de me dire son adresse, et permettez-moi de revenir ici chercher la réponse. — Cela est impossible. Je ne sors pas et ne puis recevoir personne. — Pourquoi î — En vérité, monsieur, je vous trouve d'une singulière indiscrétion... — Décidément, madame, vous découvrez en moi tous les défauts possibles. Je ne puis ce- ( 24 LE BAL DE L'OPÉRA pendant pas vous quitter en vous laissant une pareille opinion de ma personne. Il faut que je me justifie. — Je vous en prie, monsieur, cessons cette plaisanterie. Allez-vous-en. Si mon mari reve- nait, vous vous exposeriez, vous m'exposeriez moi-même à quelque scène désagréable. — J'espère que non, répliqua Varelles, qui ne pouvait se décider à partir. Je raconterai à monsieur votre mari tout ce qui m'est arrivé. Si c'est un homme d'esprit, il en rira. — Oui, mais... Elle s'arrêta brusquement et rougit. — C'est un excellent homme, reprit-elle en rougissant davantage» mais il est très-jaloux... surtout des Français. — Il est Italien comme vous, sans doute? —; Non, monsieur, c'est un Allemand. De grâce, partez. — Alors, dites-moi quand je pourrai vous revoir. LE BAL DE L'OPÉRA 25 — Vous demandez donc cela à toutes les femmes ? —  tous les dominos, oui ; à toutes les fem- mes, non, — Pourquoi cette différence ? — Quand je demande à un domino de le re- voir, j'obéis à un sentiment de curiosité : je veux savoir si sa figure et son caractère répon- dent à ridée que je m'en suis formée d'après sa conversation. Mais, aujourd'hui, lorsque je vous supplie de m' accorder la permission de revenir, c'est que.. . —•Eh bien?... — Eh bien ! c'est qu'au moment de m' éloi- gner de vous, je sens que mon cœur va rester ici. Permettez-moi de revenir pour l'y re- prendre. —Oh ! ces Français, s'écria la jeune femme, ils sont tous les mêmes ! On me l'avait bien dit. — Vous n'avez pas encore eu le temps de les connaître. 96 LE BAL DE L'OPÉRA — Je vous demande pardon ; il y en a beau- coup à Rome. — Vous avez habité Rome? — J'y suis née. — Que je regrette de ne pas connaître ce beau pays ! — Vous n'avez jamais été en Italie ? — Hélas ! non ; ce voyage est un de mes rêves, et, chaque année, quelque circonstance imprévue m'empêche de l'accomplir. Entraînée par le charme des souvenirs, madame Walstein se mit à causer de l'Italie avec cette animation et cette chaleur particu- lières aux races du midi de l'Europe. Elle était vraiment fort belle ainsi. Tandis que les paroles se pressaient sur ses lèvres de corail, ses pensées se reflétaient dans le velours de ses grands yeux noirs. Fernand regardait la jeune femme avec admiration. Elle s'en aperçut tout à coup et s arrêta brusquement, confuse, et frappée au LE BAL DE L'OPÉRA 27 cœur par le regard de feu du jeune créole. Une fois engagée, la conversation continua. Depuis son arrivée en France, madame Walstein vivait dans un isolement absolu.  part son mari et Tamie que Fernand avait ren- contrée à l'Opéra, Emilia ne voyait personne. Walstein passait une partie de ses journées dans les ateliers, dans les musées et surtout dans les cafés. En revanche, il n'aimait pas que sa femme sortit. Elle se résignait facilement à celte réclusion. Où eût-elle été, en effet, dans ce Paris dont la foule et le bruit l'effrayaient? Au milieu de toutes ,ces figures étrangères, elle sentait son cœur se contracter et se replier sur lui-même, comme ses membres sous l'in- fluence du climat. En rencontrant le regard ardent et sympa- thique de Fernand, elle crut y voir briller un rayon de son beau soleil d'Italie. Au bout d'une heure, ces deux jeunes gens, qui se con- naissaient à peine, causaient comme deux vieux 28 LE BAL DE L OPÉRA amis. Fernand racontait à madame Walstein son enfance passée dans une plantation de l'ile Bourbon, son arrivée à Paris et les déceptioDs de son cœur, dont les chaleureux instincts et la naïve conflance étaient venus se briser contre la coquetterie parisienne. De son côté, Emilia parlait de Rome, des processions de la ville sainte, des fêtes de tout genre et des longues promenades du soir sur les bords du Tibre. Elle lui raconta une partie de sa vie. Orphe- line presque au sortir du berceau, Émilia de- meurait à Rome chez un de ses oncles. Celui-ci possédait deux maisons meublées qu'il louait à des étrangers. M. Walstein avait habité pendant quelque temps le second étage de la plus petite de ces deux maisons. Il venait souvent passer la soirée chez son propriétaire. La tante et les cousines d'Emilia, jalouses de la pauvre orphe- line, la tourmentaient à Tenvi, Walstein avait pris sa défense. Il était devenu amoureux d'elle. La famille de Walstein s'opposant au mariage^ LE BAL DE L'OPÉRA 29 ainsi que les parents d'Emilia, l'Allemand avait enlevé la jeane fille. — Et vous vous êtes mariés en France ? de- manda Fernand. — Oui, monsieur, répondit-elle en baissant les yeux. — Si vous aviez un enfant, ce serait du moins une compagnie pour vous, dit M. de Varelles. — J'en ai un, monsieur; un beau petit gar- çon de dix-huit mois. J'aurais bien voulu le nourrir, mais son père s'y est opposé. Il est vrai que j'étais fort malade. On Ta mis chez une nourrice à la campagne. Je vais le voir une fois par semaine. En ce moment, on entendit ouvrir la porte extérieure. — Mon mari! s'écria la jeune femme, qui se leva pâle et tremblante. Mon Dieu ! mon Dieu ! que va-t-il dire? — Je lui expliquerai la cause de ma présence. 30 LE BAL DE L'OPÉRA — Il ne vous croira pas : il est si jaloux ! Si vous saviez... Mon Dieu, le voici ! — Dites-lui que vous m'avez connu à Rome, que j'ai demeuré avant lui dans une des mai- sons de votre oncle. Je me nomme Fernand de Varelles. J'ai su votre adresse par votre amie : Comment s'appelle-t-elle? — Julia Brady. — Bien; laissez-moi faire et ne craignez rien. Comme il achevait ces paroles, la porte s'ou- vrit violemment. Un homme gros et robuste, aux longs cheveux en désordre, coiffé d'un chapeau à longs poils et vêtu d'une ample redingote à brandebourgs, s'arrêta sur le seuil en roulant des yeux courroucés. Emilia fit quelques pas au-devant de lui. L'émotion l'em- pêchait de parler. Soutenue cependant par sa frayeur même, la jeune femme faisait assez bonne contenance. Quant à Fernand,. il s'était levé tranquillement et regardait d'un air calme LE BAL DE L'OPÉRA 31 H. Walstein, dans lequel il venait de recon- naître son Allemand du bal de l'Opéra. Voyant que personne ne parlait et que la ligure cour- roucée de M. Walstein s'empourprait de plus en plus, Fernand jugea à propos de ne pas prolonger davantage ce silence embar- rassant. — C'est sans doute M. Walstein? dit-il en s'adressant d'un ton respectueux à la jeune femme ; voulez-vous être assez bonne pour me présenter à lui? — M. Fernand de Varelles, mon ami, bal- butia l'Italienne, obéissant instinctivement à Timpulsibn de Fernand. — Je ne connais pas ce nom, répondit d'un tOD bourru M. Walstein, qui regardait tour à tour la figure pâle de sa femme et la physio- nomie souriante du créole. — J'ai demeuré, à Rome, chez l'oncle de madame Emilia, dit Fernand, et j'ai eu l'hon- neur d'y rencontrer madame quelquefois. 32 ' LE BAL DE L'OPÉRA — Est-ce lui qui vous a donné son adresse? demanda rAIIemand. Emilia tressaillit. Son oncle ignorait son adresse et n'avait pu, par conséquent, la don- ner. Heureusement, Fernand ne se laissa point prendre à cette ruse de Walstein. — Non, monsieur, répondit-il, je la tiens de madame Julia Brady. J'ai conservé un trop bon souvenir de mes hôtes de Rome pour ne pas saisir avec empressement toutes les occasions . de savoir de leurs nouvelles. Malgré le naturel et Taplomb de cette ré- ponse, Walstein semblait encore hésiter. Sur un signe de Fernand, Emilia se rassit, plus morte que vive. Sans faire attention à la mauvaise humeur évidente de l'Allemand, M. de Varelles reprit tranquillement son fauteuil. Puis, se tournant vers Emilia, il se mit à lui parler de Rome et de ses monuments, comme s'il conti- nuait une conversation commencée avant Tar- rivéede M. Walstein. LE BAL DE L'OPÉRA 33 La tranquille assurance de Fernand finit par réagir sur Emilia. Elle éprouvait déjà, près de lui^ cette confiance qu'une femme ressent au bras de l'homme dont elle connaît la bravoure ei l'énergie. Dans les circonstances difficiles, du moment où les nerfs des femmes ont résisté au premier choc, elles sont sauvées. L'énergie morale reprend bien vite le dessus et leur donne alors un courage, un sang-froid qui man- queraient en pareil cas à bien des hommes. Ce qui rendait la situation fort difficile pour Varelles, c'est qu'il n'avait jamais mis les pieds à Rome. Par bonheur, il s'était beaucoup occupé de beaux-arts et sa mémoire le servait à merveille. Guidé par le souvenir de ses lec- tures, il fut à même de parler pertinemment des moDuments et des tableaux les plus célèbres de la ville sainte. Toujours de mauvaise humeur, Walstein ne pouvait se décider à prendre un parti. Adossé à la chominée et les sourcils froncés, il écoutait 34 LE BAL DE L'OPÉRA d'un air sombre la conversation d'Etnilia et de Fernand. Surexcité par la situation et par une sorte de naïve admiration que trahissaient les yeux de la belle Italienne, Yarelles naviguait avec beaucoup de hardiesse et d'habileté au milieu de tous les écueils qui l'entouraient. Quant à la jeune femme, elle éprouvait à la fois une sensation agréable et pénible. Elle souffrait, mais elle se sentait vivre. Il y a dans toutes les émotions du danger combattu une sorte de jouissance indéfinissable. Emilia se sentait entraînée par Tesprit et par la hardiesse avec lesquels Fernand trouvait moyen de lui dire une foule de choses gracieuses et presque ten- dres, à la barbe de Walstein. Ce dernier n'y comprenait rien. D'une phrase insignifiante, Yarelles faisait un compliment, presque une déclaration. Il lui suffisait, pour cela, d'un regard ou d'un mot rappelant quelque souvenir de la conversation qu'il venait d'avoir avec la jeune femme. LE BAL DE L'OPÉRA 35 — HoD Dieu, oui ! racontait Fernand, une plaisanterie d'une dame romaine m'a valu la découverte d'un admirable chef-d'œuvre. Cette dame m*avait invité a visiter, dans les environs de Rome, le château de Piazzaletta, qui appar- tenait aux vieux marquis de Guadalâ. — Je connais de nom ce marquis, interrompit Walstein. C'est un vieux fou qui a des tableaux magnifiques et ne les laisse voir à personne. — Précisément, reprit Fernand, qui mêlait le faux et le vrai. Ma belle dame n'eut garde de m'avertir de cette dernière circonstance, c Vous ^ trouverez à Piazzaletta, me dit-elle, un admi- ■ rable tableau du*Pérugin représentant une t femme blonde, un vrai chef-d'œuvre. * Dès le lendemain, j'arrivais à l'adresse qu'elle m'avait indiquée. Par bonheur le marquis était absent... On me laissa entrer, ou, pour mieux dire, je forçai l'entrée, ajouta-t-il en regardant sour- noisement Emilia, qui ne put réprimer un sourire. En pénétrant dans le salon, j'aperçus i 36 LE BAL LE L'OPÉRA un admirable tableau, nouvellement arrivé sans doute, car il n'avait même pas de cadre. Je ne saurais vous dire l'impression que j'éprouvai. Figurez-vous une femme jeune et belle, non pas une blonde comme je m'y attendais, mais une brune avec des cheveux noirs et des yeux de velours. Quels beaux traits nobles et régu- liers ! Un sourire enivrant, plein de grâce et de fierté, errait sur ses lèvres. Et puis, quelle ri- chesse de tons et de couleur! Sous sa peau blanche et transparente, nuancée d'une teinte à la fois rose et dorée, semblable au duvet d'un beau fruit, on sentait circuler un sang jeune et généreux. Mais si vous aviez vu ses yeux surtout ! Oh, ses yeux ! je les vois encore, moi ! . . . Ce jour-là, j'ai compris tout ce que les poètes ont dit des yeux de leurs maîtresses. Celui qui a aimé cette femme, si elle a jamais existé, a dû trouver dans ses yeux l'enfer ou le paradis!... J'aurais volontiers passé toute la journée à contempler cette œuvre magnifique, mais on LE BAL DE L'OPÉRA 37 craignait le retour du maître, il me fallut partir. — Et vous n'avez jamais revu ce tableau ? demanda Walstein, qui avait parfaitement donné dans le panneau et cru à la réalité de l'aventure. — Oh ! si je retourne à Rome, je le reverrai, répondit Fernand en lançant à madame Walstein un regard qu'elle ne comprit que trop. Oui, je le reverrai, dussé-je entrer comme un voleur chez le marquis et m'exposer à recevoir quel- que coup de fusil... — C'est singulier, reprit l'Allemand, entraîné sans s'en apercevoir dans la conversation, je connais presque tous les beaux tableaux qui sont en Italie, et je n'ai aucun souvenir de celui-là. De qui diable pourrait bien être celte tète de femme ? Tandis que Waletein se creusait la tête pour deviner l'auteur d'un tableau qui n'avait jamais existé, Emilia réprimait avec peine un sourire. La singularité de la situation et le péril qui Ken- S8 LE BAL DE L'OPÉRA tQurait donnaient un charme élrange aux tendres paroles de M. de Varelles. Dès que Walsteio détournait la tête, les yeux de Fernand par- laient à ceux d'Emilia un langage plus éloquent et plus brûlant encore que celui de ses lèvres. Quant à r Allemand, une fois sur le chapitre de la peinture^ il ne tarissait plus. Fernand ayant critiqué de confiance un tableau de Van Dyck (qu'il ne connaissait que par un article de journal), Walstein prit chaudement la défense de l'élève de Rubens. Fernand tint bon, tou- jours de confiance. Au bout de dix minutes, la discussion marchait si bien, que les deux inter- locuteurs se coupaient la parole et s'apostro- phaient avec toute la véhémence à l'usage des gens qui soutiennent des opinions opposées. Walstein y allait bon jeu, bon argent, comme on dit. Il se promenait à grands pas dans le salon, en accompagnant chaque argument de force gei^s«et souvent d'un coup de poing sur quel- que meuble. Aussitôt que Walstein faisait demi- LB BAL DE L'OPÉRA 39 tour, Fernand regardait EmUîa en souriant, comme pour lui faire comprendre te peo de prix qu'il attachait au résultat de cette dis- cussion. Emilia baissait alors les yeux d*un air con- trarié, mécontent même. Cependant, il faut bien Tavouer, lorsque le changement de posi- tion de Walstein empêchait Fernand de la regarder, elle levait bien vite les yeux sur le jeune créole. Au beau milieu de la discussion, on entendit retentir la sonnette. — Où diable est donc la domestique? de- manda Walstein avec impatience. — Vous savez bien qu'elle est malade, ré- pondit sa femme avec douceur. Le médecin lui â défendu de se lever avant deux jours. — La peste soit de la vieille sorcière ! mur- mura-t-il... Laissez, laissez, je vais ouwir. — Pourquoi n'étes-vous pas parti ? dit préci- 40 LE BAL DE L'OPÉRA pitamment la jeune femme en s'adressani à M. de Varelles. — J'attendais que M. Walstein m'invitât à re- venir, répondit-il avec une sorte de hardiesse respectueuse. — N'y comptez pas : je m'y opposerais, d'ailleurs. De grâce, allez-vous-en; vous me mettez au supplice. Avant qu'il eût le temps de répondre, une voix de femme se fit entendre. — Julia!... dit madame Walstein d'un ton consterné. Oh! monsieur, voyez à quoi vous m'exposez ! Fernand se leva brusquement et courut au- devant de madame Brady, qui entrait dans le salon. — Enfin, vous voilà ! dit-il en lui tendant la main comme à une amie intime. J'étais bien sûr qu'en attendant encore un peu, je vous ver- rais arri^r. La petite blonde, car c'était bien elle cette LE BAL DE L'OPÉRA 41 fois, ne put réprimer un sourire en reconnais- sant son cavalier de l'Opéra. — Mais, monsieur , dit^Ue en cherchant à prendre un air grave, vous vous trompez, sans doute. — Non pas, non pas, reprit-il avec une vivacité enjouée. Vous m'avez dit hier que vous viendriez à trois heures. Vous voyez bien qu'il est déjà trois heures et demie. — Il y a une bonne raison pour que je n'aie pu vous dire cela, monsieur, c'est que je ne... — Ma chère Julia, dit Emilia qui se hâta d'in- tervenir, permets-moi de te présenter mon mari, M. Walstein. Nous sommes allés deux fois chez toi pour te trouver, mais inutilement. Toute préoccupée de Fernand, Julia n'avait pas regardé le maître de la maison. Elle resta fort surprise en reconnaissant TAIlemand dont elle s'était moquée la veille. Elle rougit un peu et répondit par un salut embarrassé au cordial bonjour de Walstein. 42 LE BAL DE L'OPÉRA En embrassant son amie, Emilia lui di( tout bas : — Ton étourderie d'hier soir vient de me placer dans une situation fort difficile. Fais semblant de connaître beaucoup ce jeune homme, et dis que c'est toi qui lui as donné mon adresse. Je l'expliquerai tput plus tard. ÎPendant ce dialogue, Fernand s'était hâté de recommencer la discussion, aGn d'empéçher Walstein d'écouter ce que se disaient les deux jeunes femmes. Emilia aurait voulu emmener son amie dans une autre pièce pour causer plus librement ; mais Julia ne se prêtait nullement à cette manœuvre. Les femmes ont un talent, un instinct tout particulier pour deviner un mystère et pour pressentir un amour naissant ! Elle prit donc une chaise et se mêla à la conversation. D'abord, tout marcha fort bie^i. L'arrivée de Julia et son intimité apparente avec M. de Va- rélles avaient dissipé les soupçons de M. Wal- stein. Lani^é à corps perdu dans la peinture, il. LE BAT DE L'OPÉRA 43 pérorait, sa pipe d'une main et son pot de bière de îautre, absolument comme s'il eût été au café. Julia se doula bientôt qu'il existait une sorte d^intelligenee entre son amie et M. de Varelies. Quelques regards qu'elle saisit au vol lui firent deviner bien des choses. Il y avait un peu de tout dans ces regards-là. Bien hibile aurait été Tobservateur qui eût pu définir les lueurs qui, par moments, rayonnaient dans les noires pru- nelles de madame Walslein. Julia n'analysait pas, elle sentait. Une sorte de jalousie, une ja- lousie d'amour-propre plus encore que de cœur, doublait la pénétration, ou, pour mieux dire, rintuition de la jeune femme. Elle était venue pour voir son amie avec l'in- tention bien arrêtée de lui raconter son intrigue du bal de l'Opéra, et de la prier de ne donner aucun renseignement sur son compte à son ai- mable cavalier. Malheureusement, fatiguée du bal et de sa réconciliation avec M. Mouchonnier, i 44 LE BAL DE L'OPÉIJA madame Brady avait fait la paresseuse, et s'était laissé prévenir par M. de Vareiles. La veille déjà, ce dernier lui avait paru fort gai et fort aimable. Maintenant, elle le trouvait d'autant mieux, qu'il semblait plaire davantage à une au- tre femme. Aussi regardait-elle comme un acte d'empiétement sur ses droits l'attention que Fernand témo'î:;nait à madame Walstein. — C'est moi qu'il a vue la première, se di- sait-elle; c'est pour moi, et non pour Emilia, dont il ignorait l'existence, qu'il est venu ici aujourd'hui. Cédant à un sentiment de jalousie inné chez les femmes de Tordre de Julia, madame Brady fit son possible pour détourner de madame Walstein l'attention de Fernand et pour le captiver par son esprit. Elle était plus spirituelle qu'Emilia; mais déjà, pour Fernand, tout l'esprit du monde ne valait pas un regard de la belle Italienne. Ju- lia comprit bientôt son infériorité. Elle en conçut un petit sentiment d'irritation qui se traduisit LE BAL DE L'OPÉRA 45 par quelques railleries. Puis elle s'amusa à ta- quiner les deux jeunes gens, toujours sous forme de plaisanterie et de manière qu^ils ne pussent s'en fâcher.  chaque instant, elle lançait quelques mali- gnes allusions qui, poussées un peu plus loin, auraient suffi pour mettre Walstein sur la voie. Julia s'arrêtait toujours à temps, mais c'était pour recommencer un instant après et plonger les deux jeunes gens dans de nouvelles transes. Tantôt elle racontait des histoires de maris et d'amants trompés, enjolivées d'allusions que Fernand ne comprenait que trop. Tantôt elle plai- santait M. de Varelles sur ses conquêtes du bal masqué, et lui reprochait une foule d'aventures qu'elle inventait. Désolé de se voir ainsi posé en don Juan de carnaval devant la belle Italienne, le pauvre Fernand n'osait même plus se justi« fier, car Julia lui disait aussitôt : — Eh! mon Dieu, monsieur de Varelles, qu'avez- vous besoin devons en défendre? Vous 3. 46 LE BAL DE L'OPÉRA êtes garçon et vous ne nous devez aucun compte de vos bonnes fortunes ; n'est-ce pas, Emilia? — Sans doule, répondait Tltalienue, dont le regard commençait à fuir celui de Fernand. Tout en devinant le jeu de sob amie, Emilia s'y laissait prendre. Madame Walstein en vou- lait à JuKa de ses malices, mais elle en voulait aussi à Fernand des aventures qu'on lui atlri- buait, et que cependant elle devinait être de l'invention de Julia. Le créole essaya d'abord de lutter contre ma- dame Brady; malheureusement, celle-ci, fort spirituelle d'ailleurs, tirait un grand avantage de sa position ; puis, Fernand craignait de pi- quer au jeu l'amour-propre de la jeune femme et de la pousser à quelque méchanceté. Chaque fois qu'il tentait une sortie, il était ramené par quelque mordante repartie de madame Brady. Quoiqu'il tendit tous les ressorts de son intel- ligence, et qu'il tint les yeux ouverts comme un enfant devant la cabane de Polichinelle, Walstein LE BAL DE L'OPÉRA 47 ne comprenait que le sens littéral des phrases échangées, et, par conséquent, que la moitié de la conversation. De temps en temps, cependant^ l'accent et le sourire de iulia laissaient deviner à rAlleinand quelque railleuse intention. — En vérité, dit-il à Fernand, près duquel il se trouvait assis, on ne sait jamais à quoi den tenir avec ces Françaises. Elles ont toujours l'air de se moquer de quelqu'un. Après qui celte dame en a-t-elle donc? — Après vous, parbleu, répondit Fernand en baissant la voix. Ne Tavez-vous pas encore de- viné? — Après moi? — Sans doute. — Pourquoi?... Comment?... Je ne l'ai jamais vue. — Pardon... Me promettez- vous de ne pas lui répéter ce que je vais vous dire? — Je vous le promets. — Vous rappelez-vous un certain petit do- 48 LE BAL DE L'OPÉRA mino noir qui, celte nuit , était assis près de TOUS au foyer et qui vous a parlé de votre fiancée? — Oui, oui ! mais baissez la voix, je neveux pas que ma femme sache que j'étais à l'Opéra. •—Eh bien, ce petit domino n'était autre que Julia. — Vraiment? — C'est moi qui lui donnais le bras, lors- qu'elle vous a dit que vous cherchiez une cui- sinière pour votre fiancée. — Chut donc! 11 me semblait bien, en effet, que j'avais déjà entendu sa voix quelque part et que votre visage aussi ne m'était pas complète- ment inconnu. Maintenant je la reconnais. Uais pourquoi m'en veut-elle à cause de cela? — Vous savez bien que les femmes se soutien- nent toujours entre elles. Julia s'amuse à vous tourmenter, afin de vçus punir de votre infi- délité. — Vous avez raison, dit Walstein, complète- LE BAL DE L'OPÉRA 49 ment dupe de cette explication. Je comprends maintenant ses allusions et le double sens de ses paroles. Maudite petite femme ! Pourvu qu'elle ne raconte pas cette histoire à madame Wal- siein ! — Tant que je serai là, elle n'osera pas... Vous comprenez..., devant un étranger ! — Oui, mais quand vous serez parti?... — Dame, alors je ne réponds de rien. — Si vous pouviez l'emmener ? C'était justement là que Fernand voulait en venir. — Ce sera difficile. Vous voyez qu'elle fait de son côté tout ce qu'elle peut pour me ren- voyer. — Tiens!... tiens!... tiens!... — C'est pour cela qu'elle me lance tant de railleries. — En effet, en effet... Comment diable faire? Voyons, monsieur, aidez-moi^ un peu. Entre hommes, il faut bien se soutenir aussi. Tâchez 50 LE BAL DE L'OPÉRA de remmener ; je vous serai très-reconnaissant de ce service. Fernand s'aperçut que Julia les écoutait. Il se pencha pour dire quelques mots à roreille de Walstein, qui répondit par un signe d'assen- timent. — Savez-vous que vous n'êtes guère polis, messieurs, leur dit en riant la jolie blonde. Il parait que notre conversation vous ennuie, puisque vous faites des aparté. — Voyez comme vous êtes injuste, madame, répondit Fernand. M. Walstein me disait jus- tement qu*il trouvait tant de plaisir à vous écouter, qu'il en avait oublié un rendez -vous important. — Un joli rendez-vous d'amour? chantonna Julia, dont les yeux pétillaient de malice. — Oh! non, se hâta de répondre Walstein; c'est un de mes amis et sa femme qui m*ont donné rendez-vous au Louvre, pour quatre heures. LE BAL DE L'OPÉRA 51 — 11 est grand temps d y courir, alors, dit Julia en consultant sa montre; quatre heures ne tarderont pas à sonner. — J*aî une voiture en bas, madame, fit M. de Varelles, se levant et s'adressant à Julia ; ven- iez-vous me permettre de vous ramener chez vous? — Merci ; je vais rester encore quelques instants avec mon amie, repartit Julia d*un ton légèrement moqueur. — Je suis bien fâché de vous enlever Emîlia, dit précipitamment M. Walstein ; mais elle est aussi du rendez-vous. Ce sont des compatriotes qui nous oât invités à diner depuis plusieurs jours. Je craindrais de les désobliger en man- quant de parole. — C'est différent alors, répliqua madame Brady, qui surprit le coup d'œil étonné qu'E- milia jeta sur son mari. Un autre jour, j'aurai le plaisir de causer plus longuement avec cette bonne Emilia. J'espère que désormais vous ne 52 LE BAL DE L'OPÉRA prendrez de rendez-vous que pour vous seul. Dans les ménages parisiens, c'est toujours ainsi ; chacun a ses rendez-vous à part. — Je vous demande mille pardons, madame, balbutia rÂllemand , qui crut voir dans les paroles de Julia une allusion à sa conduite de la veille. — 11 n'y a pas de quoi, repartit madame Brady, un peu piquée de se voir ainsi forcée de battre en retraite. Un mari qui n'accepte de rendez-vous qu'à la condition d*y mener sa femme, c'est trop rare pour que nous n'applau- dissions pas de tout notre pouvoir à cette fidélité de l'âge d'or. Adieu, Erïiilia ! adieu, époux modèle ! Que le dieu des amours fidèles vous récompense suivant vos mérites ! Walstein fit une énergique grimace en don- nant— in petto— la jeune femme à tous les diables. Pendant ce petit colloque, Fernand prenait congé de madame Walstein. LE BAL DE L'OPÉRA 53 — Ne me sera-t-îl pas permis de venir vous présenter mes hommages? demanda- t-il. — Non, monsieur, répondit-elle, je ne vois personne. — Je vous en conjure... — Je ne puis, répondit-elle en baissant les yeux pour ne pas rencontrer le regard suppliant qu'il lui semblait sentir à travers ses paupières baissées. L'arrivée de Julia ne permit pas à Fernand d'insister davantage. — Il pleut à verse, madame, dit-il à madame Brady après avoir regardé à la fenêtre. Voulez- vous me permettre de vous offrir Tabri de nia voiture? Julia refusa d'abord, puis elle tinit par accepter, un peu pour rester plus longtemps avec M. de Varelles, et plus encore peut-être pour faire enrager son amie, dont les lèvres avaient eu une imperceptible contraction. Jusqu'au dernier moment, Fernand avait 54 LE BAL DE L'OPÉRA espéré que TAIIeinand rinviterail à revenir. H n'en fut rien. Une vigoureuse poignée de main et un cordial remercinoent pour lavoir débar- rassé de Julia, voilà tout ce que le créole put tirer de Walstein. Quant à la belle Italienne, soit embarras, soit toute autre cause, elle ré- pondit à peine au salut de M. de VareUes. Madame Brady était la fille d'une pianiste française qui était allée mourir de la poitrine en Italie. La mère et la fille logeaient chez Toncle d'Ëmilia. A peu près du même âge, les deux jeunes filles avaient fait promptement connaissance. Lorsque Julia était retournée à Paris, une correspondance s'était engagée entre elle et son amie de Rome. Cette correspondance avait eu le sort de beaucoup d'autres. On s'était écrit d'abord deux fois par semaine, puis tous les huit jours, puis tous les mois. Au bout de la troisième année, on ne s'écrivait plus qu'une fois par an. Jalia avait donné l'exemple de la paresse. Emilia, moins oublieuse, s'était tou- Le BAL DE L'OPERA 55 jours montrée la plus exacte. L'arrivée de la beHe italienne à Paris avait renoué les relations des deux jeunes filles. — Gomment ferai-je pour revoir madame Walstein ? se demandait Fernand de Varelles en descendant l'escalier. Chez elle, je ne dois plus ■ y songer. Je ne puis désormais la rencontrer que chez madame Brady. Il faut absolument que j'obtienne l'autorisation de m'y présenter. Le résultat de ces réflexions fut un redou- blement d'amabilité envers Julia. Celle-ci n'y répondit d'abord que par un sourire mo- queur et par des railleries. Elle devinait le motif de cet empressement et tenait à prou- ver à Fernand qu'elle n'était point sa dupe. Celui-ci eut l'esprit de la laisser railler et de s'avouer vaincu. Cette petite satisfaction d'a- raour-propre adoucit un peu madame Brady. Clémente dans la victoire, elle finit par accor- dera Fernand l'autorisation qu'il sollicitait. Sans qu'elle voulût se l'avouer, peut-être espérait- 56 LE BAL DE L'OPÉRA elle effacer par son esprit Timpression que la beauté d'Emilia avait produite sur M. de Va- relles. On comprend que Fernand s'empressa de profiter de la permission. Il devint bientôt Tua des habitués les plus assidus du salon de ma- dame Brady. Mais, à son grand désappointe- ment, il n'y rencontrait jamais Emilia.M. Wal- stein n'aimait point à sortir le soir, et sa femme devait lui tenir compagnie. Puis, il détestait et Julia et les jeunes gens que sa femme aurait pu rencontrer chez la jolie blonde. Voyant le mauvais effet qu'il produisait en parlant de madame Walstein , Varelles feignit de l'avoir complètement oubliée. Un jour, ce- pendant, madame Brady céda à un petit mou- vement d'orgueil féminin. A quoi servirait d'ail- leurs une amie, si on ne pouvait s'accorder le plaisir de la faire enrager? Bien qu'Emilia ne parlât jamais de Fernand, Julia était trop fine pour ne pas deviner que la jeune femme pen- LE BAL DE L't)PÉAA 57 sait à lui quelquefois. Elle résolut de les mettre tous deux en présence et de savourer un peu son triomphe : triomphe d'amour-propre, bien entendu, car, au fond, Julia n'aimait pas M. de Varelles. Il lui plaisait et la préoécupait un peu, voilà tout. Une après-midi, Emilia et Fernand se ren- contrèrent à l'improviste dans le salon de Julia. En apercevant le jeune homme, Emilia rougit et se mit aussitôt sur la défensive. Fernand n'eut garde de se heurter de front contre une résistance si bien préparée. Il continua à causer avec Julia. Celle-ci déployait toute sa coquet- terie pour le retenir auprès d'elle. Un amant adoré n'eût pas été mieux traité que Fernand semblait l'être en ce moment par la jolie blonde. Rien ne fatigue tant une garnison que de se tenir toujours sur pied pour repousser un enne- mi dont l'attaque n'a jamais lieu. Rassurée par la contenance de Fernand, Emilia ne tarda pas à désarmer. Elle se départit peu à peu de sa i 58 LE BAL DR L'OPÉRA roideur glacials. Biealûl, par ua mouvemeot adroitemefti oombii^é, Fernand se trouva placé près de madame Walstein. II lui parla d'abord de choses indifférentes. Ses devoirs de maîtresse de maison obligèrent Julia de s'occuper de quelques autres personnes. Pendant qu elle causait d'assez mauvaise grâce à l'autre extrémité du salon, Fernand aborda tout à coup un sujet de conversation auquel Emilia n'était plus préparée. Il n'y eut pas d'explication entre eux. Au bout de dix mi- nutes cependant^ Fernand la suppliait déjà de lui accorder un rendez-^vous. Emilia feignit d'abord de prendre la chose en plaisanterie. II insista. Elle répondit alors y, d'un ton froid et contraint^ que cette insistance lui déplaisait. Au fond du cœur, ce qui la choquait, c'était moins l'obstination de Fernand que sa hardiesse d'o- ser lui demander un rendez- vous au moment même où, devant eUe, il venait de taire la cour à une autre femme. Quelques mots échappés à LE BAL bÉ L'OPÉRA 59 la Vivacité méridionale d'Emilia trahirent à son insu les secrètes préoecupations de son cœur. Femaud y répondit par un sourire si doux, si tendre et si franc, qu'elle sentit Tinnocence du jeune homme avant même qu*il eût parlé. — Je n'aime pas votre amie, dit-il à demi- voix à madame Walstein; mais ce n'est que chez elle qu'il me reste l'espérance de vous revoir. Indiquez-moi un autre moyen de me rencontrer avec vous, et je vous jure de ne jamais lui parler. — Que penserait Julia de cet abandon sou- dain? répondit Emilia en feignant de sou- rire. — Que m'importe! C'est vous seule qoe j'aime. — Je ne crois pas un mol de ce que vous dites, répondit-elle^ en haussant les épaules^ Mais le sourire el te regard de la belle ba- iienne démentaient un peu ses paroles. à eO LE BAL DE L'OPÉRA iulia se douta de quelque chose. Un senti- ment d'amour-propre l'empêcha de venir elle- même interrompre l'entretien. Elle ne voulait pas avoir l'air d'être jalouse. Sous le premier prétexte venu, elle envoya Wjilstein auprès des deux jeunes gens. Qn se sépara. En sortant du salon, Emilia répondit par un long regard au regard d'adieu de Fernand. Ce fut tout ce qu'il obtint ce soir-là de la belle Italienne ! Mais, après tout ce que Fernand lui avait dit^ ce regard était presque un aveu. Quelques jours s'écoulèrent. Varelles passait sa vie à chercher les occasions de revoir madame Walstein. 11 la rencontra enfin chez iulia. Peu à peu, les visites de Tltalienne à son amie de- vinrent plus fréquentes. Julia ne tarda pas à s'apercevoir que Fernand arrivait chez elle à peu près aux mêmes heures que madame Wal- stein. Rien n'était convenu entre eux, cepen- dant. Seulement, Varelles avait remarqué les LE BAL DE L'OPÉRA 61 jours et les heures qu'Emilia choisissait d'ha- bitude pour aller voir madame Brady. De son cô^é, madame Walstein apportait à ses visites une certaine régularité à laquelle le plaisir de rencontrer Fernand n'était peut-être pas tout à fait étranger. Madame Brady avait trop d'amour-propre et de. coquetterie pour ne pas s'impatienter bien vite de ce manège. Par suite de la lutte, Fer- nand commençait d'ailleurs à lui plaire sérieu- sement. Elle plaisanta tellement Emilia sur la coïncidence de ses visites avec celles de Fer- nand, que la jeune femme n'osa plus se trouver avec M. de Varelles. Il en résulta que le créole passa plusieurs jours sans revoir madame Walstein. Décidément amoureux, le pauvre garçon en perdait la tète. Il aimait si passionné- ment la belle Italienne, qu'il ne savait qu'in- venter pour la revoir. Il lui écrivit plusieurs lettres. Elle ne répondit pas. Deux ou trois fois, cependant, touchée de l'amour et des sup- r 62 LR BAL DE L'OPÉRA plicâtions de Feroané, la jeune femme avait pris la plume. Elle n'en était plus à se cacher son amour pour M. de Varelles : un |>etit seO'* timent d'amour-propre Tempèchait seul de cé- der à la voix de son cœur. Si les lettres de Fernand eussent été moins bien tournées, nH)ins gracieuses et moins spirituelles, peut-être Emi- lia aurait-elle eu le courage d*y répondre ; mais la jeune femme, peu habituée à écrire le fran- çais, avait honte de son ignorance, qu elle s'exa- gérait encore. Plus elle aimait Fernand, plus elle redoutait de paraître ridicule à ses yeux. Comme on le voit, madame Walstein se res- sentait déjà des mœurs parisiennes et de cette crainte du ridi<9ule qui devient un ridicule chez bien des gens. Néanmoins, elle s'était fait une douce habitude de recevoir les lettres de Fer- nande Elle les portait sur elle, et les relisait vingt fois par jour. Depuis qu'elle ne voyait plus M. de Varelles, toute la vie de la jeune femme s'était réfugiée dans ces petits carrés de LE BAL DE L'OPÉRA b3 papier. Elle Jee étudiait osioi par mot. A chaque lecture, il lui semblait découvrir une nouvelle pensée. Un jour, cette correspondance, qui s effec- tuait par Tenlremise de la concierge de madame Walstein, s'interrompit brusquement. Emîlia commença par s'étonner d*un silence que rien ne motivait. Puis, vinrent successivement Tin- quiétude, la jalousie et les pleurs. Les journées de la pauvre femme s'écoulèrent désormais avec une lenteur désespérante. Quatre pages d'écriture de moins à lire par jour, et tout était changé dans la vie de madame Walstein. Tout l'ennuyait, la contrariait, lui était odieux. Elle allait tous les jours chez Julia. Le plus souvent, elle n'osait parler de Fernand. Quand elle en avait le courage, Julia semblait ne pas com- prendre l'interrogation cachée dans les phrases maladroites de son amie\ Elle répondait à côté, ou détournait la conversation. Enfin, madame Walstein ne put y résister davantage. La pre- 64 LE BAL DE L'OPÉRA mière fois qu'elle avait rencontré Fernand chez madame Brady, Emilia portait à sa ceinture un petit bouquet de violettes. H. de Yarelles l'avait demandé du regard; Emilia l'avait refusé. Ne sachant comment se rappeler au souvenir de Fernand sans lui écrire, madame Walstein eut une de ces inspirations qui ne naissent que dans le cœur d'une femme. Elle glissa trois violettes sous une enveloppe à l'adresse deM.de Varetles, et mit à la poste son épitre parfumée. Deux jours s'écoulèrent encore. Pas de ré- ponse. En^ilia ne tenait plus en place. Dès qu'elle apercevait la concierge, elle lui jetait un regard dont cette femme comprenait fort bien la signification ; mais celle-ci ne pouvait ré- pondre que par un signe négatif. En désespoir de cause, madame Walstein retourna chez Julia. — A propos, lui dit-elle au milieu de la con- versation, que devient donc ce jeune homme que je rencontrais quelquefois chez toi? LE BAL DE L'OPÉRA 65 — De qui veux-tu parler? répliqua madame Brady, qui comprenait parfaitement. — Un créole, dit Emilia, en ayant l'air de chercher... Monsieur..., monsieur... Ah! je m'en souviens!... Monsieur de Varelles. — Il est très-malade, répondit Julia les yeux fixés sur le visage de sa rivale. A propos de je ne sais quelle femme, il s'est pris de querelle avec un officier de dragons. Cela lui a valu un coup d'épée dont il a failli périr. La fixité du regard de Julia et son sourire moqueur mirent heureusement madame Wal- slein sur ses gardes et lui donnèrent la force de dissimuler son émotion. — L'affreuse chose que ces duels ! dit-elle en faisant un effort surhumain pour raffermir sa voix. M. Walstein me fait frémir lorsqu'il me raconte ceux qu'il a eus autrefois. Il paraît qu'en Allemagne on se bat très-souvent. Puis elle se mit à parler d'autres choses d'un air indifférent, irop indifférent même, car ce 4. 66 LE BAL DE L'OPÉRA fut la gaieté inaccoutumée de sa conversation qui révéla à madame Brady tout ce que souf- frait ritalienne. Au bout de quelques minutes, Emilia prit congé de madame Brady. Toutes deux s'embrafisèrent, le sourire sut* les lèvres, ainsi qu'il convient entre deux amies qui se détestent. Une fois dehors, Emilia baissa son voile el prit une voiture. Il lui tardait d'être seule. Elle étouffait. Des larmes brûlantes oppressaient son cœur ; l'inquiétude la dévorait. Pour retourner chez elle, il lui fallait tra- verser la rue de Fernand. Que de fois, en pas- sant, elle avait jeté un rapide et furtif regard sur les croisées qu elle savait dépendre de l'ap- partement de M. de Varelles ! Il lui avait dit qu'il demeurait au troisième. Un peu avant •d'arriver à cette rue, Emilia renvoya sa voi- ture. Elle prit le (rottoir du côté opposé à la maison de Fernand : elle le suivit lentement, ^ les. yeux fixés sur l'appartement où se mourail LE BAL DE L'OPERA 67 peut-être celui qu'elle aimait. Les passants la coudoyaient et la heurtaient sans qu'elle y prit garde. Elle revint deux fois sur ses pas. Il lui seia* blait qu'un hasard quelconque devait la mettre au courant de ce qui se passait chez M. de Varelles. Comme elle revenait une troisième fois, en se disant que c'était la dernière, elle aperçut un prêtre qui entrait dans la maison do Fernand. — Il est donc à la mort! se dit-elle. Je veux le revoir. La conclusion était un peu forcée; mais une femme inquiète pour celui qu'elle aime rap- porte tout à l'objet de sa préoccupation. Elle entra résolument. M. Walstein eût été sur le seuil que cela ne l'aurait pas arrêtée. Elle traversa le vestibule comme une flèche et gravit rapidement les trois étages. Rendue sur le pa- lier, elle s'arrêta pour respirer. Elle n'osait plus entrer ni descendre. Enfin, la peur d'être sur- G8 LE BAL DE L'OPÉRA prise fit qu'elle posa sa main tremblante sur le cordon de la sonnette. Personne ne vint. Elle s*aperçut alors que la clef était dans la serrure ; elle entra et frappa du doigta une seconde porte qui se trouvait en face d'elle. — Entrez, dît une voix faible. Comme elle ouvrait la porte, un gros chien noir vint à elle et lui fit quelques caresses ; puis il retourna près du lit sur lequel reposait M. de Varelles. Fernand était bien pale. Un de ses bras, étendu sur le lit, était recouvert de bandages. Le jeune homme regardait Emilia d'un air étonné et ravi. Il n'osait encore croire à son bonheur. — Emilia! murraura-t-il enfin, Emilia, est-ce bien vous? Elle voulut répondre, mais les pleurs lui coupèrent la parole. Elle prit la main du blessé sur laquelle elle appuya ses lèvres. Le gros chien poussa un petit gémissement et lécha les LE BAL DE L'OPÉRA 69 mains de la jeune femme, comme pour la re- mercier de l'affection qu'elle témoignait à son maître. Emilia s'assit à côté du lit et se mit à cau- ser avec Fernand. Nous ne répéterons pas tout ce qu'ils se di- rent d'abord. En reproduisant ici les paroles des deux jeunes gens, nous ne serions encore qu'un in- fidèle narrateur. L'amour a une langue à part, une sorte de langage musical dont la mélodie vient du cœur. — Que vous est-il donc arrivé? demanda enOn Emilia. — Une sotte querelle avec un officier. En sortant brusquement d'un magasin, il a ren- versé une vieille femme. Au lieu de s'excuser, il s'est mis à rire. Je l'ai appelé brutal. Il m'en a témoigné son mécontentement par un coup d'épée qui m'a traversé le bras et même entamé la poitrine. 70 LE BAL DE L'OPÉRA ^ Je savais bien que Julia m'avait menti ! d'écna madame Walstein. — Que vous a-t-elledii? Emilia le lui raconta. — Je vous jure..., s'écria-tHl. ' — Ne jurez pas! interrompit-elle en posant sa jolie main sur la bouche de Fernand. J'étais certaine d'avance qu'elle me trompait. — Vous saviez bien que je vous aimais, n'est- ce pas ? — Vous me l'avez écrit si souvent ! — Et désormais, vous me laisserez vous le dire? Emilia ne répondit pas, mais sa tètt se pen* cha si près de celle du blessé, que leurs lèvres se rencontrèrent. • — Adieu, lui dit-elle en se levant. — Déjà ! — il \e faut bien : « on » doit s'étonner de nion absence. — Déjà, mon Dieu ! répéta le pauvre garçon LE BAL DE L'OPÉRA 71 avec une profonde tristesse. Vous me promettez de revenir, au moins? — Pour que je le puisse, il ne faut pas qu'on remarque aujourd'hui mon absence. — Que vous êtes bonne et que je vous aime! Adieu ! Ils se dirent tant de fois adieu qu'au bout de vingt minutes, Emilia était encore là, sa main posée dans celle de Fernand. — Pensez à moi et soignez-vous bien, dit^elle enfin en refermant la porte. Elle revint le lendemain, mais elle ne put rester qu'un quart d'heure. — M. Walstein part demain pour TAIlema- gne, dit-elle au blessé. On voulait m'emmener, mais j'ai répondu que j'étais souffrante ; il res- tera quinze jours là-bas. — Et je vous verrai tuus les jours ! s'écria Fernand..., bien longtemps chaque fois? — Oui; j'apporterai mon ouvrage et je tra- i 72 LE BAL DE L'OPÉRA vaillerai près de vous. Je serai votre garde-ma- lade. — Ah ! quel bonheur ! — Mais vous serez bien obéissant et bien sage ? — Oui, oui ! — Alors, commencez par ne pas agiter ainsi vos bras en frappant vos mains l'une contre l'autre, comme un petit enfant à qui Ton promet un jouet. Et maintenant, adieu. Demain, vous ne me verrez pas, mais je prierai Dieu pour votre guérison. La journée du lendemain parut bien longue à M. de Varelles. C'est surtout quand on est seul et malade que le cœur sent son isolement et qu'on éprouve le besoin d'aimer et d'être aimé. Le surlendemain, madame Walstein arriva dans la chambre du blessé avec toute une pro- ^ vision de broderies et de livres. — Pourquoi tous ces livres, grand Dieu? de- manda Fernand. LE BAL DE L'OPÉRA — Pour vous faire la lecture, mon amî. — J'aime mieux causer avec vous. — Cela vous fatiguerait. "— Mais . • • — Silence, interrompit la jeune femme en le menaçant du doigt. Je suis fort despote et j'en- tends qu'on m'obéisse. Sinon, je pars. Malgré cette profession de foi, quand madame Walstein se retira, vers six heures, elle n'avait pas fait un seul point, ni lu une seule page. Elle n'avait pas causé non plus, dans la crainte de fatiguer Fernand. Il parait,* néanmoins, qu'elle ne s'était pas trop ennuyée, car le lendemain, elle arriva deux heures plus tôt et ne partit que plus tard. Elle avait pourtant affaire à un malade bien exigeant. Il ne la quittait pas des yeux, et vou- lait toujours tenir ses mains dans les siennes. De temps en temps, comme elle le voyait fatigué par une attention soutenue, elle le forçait à se reposer un peu. Il n'avait pas la moindre déli- 74 LE BAL DE L'OPÉRA catesse : il se faisait payer son obéissance, el d'avance..., on devine en quelle monnaie; puis il niait effrontément le payement pour toucher encore le prix de sa docilité. En dépit du médecin, qui doutait un peu de l'effet calmant de ce moyen, Fernand revint promptement à la santé. Bientôt, il put se lever et déjeuner avec sa jolie garde-malade. On pla- çait une petite table devant le feu. Emilia mettait le couvert. Le garçon du restaurant voisin ap- portait les plats ; puis on fermait la porte à dou- ble tour. € Nous voilà chez nous, » disait Emi- lia, qui revenait s'asseoir près de son malade. Le seul invité admis en tiers dans ces repas si joyeux, c'était Fox, le beau chien d'arrêt de Fernand. Gourmand comme presque tous les convales- cents, M. de Varelles éprouvait souvent la tenta- lion d'enfreindre les prescriptions du médecin. Quand Emilia s'apercevait de ces velléités de désobéissance, elle saisissait de sa petite main le LE BAL D£ L'OPÉRA 75 morceau qui faisait l'objet du débat, et le jetait à Fox. Celui-ci tranchait immédiatement la ques- tion, tout en se livrant à une pantomime qai prouvait combien il goûtait la méthode employée par Emilia pour forcer son malade à suivre le régime ordonné par le médecin. Comme Fox avait tenu fidèle compagnie au malade, si longtemps seul, Emilia comblait le gros chien de caresses. Quelquefois, Fox, cédant à l'at- traction que le regard humain exerce sur tous les animaux, levait Une de ses pattes et la posait doucement sur les genoux de madame Walstein. — A bas, Fox! lui criait Fernand. — Ne bouge pas, Fox! murmurait Emilia. Fox regardait tour à tour son maître et la jeune femme; puis il finissait généralement par céder à la volonté de cette dernière, par l'excel- lente raison que cette volonté se trouvait d'ac- cord avec la sienne. Alors c'étaient des rires d'Emilia et des récri- minations de Fernand. Il feignait de bouder pour 76 LE BAL DE L'OPÉRA qu'on l'apaisât par quelques tendres paroles ou quelquefois par un baiser. Durant cette réconci- liation, le pauvre Fox, bientôt oublié, retirait tristement sa grosse patte, et se couchait philo- sophiquement sur le tapis, ou sur un coin de la robe d'Emilia. En réalité, la tendresse d'Emilia était calme et sérieuse ; mais elle cherchait à égayer son malade. Puis elle avait peur des longs silences durant lesquels les regards de Fernand brûlaient ses yeux. Un jour, ce silence se prolongea plus longtemps que d'habitude. Emilia et Fernand étaient assis l'un auprès de l'autre, sur un divan qu'ils avaient traîné vis-à-vis du feu... Enoilia comprit le danger. Elle voulutse lever. Malgré sa blessure, Fernand jeta ses deux bras autour de la taille de l'Italienne, afin de la retenir près de lui. Tout à coup, une expression de vive souf- france passa sur le visage pâle encore du blessé. — Mon Dieu, qu'avez-vous? s'écria la jeune femme. LE BAL DE L'OPÉRA 77 — Rien, répondil-il en essayant de sourire. — Hais si ; vous pâlissez, vous souffrez ! vous vous seriez fait mal? — Un peu..., en levant les bras; mais ce n'est rien. Emilia se rassit tout inquiète. Elle gronda bien fort M. de Varelles de son imprudence. — C'est votre faute, lui dit-il tout bas ; pour- quoi vous éloigner de moi ? Emilia ne s'éloigna plus... Ce jour-là, elle ne retourna chez elle que bien tard. Lorsqu'elle revint le lendemain, Fernand courut lui ouvrir. — Enfin, te voilà ! lui dit-il en refermant bien vite la porte. — Je t'avais dit que je viendrais à onze heures, dit Emilia. Il n'est que onze heures et cinq minutes. Vois plutôt à ta pendule. — Alors; mon cœur avance sur ma pendule, répliqua Fernand, qui aidait la jeune femme à se débarrasser de son mantelet et de son cha- peau. Te plains-tu de cela? 78 LE BAL DE L'OPÉRA Le brave Fox, auquel on ne faisait plus at- tention, tournait autour des deux jeunes gens et semblait se plaindre d'un tel manque d'égards. — Pauvre bon chien ! s'écria l'Italienne en saisissant tout à coup la grosse tête de Fox entre ses deux petites mains. Viens, que je te dise bonjour ! Et tandis que Fernand, agenouillé devant la cheminée, ravivait le feu et plaçait un coussin sous les pieds de madame Walstein, celle-ci embrassait comme une folle maître Fox, qui se laissait faire avec beaucoup de dignité. — Eh bien ! et moi ? s'écria Varelles en s' as- seyant auprès d'Emilia. Elle le regarda de côté en riant et continua à caresser Fox ; mais ce ne fut pas pour long- temps. Gomme d'habitude, les deux jeunes gens dé- jeunèrent ensemble. Leur table était si petite qu'il n'y n'avait place que pour une seule as- siette et un seul verre. LE BAL DE L'OPÉRA 79 Quoique fort médiocre musicien, Varelles avait UD piano. Douée de l'admirable organisa- tion musicale commune à presque toutes ses compatriotes, Emilia chanta quelques romances. Sa voix de contralto, extrêmement sympathique et un peu voilée, avait ce charme particulier qae la sourdine donne aux cordes du violon. Assis près de son amie, ou le coude appuyé sur le piano et les yeux fixés sur l'expressive physio- nomie de l'Italienne, Fernand s'enivrait de la contemplation de cette belle personne. Ses yeux, ses oreilles et son cœur semblaient se dilater pour voir, pour entendre et pour aimer. Quand la pendule sonna cinq heures, on trouva qu'elle avait marché si vite, qu'on aurait récusé son témoignage si celui des montres ne l'avait confirmé. Il fallut se quitter. Ce fut bien long! Lorsque Emilia était arrivée, Fernand n'avait pas mis deux minutes à la délivrer de son mantelet et de son chapeau. Il passa plus d'un grand quart d*heure à les lui rendre. 80 LE BAL DE LOPÉRA Puis il fallut encore un autre quart d'heure pour arriver du salon à la porte extérieure. De retard en retard, six heures sonnaient au moment où madame Walstein rentra chez elle. Fernand était venu la conduire jusqu'à l'angle de la rue. Il la suivit des yeux tant qu'il put la voir. — Que vais-je faire maintenant? se dit-il. Il ne devait revoir Emilia que le lendemain, à dix heures. Ce délai lui semblait interminable. Il parait que l'Italienne avait eu la même im- pression, car elle vint à neuf heures et demie. 6ne semaine s'écoula ainsi. Les deux jeunes gens avaient oublié le monde entier, ou, pour mieux dire, ils vivaient dans un autre monde. Un matin, cependant, Emilia n'arriva chez son ami qu'après deux heures. Elle était pâle. Des larmes avaient rougi ses beaux yeux. — Mon mari est de retour ! dit-elle. Les amants ont tous l'insouciance des enfants et un peu celle des sauvages. Ils oublient faci- lement Je lendemain. LE BAL DE L'OPÉRA 8i Le retour de Bf« Walstein était une chose inévitable et d'autant plus facile à prévoir, qu'il avait annoncé en partant que son absence ne durerait que quinze jours. Il y en avait dix- huit de passés, et pourtant son arrivée surprit les deux jeunes gens comme un coup de foudre, Emilia ne put donner que quelques minutes à son ami. — Quand te reverrai- je ? lui demanda-t-il en la quittant. — Je ne sais, dit^elle tristement. Je tâcherai de venir demain. Tu sais bien que je ferai mon possible, n'est-ce pas?... Aime-moi toujours. Elle partit. Quelques jours se passèrent. Emilia et Fer- nand ne se voyaient plus que bien rarement. Jaloux et violent, Walstein ne laissait à sa femme que fort peu de liberté. De loin en loin, les deux jeunes gens se rencontraient chez Julia... Madame Brady ne tarda pas à remarquer de nouveau la coïncidence de leurs visites. Elle ne / 8*2 LE BAL DE L'OPÉRA se fit pas faute d'en plaisanter. Varelles prit la chose en riant et ne répondit à ses railleries que par des plaisanteries. Il n'en fut pas de même de madame Walstein. La contrainte qu'elle était obligée de s'impo- ser pesait à son caractère. Son amour et sa jalousie la rendaient trés-imprudente. Au début d'une passion, alors que la fenlme résiste encore au penchant de son cœur et fuit celui qu'elle aime déjà, c'est presque toujours l'homme qui trahit son secret aux yeux du public. Ses assiduités, ses regards, ses tristes- ses, ses démarches d'autant plus apparentes qu'une feinte indifférence les déjoue souvent et le force de les multiplier, tout cela attire l'at- tention. Plus tard, au contraire, dès que de ten- dres aveux ont réuni ces deux cœurs, dès que les amants sont d'accord pour se ren- contrer et pour dépister les curieux, c'est pres- que toujours la femme qui fait tout découvrir. A partir du jour où elle s'est donnée, elle met X LE BAL DE L'OPÉRA 83 son amour sur un piédestal, au bas duquel s'ar- rêtent toutes les autres considérations. L'amour, qui remplit son cœur, envahit chaque jour une nouvelle partie de son existence. Dans certains moments de passion et de jalousie, une femme sacrifierait l'univers entier pour le regard d'un seul homme. Par une pente insensible, elle ar- rive chaque jour à négliger une nouvelle' pré- caution. Et si son ami, plus prudent à cause d'elle, lui représente qu'elle a tort..., loin de le remercier de sa réserve, elle lui en veut presque toujours de sa prudence. — Tu ne m'aimes plus ! lui dit-elle... ; ou bien encore: — Tu ne m'aimes pas autant que je t'aime ! Que répondre à cela?... Si la jalousie s'en mêle, c'est bien pis encore. Sous l'empire de cette passion, la femme la plus maîtresse d'elle- même porte à chaque instant les regards sur les deux personnes qu'elle soupçonne de la tromper. Elle répond en souriant à ceux qui lui Se LE BAL DE L'OPËRA partent, maU elle répond à tort et à travers. Quand elle ne peut parvenir à rompre le téte- à-(éte, sa seule consolation est de te faire re- marquer aux autres et de dire un peu de mal de sa rivale. Sa gaieté apparente peut tromper des hommes, mais non d'autres Temmes. Ses voisines ne lardent pas à échanger un de ces regards indéfinissables, qui contiennent un volume d'observations et de conjectures. Dé- sormais, elles savent une partie delà vérité: elles auront bientôt deviné te reste. Au fond, Julia n'était pas méchante, mais c'était une femme du demi-monde. Chez ces femmes, dont presque tous les instincts sont faussés, souvent par suite de leur éducation et toujours par suite des nécessités de leur exis- tence, du moment où l'intérêt, c'est-à-dire les besoins matériels de la vie ne sont plus en jeu, c'est l'amour-propre qui règne en tyran. Outre sa jolie figure, son esprit, et l'avan- tage d'être aimé d'une autre femme, Fernand LE BAL DE LOPÉRA 85 offrait encore à Julia l'attrait dB la curiosité, de rinconnu. Il aimait Emilia d'un amour tendre, confiant, passionné, dévoué, que madame Brady n'avait jamais rencontré parmi ses ado- rateurs. Julia n'avait garde de s'avouer que ta profondeur de cet amour tenait non-seulement à celui qui l'éprouvait, mais aussi à celle qui rinspirait. L'orgueil était là pour empêcl^r Julia de faire cette réflexion. Puis, il faut bien l'avouer, madame Walstein se montrait aussi maladroite que possible. Exigeante et passionnée, elle sacrifiait tout à Tamour qui la dominait. Le monde entier se résumait pour elle en Fernand. Ne pouvant voir Yarelles ailleurs que chez Julia, elle était heureuse de l'y rencontrer. En revanche, elle se fâchait tout rouge quand Fernand semblait s'occuper de madame Brady. A peine dans la rue, elle se repentait de sa folle jalousie ; mais il était trop tard. 0 De son côté, autant pour forcer Emilia à la 86 LE BAL DE L'OPÉRA meitre dans la confidence que poar se venger^ du rôle qu'on lui faisait jouer et de rindifférence de Fernand, madame Brady prenait un malin plaisir à tourmenter son amie. Tantôt, elle acca- parait Varelles dans un coin du salon et loi débitait mystérieusement, à l'oreille, avec force minauderies, toutes les balivernes qui lui pas- saient par la tète. Tantôt, elle harcelait les deux amants par des mots dont la double entente exaspérait Emilia. Un beau jour, elle découvrit un nouveau moyen de taquiner son amie. Sur la demande de Julia, qui aimait beaucoup les chiens, Fernand avait amené maître Fox chez madame Brady, Celle-ci s'aperçut bientôt que la jalouse Italienne paraissait contrariée chaque fois que son amie caressait le beau chien. C'était un enfantillage de la part d'Ëmilia, mais tous ces enfantillages sont le cortège obligé des joies et des chagrins de l'amour. Madame Wal- stein se rappelait combien de douces paroles et LE BAL DE L*OPÉRA 87 de tendres baisers Fernand et elle avaient échangés tandis que la grosse tète de Fox repo- sait sur leurs genoux. Chaque fois que la main de Julia passait sur la tête de Fox, cela froissait madame Walstein . Elle en voulait presque au pauvre chien de se laisser ainsi caresser par tout le monde. — Je ne veux plus que tu lui amènes Fox, dit-elle à Fernand. Mais Julia y tenait. A la première visite de Fernand, elle réclama maître Fox. — Il est si turbulent, répondit Varelles. Je crains toujours qu'il ne brise quelque chose dans votre salon. — Cela nie regarde, répliqua vivement ma- dame Brady. Je vais envoyer mon domestique le chercher. — Dn autre jour je vous l'amènerai , dit Fernand, qui vit un nuage passer sur le front d'Emilia. — Non pas..., aujourd'hui... ; à moins toute- * 88 LE BAL DE L'OPÉRA fois, ajouta-t-elle en enveloppant du même regard moqueur Emilia et Varelles, à moins qu'on ne vous ait défendu de l'amener, ce pau- vre Fox. — Quelle idée ! — Dame, il y a des personnes si singulières ! N'est-ce pas, monsieur Walstein? — Hein? Quoi? répondit ce dernier, dont toute l'attention était concentrée sur une tartine de pain de seigle qu'il beurrait méthodiquement. — Voici de quoi il s'agit, reprît madame Brady sans quitter des yeux Emilia... Fernand comprit que Julia allait se laisser aller à quelque méchanceté s'il ne cédait pas à son caprice. Il s'empressa de sonner le domes- tique de la petite blonde et l'envoya chercher maître Fox. Emilia fit un geste d'impatience. Des larmes de dépit vinrent humecter ses longs cils. Elle détourna la tête pour éviter le regard de Fer- nand, qui la suppliait de se calmer. LE BAL DE L'OPÉRA 89 — Eh bien, de quoi s'agit-il donc? demanda Walstein après avoir consciencieusement achevé sa tartine. Par bonheur pour les deux amants, la sou- mission de Fernand et la petite victoire que Julia venait de remporter avaient désarmé la maligne jeune femme. Elle ne put s'empêcher néanmoins de tarder un peu à répondre, pour faire bien sentir toute l'étendue de sa puissance et de sa miséricorde. Elle aurait voulu que les yeux d'Emilia lui demandassent grâce; mais Tltalienne affectait au contraire de la braver par une hautaine in- différence. Ce défi silencieux faillit encore tout brouiller. Julia finit cependant par répondre d'une manière évasive : — Je parlais de Fox, dit-elle à Walstein. N'est-il pas vrai que son maître le calomnie et qu'il se comporte fort bien en société? — Hum..., oui, assez bien, murmura l'Al- lemand, qui n'aimait pas le chien de Fernand ; 90 LE BAL DE L'OPÉRA seulement, il se met toujoars devant le feu et ne laisse de place à personne. L'innocent objet de cette querelle arriva bientôt. Julia s'en empara la première. Mais, sur un signe d'Emilia, Fox courut à l'Italienne. Une sorte de lutte s'engagea entre les deux femmes pour garder le bel animal. Madame Walstein eut d'abord l'avantage; mais un sucrier bien rempli fit pencher la balance en faveur de Julia. Quand il eut satisfait sa gour- mandise, Fox revint faire l'aimable auprès de la belle Italienne. Celle-ci le repoussa du pied. Un peu plus, elle se fût mise à pleurer. Elle partit ce soir-là bien plus tôt que d'habitude. Madame Walstein avait promis à Fernand d'aller le lendemain passer quelques instants avec lui. — A quelle heure viendrez-vous ? lui de- manda-t-il tout bas en sortant. — Je n'irai pas ! répondit la jalouse Italienne. Elle vint cependant, mais ce fut avec la ferme LE BAL DE L'OPÉAA 91 intention de bouder tout le temps. Il va sans dire qu'aux premiers mots de Femand, Emilia oublia toutes ses résolutions. Leur situation, néanmoins, devenait de jour en jour plus difficile.  force de penser à H. de Varelles, madame Brady avait lini par l'aimer tout de bon. Malheureusement, ce mot « aimer » justifie aux yeux d'une femme bien des méchancetés que sa conscience lui reprocherait sans cela. Aussi injustes Tune que l'autre, les deux amies en étaient arrivées à se haïr tout à fait. Pré- voyant une querelle sérieuse au bout de toutes ces petites piques d'amour-propre, Fernand cherchait en vain à calmer les jeunes femmes. Ce qu'il y avait de pis, c'est que Walstein com- mençait à remarquer aussi l'hostilité des deux amies. La moindre circonstance pouvait désor- mais le mettre sur la voie. Favorisée par sa position et d'ailleurs naturellement moqueuse, Julia avait l'avantage dans les reparties mor- 92 LE BAL DE L'OPÉRA dantes qu'elle échangeait avec son amie. Celle-ci s'en vengeait en faisant sentir à sa rivale que Fernand n'aimait qu'elle, et qu'il restait insen- sible aux avances de madame Brady. Un jour, Fernand vint faire une visite à Julia. Il la trouva seule. Elle le plaisanta, comme d'habitude, sur ses amours avec Emilia; comme toujours aussi, il nia ce qui était. — A propos, dit Julia, qui l'observait à la dérobée, vous savez qu'Emilia et Walstein ne sont pas mariés ? — Je l'ignorais, répondit-il. — Je l'ai appris l'autre jour, par hasard. Walstein l'a enlevée. Il avait promis de l'épou- ser, mais il ne se hâte guère de tenir sa pro- messe. Après tout, il n'a peut-être pas tort, le pauvre homme, et vous le savez mieux que personne... — On a toujours tort de ne pas tenir ses pro- messes, répliqua Fernand. La confidence de Julia ne produisit pas l'effet LE BAL DE L'OPÉRA 93 qu'elle en attendait. Elle ne diminua nullement l'amour de Fernand pour Emilia. A leur première rencontre, et dès les premiers mots, celle-ci lui avoua que Julia avait dit la vérité. Walstein lui avait, . en effet, juré de Vépouser. Le désir de légitimer sa faute et de donner un nom à son enfant avaient seuls pu décider Emilia à supporter les défauts ei les violences de TAllemand. En entendant la pauvre femme raconter avec une touchante simplicité ce qu'elle avait souf- fert, Fernand sentit ses yeux se remplir de larmes. — Maintenant, tout m'est égal, pourvu que tu m'aimes, répondit-elle. Le lendemain^ elle arriva tout essoufflée ; elle appuya sa belle tète sur la poitrine de Fernand et resta ainsi durant plusieurs minutes sans pouvoir parler. — Il m'a suivie, dit-elle enfin. En tournant le coin de la rue Ricber, je me suis retournée 94 LE BAL DE L'OPÉRA par hasard et je l'ai aperçu sur l'autre trottoir. J'ai pris par le haut du faubourg Montmartre, puis je me suis jetée brusquemant dans la rue Cadet. J'ai fait encore deux ou trois détours en marchant bien vite. 11 m'a perdue de vue. Je n'ai pas trouvé de voiture; alors j'ai coqru pour arriver à temps chez toi. Vois comme mon pauvre cœur bat ! — C'est Julia qui nous vaut cela, reprit-elle au bout d'un instant de silence. Elle a excité les soupçons de Walstein par ses railleries et ses mots à double entente... Oh ! la méchante femme, que je la hais ! — II faut la ménager davantage, dit Fernand avec douceur. Quelque jour, si tu la pousses à bout, elle dira tout à M. Walstein. — Eh bien, tant pis ! Je la crois bien capable d'une pareille infamie; mais, quand je la vois faire la coquette avec toi et m' accabler de raille- ries, je ne suis plus maîtresse de moi. — Si elle te raille un peu, tu le lui rends bm. If LE BAL DE L'OPÉHA 95 — Vas-tu prendre son parti ! Plus tu la dé- fendras, plus je la détesterai 1 — Vilaine jalouse! ne sais-tu pas que je n'aime que toi ? — Oui, oui, je te crois; mais, enfin^ je ne veux pas que d'autres fassent semblant de t'aimer, surtout devant moi..., et surtout quand je n'y suis pas, ajouta-t-elle bien vite, pour prévenir l'observation que Varelles allait faire en riant. — Je t'assure que Julia ne m'aime pas. Ce n'est chez elle qu'une affaire d'amour-propre, et tu devrais être assez raisonnable... — Certes non, elle ne t'aime pas ! interrom- pit l'Italienne... Elle est incapable d'aimer quel- qu'un. Mais elle est si coquette! Jure-moi que tu ne l'aimes pas. — Tu le sais bien. — N'importe. Cela me fait plaisir de te l'en- tendre dire. Voyons, répète : « Je n'aime pas cette coquette de Julia Brady. » 96 LE BAL DE L'OPÉRA — ... ■ Cette coquette de Julia Brady. > ' — ï Et j'aime ma petilti Emilia, qui m'aime de tout son cœur. > — c El j'aime ma petite Emilia, qui me tourmente de tout son cœur. > — Ah ! vous faites des variantes ! c'est joli, Fernand. Eh bien, poiir voire peine... Il se hâta de demander grâce et de répéter tendrement les paroles de la fantasque Italienne. Son obéissance fut récompensée aussitôt d'une amnistie pleine et entière. — Ce n'est pas pour moi que je crains, re- prit-elle UD instant après; c'est pour toi. Wal- slein est un duelliste redoutable. Il m'a raconté qu'il avait déjà tué deux hommes en duel. — Diable ! fit Varelles en riant. — Et toi î — Moi, je me suis aussi battu deux fois. — Eh bien î — Eh bien, j'ai été blessé les deux fois. — Mon Dieu, mon Dieu! s'il allait te cher- LE BAL DE L'OPÉRA 97 cher querelle!... S'il te tuait, je ne te survi- vrais pas! — Folle! murmura Fernand tout ému, en l'attirant sur son cœur. Ils se revirent quelques jours après chez Julia. En dépit des recommandations de Fer- nand, la guerre recommença entre les deux femmes. Varelles remarqua avec inquiétude que Walstein semblait comprendre mieux que d'ha- bitude les malignes insinuations de Julia. Pour comble de malheur, M. de Varelles fut obligé de partir à dix heures pour assister à la signa- ture d'un contrat de mariage. Comme il s'agis- sait d'une de ses proches parentes, il ne pouvait se dispenser d'y figurer. Il attendit jusqu'au dernier moment, car l'état ' d'animation des deux rivales lui faisait redouter quelque orage. Ses craintes n'étaient que trop fondées. Le lendemain, dans l'après-midi, Fernand li- sait au coin du feu, ou, pour mieux dire, il te- 98 LE BAL DE L'OPÉRA « nait un livre, car sa pensée était bien loin de l'ouvrage qu'il avait à la main. Un violent coup de sonnette le fit tressaillir. Il courut ouvrir. Ce fut M. Walstein qui se présenta. Boutonné jus- qu'au menton, le chapeau sur les yeux et les sourcils froncés, il tenait à la main une canne de colossale dimension. Quoique pris à Timproviste, Fernand ne per- dit pas trop la tète. Il salua Walstein d'un air assez naturel, et lui offrit un fauteuil près du feu. L'Allemand le repoussa d*un geste superbe. Il était rouge-écarlate et crevait de colère dans sa peau. Ses yeux roulaient comme ceux d'un chat dont on frotte le poil à rebours. — Je sais tout, monsieur! dit-il d'une voix qui eût fait honneur à un traître de mélo- drame. — Tout quoi? demanda Fernand, qui se sen- tit sur Walstein la supériorité qu'un homme bien élevé, calme en même temps qu'énergique, LE BAL DE L'OPÉRA 99 conserve toujours sur un individu violent et de mauvaise compagnie. — Julia m'a tout raconté, monsieur ! Fernand resta silencieux. — D'abord, je veux les lettres de ma femme , reprit M. Walstein. — Je n'en ai pas, répondit Fernand. — Je les veux! cria l'Allemand. Donnez-les- moi, monsieur, ou sinon... Il éclata en menaces et en injures. Varelles se rassit. H comprenait qu'il ne pou- vait empêcher cette explication, déjà si violente, d'arriver aux dernières extrémités que par beau- coup de calme et de sang-froid. Il s'aperçut bientôt, néanmoins, que plus il se montrait poli et conciliant, plus l'Allemand élevait la voix et prenait des airs de matamore. Alors il changea de ton, sans rien perdre toutefois de son calme et de sa politesse. — Ne criez pas tant, dit-il. Asseyez-vous et causons tranquillement. La porte est fermée. j 100 LE BAL DE L'OPÉRA Nous voilà parfaitement seuls. Si vous tenez à employer les voies défait, il vous aéra toujours temps d'y avoir recours. Haintenant, que vou- lez-vous ? — Monsieur, vous avez séduit noa remme... — Avant tout, permettez-moi une observa- tion : vous n'êtes pas marié avec madame Emilia. — Qui vous l'a dit? ^ — Je lésais. Aiosi, partons de là. Si vos soup- çons étaient fondés... — Mes soupçons, monsieur?... il s'agit de certitudes, entendez-vous! Julia m'a tout ra- conté, vous dis~je. De sou côté, ma femme m'a tout avoué. Il entra dans des détails qui ne prouvèrent que trop clairement à Fernand que madame Walslein était, en effet, parfaitement convenue de tout. Comme l'Allemand s'échauffait progressive- ment dans son récit, Fernand jugea à propos de l'interrompre. LE BAL DE L'OPÉRA 101 — Enfin, que voulez-vous? demanda-t-il en- core* — Les lettres d'Emilia, d'abord. — Vous comprenez que, si j'en avais, ce n'est pas à vous que je les remettrais, répliqua Fer- nand. Je n'ai d'ordre à recevoir que de madame Emilia elle-même. Finissons-en. Vous avez séduit cette jeune fille en lui promettant le mariage. C'est une vilaine action, monsieur, une action indigne d'un homme d'honneur... Sicile vous avait trompé pour moi, vous n'auriez eu que ce que vous méritez. Maintenant, est-ce un duel que vous êtes venu me proposer ? — Oui, monsieur. Je le veut, je Texîge» et je saurai bien vous y forcer. — Pourquoi ne pas le dire tout de suite, au lieu de faire tourner cette grosse canne qui ne m'inquiète pas du tout! Je suis à vos ordres. — Alors, ce soir ou demain matin, je compte recevoir la visite de vos témoins, — C'est entendu. 6. IDS LE BAL DE L'OPÉRA L'Allemand se leva d'un aif contrarié. La scène dramatique qu'il s'était arrangée en imagi- nation, et dans laquelle il s'était vu remplissant le rôle de la Statue du Commandeur avait fait un tiasco complet. Sa fureur avortait. Appuyé contre la cheminée, il hésitait à partir, li lui coûtait de renoncer à son efî'et et de se retirer vaincu par le sang-froid de son adversaire. Puis, la vue de l'appartement lui rappelait sans doute les visites que Fernand y avait reçues d'Emitia. — Depuis longtemps je me doutais de votre intrigue, reprit-il. L'autre jour, j'ai suivi Emilia. Jei'ai perduede vue, je ne saiscomment, au dé- tour d'une rue. C'est fort heureux pour elle et pour vous, monsieur. Si je l'avais trouvéejci, je l'aurais jetée par la fenêtre. — El moiî — Vous aussi. — Je ne crois pas, monsieur, répondit d'an ton sec et froid H. de Varelles, que les airs me- naçants et les manières de bàtonniste de Walslein LE BAL DE L'OPÉRA iû3 commençaient à ennuyer. D'abord, je m'atten- dais à recevoir votre visite d'un jour à l'autre. Comme on m'avait averti que vous étiez fort violent et même fort brutal, j'avais pris mes précautions en conséquence. Vous voyez, ajouta- t-il en ouvrant le tiroir d'une petite table et en montrant à Walstein deux pistolets armés. Si vous aviez eu le malheur de toucher Emilia, je vous aurais tué sur la place, je le jure, et avec autant de sang-froid que je vous le dis. — On y regarde à deux fois avant de tuer un homme, dit Walstein, qui était devenu fort pâle, car il sentait que Femand parlait sérieuse- ment. — On y regarde aussi à deux fois avant de jeter une femme par la fenêtre, répliqua Va- relles. Mais brisons là : il serait de mauvaise grâce de poursuivre cette conversation, qui ne regarde désormais que nos témoins. J'ai l'hon- neur de vous saluer. Déconcerté par ce calme hautain, dont la froide k lOt LE BAL DE L'OPÉRA énergie glaçait sa colère, l'Allemand se relira en grommelant. Arrivé à la pople, il éprouva pourtant le be- soin de dire quelque chose pour c enlever sa sortie >, comme on dit au théâtre. — J'attends vos témoins, dit-il d'un ton em- phatique ; vous savez mon adresse ? — Parbieu ! répondit Varelles impatienté en lui tournant le dos. Fernand courut se mettre à la fenêtre. Dès qu'il vit M. Walstein déboucher sur le trottoir, il descendit l'escalier quatre à quatre et se jeta dans la première voiture qu'il aperçut. — Ûté Trévise, numéro huit. Dix francs de pourboire si vous marchez bon train, difril au cocher. Cinq minutes après, le cocher arrêtait à l'en- droit désigné son cheval haletant et couvert de sueur. Fernand monta l'escalier en deux bonds et sonna chez madame Walstein. Ce fut Ëmiliaqui LE BAL DE L'OPÉRA 105 viol lui ouvrir. Elle était pale et changée. Ses paupières rougies révélaient bien des larmes. — Toi ! s'écria-trelle, toi ! Elle se suspendit à son cou ; puis, elle le re- poussa brusquement. — Il va revenir,. dit-elle; il te tuerait! Pars bien vite. — Viens avec moi. — Non, je ne puis... J'ai promis... — Je t'en supplie ! je tremble de te laiser près de cet homme. — Je te jure que je n'ai à redouter aucun mauvais traitement. Au nom du ciel, va-ien.c. Je t'écrirai... Tu me fais mourir !... Aie pitié de moi!... Va-t'en I... va-t'en ! Folle d'inquiétude, la pauvre femme tremblait de tous ses membres; ses dents claquaient. Fernand la serra une dernière fois sur son cœur dans une étreinte passionnée, et s'enfuit. Comme il arrivait au premier étage, il enten- 106 LE BAL DE L'OPÉRA dit les dalles du rez-de-chaussée résonner sous un pas lourd et saccadé. En se penchant sur la rampe, il aperçut un chapeau à longs poils qui lui fit reconnaître M. Walstein. Afin d'éviter une nouvlle scène, Fernand se jeta dans une cui- sine dont la porte se trouvait ouverte. Puis, lorsque M. Walstein eut gravi les deux étages, Varelles descendit chez la concierge. En sa qualité de femme, celle-ci fut touchée du désespoir et de l'inquiétude que trahissaient les paroles et la figure du jeune homme. Elle lui promit de veiller sur madame Walstein et de le tenir au courant de tout ce qui pourrait arri- ver d'important dans le ménage. Après être revenu dix fois sur ses pas pour faire quelque nouvelle recommandation, M. de Varelles se mit en devoir de trouver des témoins. 11 se rendit d'abord chez le baron de Sénan, un de ses amis d'enfance et de collège. Tout en se montrant disposé à rendre le service qu'on ré- clamait de son amitié, ce dernier prévint Fer- LE BAL DE L'OPÉRA lOT nand qu'il avait fort peu l'habitude des affaires d'honneur. — Il serait à désirer, mon chor Fernand, lui dit-il, que tu choisisses pour ton second témoin an homme qui ait un peu d'expérience sous ce rapport, un militaire, par exemple. — Tu as raison, répondit Fernand ; je Vai^ écrire au commandant Vernon. — Où est-il en garnison ? — A Rambouillet. — Alors, va le chercher, ce sera plus sur. Un traite mieux ces affaires-là de vive voix que par lettre. — Tu as encore raison. Je pars tout de suite. — Comme il est fort probable que tu ne pour- ras pas ramener le commandant cette nuit, à cause de son service, tu feras bien de demander à ton adversaire un jour de délai. Fernand serra la main de son ami et couru au chemin de fer. Il entra dans le premier café i08 LE BAL DE LOGERA venu, écrivit deux mots à Walstein et partit pour Rambouillet. Le lendemam soir, à cinq heures, il était de retour avec le commandant Vernon. Il trouva cnez lui une lettre assez grossière de Walstein. L'Allemand regardait évidemment le délai aemandé par Fernand comme un signe de faiblesse. Sans relever les termes blessants de sa dettre, Varelles se contenta de le prévenir qu'il se mettait à sa disposition pour le lende- main. « A c^use de madame Walstein, ajoutait Fer- nand, je crois qu'il vaut mieux que nos témoins se rencontrent chez moi que chez vous. Si vos aîmîs veulent bien prendre la peine de venir demam, de neuf à dix heures, ils trouveront mes deux témoins, le commandant Vernon et M. de Sénan. Tout pourrait alors se terminer le jour même, v Lorsque Fernand rentra le soir avec le com- mandant, onluiremit unelettre deM. Walstein. LE BAL DE L'OPÉIÏA lOSf c Monsieur, écrivait l'Allemand, avant que nos témoins se rencontrent, je désire avoir avec vous un instant d'entretien. Trouvez-vous à neuf heures au café de Mulhouse ; je vous y attendrai, v — Je vous accompagnerai, Fernand, dit le commandant après avoir pris connaissance de cette lettre. — Je puis bien y aller seul... — Non pas; une fois qu'une affaire de ce genre est engagée, il est important de la con- duire suivant les règles. J'ai mauvaise opinion de votre adversaire. Si ce monsieur veut se battre, c'est l'affaire des témoins; s'il veut faire un accommodement, il faut qu'il soit bien prouvé que c'est lui qui a mis les pouces. — Mais, commandant... — Oh! pas de mais! Suis-je, oui ou non, votre témoin ? Avez-vous, oui ou non, contîanee dans mon amitié et dans ma vieille expérience ! — Certes oui. ilO LE BAL DE L'OPÉRA — El), bien, alors, suivez mes conseils et ne faites pas de fausses démarches. Quand il s'agit de son honneur, un homme ne saurait trop y regarder. — Que diable peut-il me vouloir ? — Nous verrons cela demain. Et attendant, couchez-vous de bonne heure et dormez, si c'est possible. Pour un jour de duel, il faut avoir les nerfs calmes et, par conséquent, le corps re- posé. Adieu. Dès que le brave commandant eût tourné les talons, Fernand n'eut rien de plus pressé que de courir chez la concierge de la cité Trévise. Cette femme lui donna de bonnes nouvelles d'Emilia. — Je suis montée plusieurs fois chez eux sous divers prétextes, dit-elle à Fernand. La pauvre jeune femme avait les yeux bien rouges, mais elle ne paraissait pas malade. Il lui parle quasi- ment avec plus de douceur que d'habitude. — Ne vous a-t-elle rien remis pour moi ? LE BAL DE L'OPÉRA fil — Non, morisieur. Du reste, elle n'aurait pas pu : il ne la quitte pas d'une minute. Le lendemain, à neuf heures précises, Fer- nand, qiccompagné du commandant, arrivait au café de Mulhouse. Il aperçut Walstein assis dans un coin devant une bouteille de bière. Fernand s'avança vers l'Allemand et lui présenta H. Vernon. Walstein salua gauchement. Il se sentait mal à Taise sous le regard sévère et perçant du vieux militaire. — Monsieur, dit-il à Fernand, je voudrais vous parler en particulier. Le commandant s'éloigna un peu et s'assit à une table voisine. A cette heure matinale, il n'y avait que trois ou quatre personnes dans le café. Resté en téte-à-téte avec Fernand, Walstein semblait fort embarrassé : il regardait tour à tour le plafond, la table et la bouteille de bière. us LE BAL DE L'OPÉRA Au rebours de Petit-Jean, ce qui lui faisait défaut, c'était le commencement. — Monsieur, dit-il enfin, ma femme a su que nous allions nous battre; elle m'a juré que si ce duel avait lieu, elle se tuerait. Vous connaissez son caractère exalté : elle tiendrait son serment. Malgré sa faute, je ne puis m' empêcher de l'aimer. Moi aussi, j'ai eu des toris envers elle; car je lui avais promis le mariage... Je sens qu'il me serait impossible de vivt% sans Emilia. Pour l'empêcher de me quitter, je lui ai pro- posé de l'épouser, et de légitimer ainsi notre fils. Elle y a consenti, mais à une condition: c'est que notre duel n'aurait pas lieu. Mainte- nant, tout dépend de vous. Donnez-moi votre parole d'honneur de ne plus chercher à re- voir Emilia... Voilà tout ce que je vous demande. Le pauvre homme suait à grosses gouttes. Sous l'empire d'une profonde émotion, il avait cessé d'être ridicule. LE BAL DE L'OPÉRA 113 Fernand appuya ses deux coudes sur la table et laissa tomber sa tête dans ses mains. Tout un monde de pensées tourbillonnaient dans son cerveau. Il ne pouvait se décider à re- noncer à cet amour qui tenait une si grande place dans sa vie. C'était son bonheur qu'on lui demandait de sacrifier pour jamais. En voyant l'attitude des deux rivaux, le com- mandant se douta de la vérité. Il vint s'asseoir à côté d'eux. Après un moment d'hésitation, Walstein le mit au courant. Vernon prit Fernand par le bras et l'emmena un peu à l'écart. — Mon cher ami, lui ditril, il n'y a pas à hé- siter : si vous aimez cette femme, vous devez vous sacrifier à son bonheur. — Ne plus la revoir ! dit Fernand d'un ton désolé. — Voyons , reprit le commandant , soyez homme et raisonnons. Avec votre famille, votre f» LE BAL DE L'OPÉRA nom et vos relations, voulez-vous, pouvez-vous épouser cette jeune femme et recoonaiire le fils de ce Walstein?... Pas de phrases, mon ami..., oui ou non?... Non, n'est-ce pas?... Tôt ou lard, cette liaison aura son terme. Que deviendra cette pauvre femme !. . . que deviendra son en- fant? Vous sentez-vous le courage de prendre cette responsabilité ! Walstein est le seul qui puisse réhabiliter cette jeune fille et légitimer cet enfant. Vous lui reprochiez l'autre jour de ne pas l'avoir fait plus tôt. Maintenant tout dé- pend de vous. Les reproches que vous lui adressiez, voulez-vous les encourir? Femand se débattait en vain contre cette lo- gique impitoyable d'un homme ferme et droit. Sa conscience, d'accord avec M. Vernon, ne lui permettait pas de contredire le commandant. Gomme un enfant qui se sent dans son torl, il dierchait à éluder une réponse directe. ■ — Si j'accepte les conditions de ce monsieur, dit-il enfin, il va croire que j'ai peur de lui. Il LE BAL DE L'OPÉRA 115 le dira à Emilia. Elle me prendra pour un lâche et me méprisera. M. Vernon haussa les épaules. — Mon cher ami, dit-il, un duel est toujours une chose grave. De plus, il s'agit ici de l'hon- neur d'une femme, de l'avenir d'un enfant. Il ne faut pas que de mesquines susceptibilités d'andour-propre vous servent de prétexte pour vous empêcher de faire votre devoir. Vous avez déjà eu deux duels, et votre maitresse vous a vu blessé. Il est un courage aussi nécessaire à un homme de cœur que celui de se battre : c'est celui de remplir son devoir d'honnête homme, malgré Tentrainement de ses passions. Au surplus, je me charge de tout arranger. Venez. Le commandant prit le bras de Fernand et le ramena près de Walstein. — Monsieur, dit-il à rAllemand, mon ami consent à ce que cette querelle en reste là. Seu- lement, comme dans votre lettre d'hier vous vous êtes permis certaines expressions bles-^ 116 LE BAL DE L'OPÉRA santeSt vous voudrez bien lui écrire quelques mots pour vous rétracter. — Je le ferai, dit Walstein après un instant de silence; mais monsieur me promet-il de ne pas chercher à revoir Emilia? — A mon tour^ j'y mets deux conditions, dit Varelles en coupant la parole au commandant, qui fit un geste d'impatience. Avant d'engager ma parole, je veux parler à Emilia, ne fût-ce qu'un instant. — Non, non, c*est impossible! s*écria Wal- stein. — Alors, battons-nous ! — Un moment! reprit M. Vernon. Femand, qu'avez-vous à demander à madame Emilia? — Je veux être certain que monsieur ne Ta pas maltraitée, et qu'elle peut encore être heu- reuse avec lui. Qu'elle me rassure sur ces deux points, et je donne ma parole de ne plus cher- cher à la revoir. LE BAL DE L'OPÉRA 117 Le commandant entraîna Fernand à cinq ou six pas: — Êtes-vous fou ? lui dit-il. Pourquoi ne pas demander à cet homme qu'il vous fasse ses ex- cuses de ce que vous avez bien voulu séduire sa femme ! Si votre duel a lieu, et si cette pau- vre fille se tue, comme elle a menacé de le faire... L'en croyez-vous capable d'abord? — Oui. — Et vous hésitez!... — Monsieur, dit le commandant en s'adressant à Walstcin, voici l'arrangement que je vous propose : l'entrevue que demande mon ami aura lieu chez vous; je vous promets qu'elle sera aussi courte que possible. Dès que Fernand sera rassuré sur le sort de madame Emilia, il nous donnera sa pa- role. — Je ne veux pas qu'ils se revoient ! s'écria l'Allemand en s'arracbant les cheveux de déses- poir. M. Vernon le prit à part et parvint à lui faire 7. 118 LE BAL DE L'OPÉRA entendre raison. Les trois hommes montèrent dans la même voiture et se rendirent immé- diatement chez H. Walstein. Pas un mot ne fut prononcé durant le trajet. Walstein monta le premier. Il revint bientôt chercher le commandant et Yarelles, qui étaient restés sur le palier. — Emilia est dans le salon, dit^il à ce der- nier. Entrez. Il fit un mouvement pour suivre Fernand. Le commandant le retint doucement et l'entraîna dans une chambre voisine. Emilia et Fernand s'étaient promis de rester maîtres d'eux-mêmes et de se parler avec calme. A peine se furent-ils aperçus, qu'ils se trouvèrent dans les bras l'un de l'autre. Tous deux pleuraient. Lorsque Fernand put parler, il demanda à Emilia comment Walstein s'était comporté en- vers elle. — Il ne m'a pas maltraitée, dit Emilia. Une LE BAL D£ L'OPÉRA 119 fois le premier moment de colère passé, il s'est même montré très-bon pour moi. II m'a juré sur l'honneur que, si je consentais à l'épouser et à partir avec lui, jamais il ne me ferait le moindre reproche, la moindre allusion relative- ment au passé. — Que décidez-vous ? demanda Fernand d'une voix tremblante. — Je dois un nom à mon enfant, murmura- t-elle en détournant la tête pour ne pas rencon- trer le regard de Fernand. Bientôt, cependant, par un mouvement plus fort que sa volonté, elle leva les yeux sur le jeune homme. 11 était pâle comme un mort et trem- blait. Leurâ regards se croisèrent. Il la saisit dans ses bras.«. La porte s'ouvrit brusquement. Le comman- dant entra dans le salon. Il portait l'enfant d'E- milia et le mit dans les bras de sa mère. — Maintenant, dit-il, si vous voulez continuer 190 LE BAL DE L'UPÉRA à VOUS embrasser, Fernand et vous, jetei cet enfant à terre. Cela vaudra tout autant, d'ailleurs, que de le condamner à rester toute sa vie an enfant illé^tinie... Ëmilîa tressaillit et serra la pauvre petite créa- ture contre sa poitrine. — Adieu, Fernand! dit-elle , adieu pour ja- mais! Il saisit sa main. Elle la relira et sortit préci- pitamment du salon en se couvrant la figure avec son mouchoir. Fernand s'élança après elle. Le commandant le retint à bras-le^orps. — Non, dit-il, non ! Cette femme remplit son devoir; à vous de remplir le vôtre. Fernand suivit son ami dans la chambre oit l'attendait Walstein. Ce dernier était dans un état d'agitation inexprimable. Varelles lui donna sa parole d'bonnear de ne plu3 chercher à revoir Ëmilia. —A condiûon, bien attendu, ajouta le jeune LE BAL DE L'OPÉRA 131 homme, que vous tiendrez aussi votre engage- ment de l'épouser. — JeTai juré devant Dieu, répondit l'AUe- mand, et je ne manquerai pas à mon serment. — Séparons-nous maintenant, dit le com- mandant, qui craignait toujours quelque orage. Au moment de sortir, il dit tout bas à H. Wal- stein : — Partez le plus tôt possible. — C'était mon intention, répondit l'Allemand. Demain j'aurai quitté Paris. Le commandant prit le bras de Varelles et e ramena chez lui. Dans la nuit, Fernand tomba malade. Il fut obligé de garder le lit près d'un mois. Un moment même, son état inspira de graves inquiétudes à ses amis. Pendant sa convalescence, un étranger remit une lettre chez son concierge. Cette lettre était d'Emilia et ne contenait que ces mots : c Je suis mariée depuis hieret mon enfant a Itt LE BAL DE L'OPÉRA un nom. Walstein a tenu sa promesse. Tenez la vblTt. Adieu, soyez heureux. > Voire amie, » EviLiA Walsteih. » Deux violettes glissées dans l'enveloppe étaient restées collées contre le papier de la iettre. Feroand pressa sur ses lèvres ce dernier adieu d'un amour brisé. Pendant la maladie de Fernand, Julia avflit fait de fréquentes visites au jeune créole. Elle s'était figuré, durant les premiers jours, que Fernand commençait à oublier pour elle l'Italienne absente ; mais son amour-propre reçut un nouvel échec. Un soir qu'elle s'était un peu moquée de sa rivale, elle ajouta en souriant: — Convenez, Fernand, que vous y pensez moins souvent qu'autrefois, et que vous ne m'en voulez plus autant qu'il y a deux mois T — Qui vous fait supposer cela? demandarUil. LE BAL DE L'OPÉRA 123 — Vous paraissez me recevoir avec plaisir. — Vous êtes la seule personne avec qui je puisse causer d'elle, répondit Fernand d'un ton froid. Julia comprit et ne se fit plus d'illusions à cet égard. Elle demeure maintenant à Londres, où la retient l'amitié d'un des plus riches négociants de la Cité. Quant à M. de Varelles, on m'a dit l'autre jour qu'il venait de quitter Paris pour retourner àl'ile Bourbon. CLARA Charles Baumier était le fils d'un ébéniste du faubourg Saint-Antoine. Le père Baumier tra- vaillait beaucoup, dépensait peu et mettait de l'argent de côté. Son fils travaillait peu, dépen- sait beaucoup et faisait des dettes. Ce système de balance déplaisait fort au vieil ébéniste. Un beau jour, ce dernier passa de vie à trépas. Charles se trouva maitre, à vingt-deux ans, d'une petite fortune. C'était un assez beau garçon de cinq pieds sjx pouces^ au teint coloré, à la barbe épaisse et 126 CLARA aux poignets solides. II bavait sec et frappait dur. En moins de trois ans, grâce aux parties de plaisir, aux soupers, aux maîtresses, aux cartes, la fortune de Baumier se trouva singu- lièrement réduite. Un ami intime de quinze jours lui conseilla de faire valoir le reste de son argent à la Bourse. Cet ami se chargea naturelle- ment du maniement des fonds. Il les mania si bien, que Baumier fut forcé de songer à vivre de son travail, et de chercher une place. Ainsi que bien des gens, Baumier désirait beaucoup d'appointements et peu de travail. Générale- ment» on lui offrait le contraire. Il fit le difficile, et refusa des occasions qui ne se représentèrent plus. N'ayant rien à faire et manquant d'argent pour s'amuser comme autrefois, Charles passait une partie de ses journées à lire. Les récits de chasses et de voyages le charmaient par-dessus tout. Les expéditions de Levaillant lui montèrent la tète. Il n*eut bientôt plus qu'une seule idée : CLARA 127 partir pour TAfrique, s'enfoncer dans le désert, y vivre des produitSi de sa chasse, tuer force éléphants, en vendre les défenses et ramasser ainsi toute une fortune. Le 8 juin 1845, il débarquait au cap de Bonne- Espérance avec tout un arsenal d*armes et une grande caisse de munitions. Deux mois après, un boër (colon hollandais) qui s'en retournait à son habitation, située sur les limites de la colo- nie , déposait au milieu d*une immense forêt notre Parisien, qu'accompagnait un domestique hottentot. Après avoir payé au Hollandais le prix du voyage, Baumier s'aperçut qu'il ne lui restait plus que vingt francs pour toute fortune. En revanche, il possédait deux fusils, une paire de pistolets, un sabre et force munitions. Chris- tophus, le Hottentot, qui portait ces munitions, trouvait même qu'il y en avait beaucoup trop. En quinze jours, notre héros tua huit ser- pents, unporc-épic, un steinbok et deux spring- boks (variétés d'antilopes). Trouvant que les 128 CLARA serpents étaient beaucoup trop nombreux rela- tivement aux antilopes, et que la cuisine de son nouveau maître était mal servie, Christophus quitta furtivement Baumier endormi. Il emporta naturellement Tun des fusils, pour conserver sans doute un souvenir de son maitre; mais il eut la délicatesse de laisser presque toutes les munitions. Charles se trouva seul dans un pays inconnu.  défaut d'autres qualités, il avait du courage. Il continua à chasser, en marchant tout droit devant lui. Brisé de fatigue, mal nourri, et n'ayant pour abri que le feuillage des arbres, Baumier mai- grissait et se désolait. Pour comble de malheur, il ne rencontrait pas un seul éléphant. En re- vanche, un keitloa (rhinocéros noir à deux cor- nes), qu'il avait blessé, le renversa et faillit le tuer. Tous deux restèrent étendus côte à côte, le rhinocéros mort et le chasseur évanoui. En ouvrant les yeux, Baumier aperçut autour de CLARA 129 lui une cinquantaine de -petits êtres hideux, et presque nus, dont la courte chevelure crépue ressemblait à la laine d'un mouton. Ces affreu- ses créatures étaient armées d'arcs et de flèches de petite dimension. Cinq ou six portaient des assagaies ou javelots. C'étaient des Bushmen, sauvages vagabonds qui vivent de pillage. Us commencèrent par dépouiller complètement le malheureux Français, qu'ils laissèrent nu comme un ver. Sachant que les flèches des Bushmen sont empoisonnées, Baumier n'eut garde de résister. Puis, ils commencèrent à dépecer le keitloa. Leur intention bien arrêtée était de tuer le chasseur; mais ils comptaient l'employer auparavant comme bête de somme, et lui faire porter les morceaux du rhinocéros jusqu'à la caverne qui servait de retraite à ces ban- dits à peau brune. Un détachement de boërs du voisinage était en ce moment à la recher- che des Bushmen, qui leur avaient volé des bestiaux. Ils arrivèrent à Timproviste, surpri- 130 CLARA rent les sauvages, et les fusillèrent sans pitié. Sept ou huit Bushmen, tout au plus, parvinrent à s'échapper. On délivra Baumier. Il ne put retrouver ni ses vêtements, ni ses armes, ni son argent. Faute de mieux, il dut s'affubler des habits d'an gigantesque boër tué dans le combat. Le chef des boërs s'appelait Adam Roschoff. C'était un propriétaire des environs. H ques- tionna Baumier, d'abord en hollandais, puis en anglais. Par bonheur pour le jeune homme, il comprenait un peu cette dernière langue. Il raconta au boër une partie de son histoire, et lui avoua qu'il ne savait que devenir. Roschoff l'écouta tranquillement, lança vers le ciel cinq ou six bouffées de fumée, rechargea sa pipe, et finit par offrir à Charles de le prendre pour domestique. Baumier rougit d'indignation et refusa. Le boër alluma silencieusement son ta- bac et s'éloigna. Resté seul, Baumier fît de tristes réflexioDS. CLARA 131 — Que vais-je devenir? se dcmanda-t-il. • ê Au moment de se séparer des boërs, il se posa une dernière fois cette terrible question. Ne pouvant y répondre d'une manière satisfai- sante, il fit un effort de courage et courut trou- ver Adam Roschoff pour lui déclarer qu'il acceptait sa proposition. On arriva à Weizberg, l'habitation de Ros- choff. Une grande jeune fille, au teint un peu hàlé, aux cheveux blonds et aux yeux bleus, vint au-devant des boërs. C'était Clara, la fille unique de Roschoff. Elle embrassa son père et jeta un regard étonné sur Baumier, toujours affublé de la défroque du gigantesque boër. Clara était une enfant gâtée, fort mal élevée, comme les neuf dixièmes des filles de boërs, très-fantasque, et de manières un peu commu- nes. En voyant le grotesque accoutrement de Baumier, elle se prit à rire aux éclats. Les boërs firent chorus. Par esprit d'imitation, les Hotten- tots se mirent de la partie. Charles rougit jus- 132 CLARA qu'au blanc des yeux de honte el de colère. II crut qu'on insultait à sa triste situation. En cela, il avait tort. Les boërs riaient bêlement et comme des gens grossiers, mais sans aucune arrière-pensée de froisser leur hôte. Un grand et beau garçon de vingt-trois à vingt-quatre ans, nommé Servâas Burgieter, se distinguait surtout par ses bruyants éclate de rire. Il causait avec Clara et lui montrait du doigt le pauvre Français. Si ce dernier n'avait pas été si faible et si épuisé, il serait tombé à coups de poing sur les rieurs. Il en voulait surtout à la jeune fille et à Burgieter. Il baissa la tète et les larmes lui vinrent aux yeux. Les boërs s'arrêtèrent, tout étonnés de cet excès de sensibilité, dont ils ne comprenaient pas le motif. On servit bientôt le diner. Baumier fut placé entre deux boërs, qui lui versèrent force rasades avec une sorte de bienveillance à la fois brus- que et cordiale. CLAKA 133 Le soir même, les boërs étrangers quittèrent Weizberg. Servàas Burgieter, seul, y resta encore cinq ou six jours. Le jeune Hollandais faisait évidemment la cour à Clara Roschoff. Baumier avait pris en grippe ce Patagon à la démarche pesante, aux joues blafardes et à la parole empâtée. Son gros rire produisait sur Charles l'impression désagréable que nous éprouvons lorsqu'une charrette chargée de lon- gues barres de fer passe auprès de nous. De son côté, le Hollandais regardait notre compa- triote de fort mauvais œil. Il ne perdait jamais une occasion de faire remarquer à Roschoff et à sa fille les maladresses du jeune Français. Il faut avouer, du reste, que Charles faisait un assez mauvais domestique. Aussi peu habi- tué au travail qu'à l'obéissance, il ne pouvait s'assujettir à sa nouvelle position. Puis, au lieu de profiter de son instruction pour se rendre utile, Baumier, froissé par l'accueil qu'on lui avait fait à Weizberg, se drapait dans sa dignité, 134 CLARA et se contentait de remplir mécaniquement les travaux qui lui étaient commandés. Il lui eût été très-facile de conquérir les bonnes grâces de Clara. Au lieu de cela, il lui gardait rancune de ses éclats de rire, et affectait de ne jamais lui adresser la parole. Le hasard vint à son aide. Un jour que Charles écrivait en France, Roschoff remarqua que son domestique avait une fort belle écriture. Il le chargea aussitôt de tenir les comptes de la maison, comptes fort simples, du reste, car ils se réduisaient au dénombrement des troupeaux, qui ne comprenaient pas moins de vingt-cinq mille têtes de bétail. Tout en flânant jadis dans les ateliers de son père, Baumier avait pris quel- ques notions du métier d'ébéniste. Il s'en servit pour raccommoder quelques meubles, et pour se fabriquer à lui-même un petit mobilier qui excita l'admiration et l'envie de Clara. C'était là une belle occasion de se concilier les bonnes grâces de la jeune fille; mais Baumier fît la CLARA 135 sourde oreille. Il fallut qu'un ordre formel de Roschoff obligeât Charles à fabriquer pour Clara des meubles pareils aux siens. Peu à peu, cependant, Baumier devint à Weizberg une sorte d'intendant et de contre- maître. Roschoff ne pouvait se passer de lui, ce qui ne l'empêchait pas de le rudoyer à Toccasion et de lui faire sentir fort durement sa position de domestique. L'orgueil du boër se dédomma- geait ainsi d'une supériorité qu'il ne voulait pas s'avouer, mais qu'il reconnaissait instinctive- ment. Quant à Clara, comme tout le monde pré- venait ses moindres désirs, elle était fort mé- contente du peu d'égards que lui témoignait le nouveau serviteur de son père. Un jour, Servâas Burgieter arriva à Weizberg. Clara, assez nonchalante d'habitude, lui fit un accueil charmant. C'était toujours lorsque Bau- mier se trouvait présent que la jeune fille se montrait aimable envers le boër. Ce dernier re- cevait les prévenances de Clara avec la plus 136 CLARA grande tranquillité et comme une chose toute naturelle. Quant à Baumier, il ne paraissait même pas s'en apercevoir. Pendant que Servàas était encore à Weizberg, un colon anglais qui demeurait dans le voisi- nage, c'est-à-dire à une vingtaine de lieues tout au plus, vint inviter les Roschoff à la noce d'une de ses filles. Les hôtes de Weizberg se trouvaient naturellement compris dans l'invita- tion. Il en fut de même de Baumier, car celui-ci avait eu l'occasion de rendre divers petits ser- vices à des voisins, soit comme écrivain, soit surtout comme ébéniste, et chacun commençait à le rechercher. Le premier jour de la semaine suivante, Ros- choff et sa fille, Burgieter, Baumier et quelques autres boërs partirent ensemble pour New-Gar- den, où demeurait la jeune mariée. Les voya- geurs étaient répartis, deux par deux, dans d'immenses chariots à quatre roues, traînés cha- cun par quatre chevaux que leurs drivers CLARA 137 (condactears) menaient à grandes guides et à toute vitesse dans les plus affreux chemins* Grâce à l'adresse merveilleuse que déploient les Hollandais et les Hottentots à ce genre d'exer- cice, on arriva sans encombre à New-Garden. En quittant le cap, Baumier y avait laissé une caisse contenant quelques vêtements qui lui eus- sent été fort inutiles dans ses expéditions au mi- lieu des forêts. Un boër du voisinage avait eu la complaisance de rapporter cette caisse au jeune Français. Tout heureux de retrouver ces souve- nirs d*un temps plus prospère, Baumier em- porta la caisse à New-Garden. Il Bt une toilette complète et se mit en vrai gentleman. Clara ne lavait jamais vu que sous ses grossiers habits de travail. Elle faillit ne pas le reconnaître, lors- qu'il arriva dans la salle où tous les convives se trouvaient réunis. L'entrée de Baumier fit sensation. Les jeunes filles regardèrent avec curiosité ce domestique, mieux habillé que son maître. Les jeunes gens 8. 138 CLARA ricdoaient et cherchaient à critiquer le nouveau venu. L*élégance relative de Baamier valut à Clara mille compliments ironiques ou sincères. Cela mit la jeune fille d'autant plus de mauvaise humeur que, suivant son habitude, Charles ne semblait faire aucilne attention à elle. En véri- table enfant gâtée, elle se plaignit à son père. Le bonhomme lui rit au nez et l'envoya pro- mener. Après dîner , on se mit à danser. 11 n'y avait pour tout orchestre qu*un malheureux Hottentot qui jouait du violon. On arrosa si bien Tarchet du virtuose, que le Hottentot finit par tomber ivre mort. Tandis qu'on travaillait à le dégriser, Baumier, qui voyait le désespoir des jeunes filles, prit le violon et joua quelques con- tredanses. Ce n*était pas un Paganini, tant s'en fallait; il n'allait pas toujours en mesure, et, sur cinq notes, il en faisait généralement qua- tre fausses ; mais les boërs ne sont pas tout à fait aussi exigeants que les abonnés de l'Opéra. CLARA 139 Le talent de Baumier mit le comble à son succès auprès des femmes. Naturellement, il n'en dé- plut que davantage aux fashionables de l'en- droit : car il y a des fashionables partout. Leurs costumes varient suivant leur classe et leur pays, mais leurs prétentions et leurs ja- lousies restent toujours les mêmes. Excité par Clara, Servàas Burgieter se distingua par sa grossièreté envers le jeune Français. Il sem- blait faire exprès de le heurter à chaque in- stant. Puis il se mettait à rire d'un air insolent, lorsqu*un coup de sa robuste épaule avait en- voyé le Français trébucher avec sa danseuse contre quelque autre couple. Peu patient de sa nature, et fort mal disposé d*ailleurs pour le jeune boër, auquel il gardait rancune, Baumier ne tarda pas à se fâcher. Au premier abordage qui eut lieu entre lui et le Hollandais, il repoussa Burgieter par un vigou- reux coup de coude. Servàas répondit, courrier pour courrier, par une bourrade qui faillit ren- 140 CLARA verser le jeune Français. Puis, comme Baumier levait la main, il le saisit tout à coup par la cra- vate et par la ceinture de son pantalon, et l'en- leva de terre comme il eût fait d'un enfant. Les autres boërs se mirent à rire. Baumier, furieux, profita de sa position pour appliquer de chaque main un soufflet retentissant sur les joues re- bondies de son adversaire. Ce dernier le lâcha brusquement et tomba dessus à coups de poing. Les femmes s'enfuirent en criant. Les jeunes gens firent cercle autour des combattants. Bur- gieter était évidemment bien plus fort que son rivai. Quoique celui-ci fût plus agile, le résultat du combat ne semblait pas douteux. Le violon n'était pas cependant le seul talent de société que possédât Baumier. Durant sa folle jeunesse, fier de sa force physique et de son adresse, il avait beaucoup fréquenté les salles d'escrime, de canne et même de boxe française, c'est- à-dire de chamson^ si le lecteur veut bien me permettre d'employer l'expression con- CLARA 141 sacrée. Dans cette circonstance, il mit à profit ses anciennes études. Un déluge de coups de pied et de coups de poing arriva de tous les côtés à la fois sur le Hollandais abasourdi. En vain ripostait-il avec une force qui eût assommé un bœuf; ses coups furieux portaient dans le vide, ou ne rencontraient que les pieds et les poings du jeune Français. Ivre de rage et la figure en sang, le boër se jeta sur Baumier pour le saisir à bras-le-corps. Un coup de poing et un croc-en-jambe adroitement combinés ren- versèrent Burgieter sur le sol. Alors cinq ou six de ses amis se jetèrent à la fois sur Baumier; d'autres s'interposèrent. Une réaction s'opérait en faveur du Français. Les vieillards parvin- rent enfin à pénétrer jusqu'aux combattants et les séparèrent. A peine debout, Servàas saisit son roër (long fusil à un coup) et ajusta son ad- versaire. Roschoff détourna le coup. On em- mena le boër, qui saignait comme un bœuf, et les danses recommencèrent aussitôt. Dans ces 142 CLARA pays à demi sauvages, une querelle est chose si commune, qu'on l'oublie bien vite. II L'honneur du combat resta néanmoins à Bau- mier. La force physique et l'adresse étant les qualités que les boërs estiment le plus, la vic- toire du jeune Français lui valut un redouble- ment de considération. La danseuse de prédilection* de Baumier étaii la sœur de la mariée, jeune et jolie Anglaise de dix-sept à dix-huit ans. Au moment où Charles allait l'inviter pour la cinquième ou sixième fois, Clara s'approcha de Baumier et lui dit d'un ton délibéré : — Charles, je devais danser avec Burgieter. Puisque vous êtes cause qu'il ne vient pas, vous allez le remplacer et danser avec moi. CLARA 113 — J'ai promis, murmura Baumier. — Ce n'est pas vrai ! riposta la jeune fille; vous alliez inviter Suzannah..., pour la septième fois au moins, je pense. Eh bien ! vous l'invi- terez plus tard, voilà tout. Allons, venez. Baumier la suivit en grommelant. Les trois premières figures se passèrent sans qu'il ouvrit la bouche. Il est vrai que la plupart des autres danseurs en faisaient autant; mais Clara, qui avait vu Baumier causer gaiement avec la mariée, ainsi qu'avec Suzannah, fut très-mécon- tente de son silence. — En vérité, dit-elle avec humeur, je vou- drais bien savoir pourquoi vous avez invité jus- qu'ici tout le monde, excepté moi. Il me semble que vous auriez dû commencer par la fille de votre maître... — Mademoiselle, répondit Charles, froissé dans son orgueil , mynheer Roschoff me paie pour surveiller ses troupeaux et tenir ses comptes; mon travail ne s'étend pas plus loin« iU CLARA Elle frappa du pied avec toute l'impatience d*uDe enfant mal élevée. — Ainsi vous ne m'auriez pas invitée ? reprit- elle. — Je n'aurais pas osé, dit Charles avec une nuance de raillerie. Un domestique inviter sa maîtresse ! — Vous savez bien que c'est l'usage ici, ré- pondit-elle avec vivacité* Ce n'est pas ce motif. Cela vous ennuie, de danser avec moi» La preuve, c'est que vous ne me dites pas un mot, tandis que vous causiez avec toutes vos autres dan- seuses. — Moi 1 dit Bauraier. — Oui, vous. A Weizberg, chacun cherche à m'élre agréable ; vous, au contraire, vous êtes complaisant pour tout le monde, excepté pour moi. Dès que j'arrive quelque part où vous êtes, vous vous sauvez. — Dame, fit Baumier, c'est bien naturel. Vous CLARA U^ ne songez qu'à me gronder ou à me faire gron- der par votre père. — Vous avez toujours Tair si bourru envers moi ! — Je suis triste, voilà tout. — Pourquoi ne m'avoir pas confié vos cha- grîns dès le premier jour de votre arrivée ? — Votre accueil n'était pas de nature à m'en- courager. — Comment une de vos compatriotes vous aurait-elle donc accueilli?... — Envoyant arriver un malheureux étran- ger, épuisé de fatigue, de misère et de faim, une Française aurait couru le consoler et lui adres- ser quelques bonnes paroles : au lieu de lui rire au nez, comme vous l'avez fait, vous et Burgieter. Clara baissa la tète et rougit. En dépit de son manque complet d'éducation, un instinct secret loi disait que Baumier pouvait bien avoir rai- son. Elle devint toute pensive. Absorbée par ces Q 146 CLARA réflexions d'un genre si nouveau , Clara laissa achever le quadrille sans avoir repris la parole. A rinstant de quitter Baamier , elle lui serra tout à coup la main, et lui dit les larmes aux yeux: — Charles, je crois que j'ai eu tort, en effet. Je suis bien fâchée de vous avoir fait de la peine, mais je vous jure que je riais sans mau- vaise intention. Touché du ton ému avec lequel la jeune fille avait prononcé ces paroles, Baumier resta tout embarrassé pour y répondre. Une espèce d'a- mour-propre l'empêchait de laisser voir son émotion. — Est-ce que vous m'en voulez encore? lui dit Clara, qui se méprit sur la cause de son si- lence. — Non certes ! s'écria-t-il. — Bien vrai î *— Je vous le jure 1 GLAAA 147 — Et maintenant, vous danserez et vous cau- ser ez avec moi ? — De grand cœur, Clara. Voulez-vous m'ac- corder, non pas le prochain quadrille, mais l'autre ? — Avec qui dansez-vous le premier?... avec Suzannah, sans doute? — En effet. — Âh !... elle vous plait donc beaucoup ? — Je la trouve charmante. Clara garda un moment le silence. — J'espère bien que nous partirons demain , reprit-elle bientôt avec un accent d'humeur. — Déjà î fit Baumier. — Sans doute. Moi d'abord, je suis fatiguée et je m'ennuie ici...; puis... Elle s'arrêta brusquement en voyant que Charles regardait d'un autre côté. . — Allez donc prendre votre danseuse, lui dit-elle avec un mouvement d'impatience. Vous 150 CLARA — Pourquoi pas? dît la Hollandaise, exaspérée par le ton provocant de Suzannah. Pourquoi pas ? Si mon père paie des gages à Charles, ce n'est pas pour que celui-ci travaille pour d'au- tres que pour nous. Baumier rougit de colère et de confusion. — Mon engagement avec Adam Roschoff expire dans quatre mois, dit-il en faisant un effort pour se contenir. Dussé-je mourir de faim, je ne le renouvellerai pas. Je vous pro- mets, miss Suzannah, qu'à cette époque, du moins, vous aurez votre coffret, — Ne craignez pas de rester sans place, re- partit Suzannah. Mon père et mon oncle Hein- drick ne demanderont pas mieux que de vous prendre à leur service. — Allons, Venez donc, Charles ! fit Clara avec impatience. Baumier sortit avec elle. Ils arrivèrent aux chariots sans que le jeune Français eût prononcé une seule parole. Déjà repentante de son mou- CLARA 151 vement de colère, la Hollandaise cherchait main« tenant à apaiser le ressentiment de Charles. D'autant plus froissé de Thumiliation qu'il ve- nait de subir, qu'elle avait eu la jolie Suzannah pour témoin, Baumier travaillait silencieusement à disposer les chariots pour la route, et ne ré- pondait que par monosyllabes aux questions indirectes par lesquelles Clara cherchait à en- gager la conversation. Le lendemain, pendant tout le chemin, il resta sombre et renfrogné. Quant à Roschoff, il dor- mait, ou causait avec un autre boër qui faisait route avec les autres habitants de Weizberg. Quelques jours s'écoulèrent. La petite excur- sion que Baumier venait de faire avait eu cela de mauvais pour lui, qu'elle avait réveillé dans son esprit des souvenirs et des désirs qui lui rendaient maintenant plus amère une position à laquelle il avait fini par s'habituer. A New- Garden^ libre de toute occupation, il avait vécu en gentleman. De retour à Weizberg, il lui fallut 159 CLARA reprendre ses travaux et redevenir domesti- que. Roschoff n*était certes pas un méchant homme, mais il était violent et grossier. Même dans ses moments de bonne humeur, il avait des boutades qui froissaient le jeune Français, sans que le boër s'en doutât aucunement. Le plus grand bonheur de Baumier était de se retirer dans quelque endroit écarté pour rêver à cette France, qu'il avait quittée avec tant de joie et vers laquelle se portaient maio- tenant tous ses rêves. Aussi, maudissait-il inté- rieurement la pauvre Clara, qui venait à chaque instant le déranger. N'osant avouer le véritable motif qui l'atti- rait vers Baumier, elle inventait les prétextes les plus absurdes pour avoir occasion de causer avec le jeune Français. Elle avait ce- pendant beaucoup plus d'intelligence que la plupart de ses compatriotes, mais, faute d'exer- cice, son esprit était lent et paresseux. Il lui manc[uait surtout ce tact tout particulier que la CLARA 153 vie de société développe chez les Européennes. Puis, son caractère d'enfant gâtée et de mai- tresse absolue, et peut-être aussi de femme jalouse, se trahissait de temps en temps par des mouvements d'impatience et de colère, sur les motifs desquels Baumier, prévenu contre elle, se méprenait complètement. Pleinement con- vaincu que la jeune Hollandaise ne cherchait qu'à lui imposer un surcroit de besogne et à le faire punir par Roschoff, il interprétait en mal toutes les démarches de Clara à son égard. La timidité gauche et maladroite de la jeune fille entretenait Charles dans son erreur. Un matin , Roschoff partit à cheval à la pointe du jour pour aller inspecter ses trou- peaux. Baumier se hâta d'achever la tâche que le boër lui avait laissée en partant. Puis, saisis- sant quelques journaux français qu'un trader (commerçant ambulant) lui avait vendus la veille, il s'enfonça dans un bois de yezer- hout (bois de fer), situé non loin de Thabita- 9. 154 CLARA tion. Dix minutes après , il s'asseyait sur la mousse, à côté d'une fontaine, et se mettait à dévorer les journaux qui lui parlaient de son pays. Il régnait une de ces chaleurs lourdes et suf- focantes qui annoncent Forage, et dont l'in- fluence se fait sentir même aux organisations les moins impressionnables et aux caractères les plus égaux. Baumier avait à peine commencé sa lecture, qu'une forme humaine se dressa devant lui« Il leva les yeux et reconnut Clara. Elle tenait à la main une poignée en cuivre qu'elle venait d'arracher de son armoire après de laborieux efforts. — Que me voulez-vous ? demanda Baumier, qui ne put retenir un geste d'impatience et d'humeur. Cette brusque réception acheva de déconcer- ter la pauvre fille. — Tout à l'heure, dit-elle en cachant son embarras sous un ton de brusquerie, tout à CLARA 155 rheure, en ouvrant l'armoire de ma chambre, la poignée m'est restée dans la main. — Eh bien ? — Dame, je venais vous demander de la rac- commoder... C'était la cinquantième fois au moins depuis huit jours que Clara venait ainsi relancer^ comme on dit, le jeune Français sous les plus absurdes prétextes. Cette fois, poussé à bout par cette persécution incompréhensible pour lui, il ne put contenir son impatience. — En vérité, Clara, s*écria-t-il , vous avez donc juré de me tourmenter? — Mais, Charles, balbutia Clara toute confuse, je vous assure que cette poignée... Tenez, voyez plutôt. — Au diable soient votre armoire et sa poi- gnée ! s écria le pauvre garçon exaspéré. Clara, si je n'étais soutenu par Tidée que mon engage- ment avec votre père finit dans trois mois et que je pourrai bientôt quitter votre infernal pays, je 156 CLARA crois que je me ferais sauter la cervelle, tant vous me rendez la vie dure par vos tracasseries. Il tourna le dos à la jeune fille, et se prit le front entre les deux mains avec la pantomime habituelle aux gens exaspérés. Déconcertée par ce rude accueil, frappée au cœur par les réponses de Charles, et plus encore peut-être par l'annonce de son départ, Clara resta abasourdie, sans trouver un mot à répon- dre. Lorsqu'elle ouvrit la bouche pour parler, elle sentit que les larmes allaient lui couper la parole, et elle s'éloigna précipitamment. A peine avait-elle fait cinquante pas, qu'elle éclata en sanglots d'autant plus violents, qu'elle les avait plus longtemps comprimés. Cette petite scène avait eu pour témoin invi- sible Jacobus Oubana, un des serviteurs hotten- tots de Weizberg. Sans entendre les paroles de Baumier, il en avait aisément compris le sens à. ses gestes, ainsi qu'à la violence avec laquelle Charles avait jeté à terre la malencontreuse poi- CLARA 157 gnée d'armoire. Jacobus suivit Clara de loin. Au moment où la jeane fille, tout éplorée, tra- versait un sentier, elle se trouva nez à nez avec son père. — Qu'as-tu donc, ma pauvre enfant? s'écria le boër, étonné de la profonde douleur de sa fille. Au lieu de répondre, Clara se sauva à toutes jambes et s'enfonça dans le bois. Roschoff, étant à cheval, ne put la suivre. Comme il regardait autour de lui, il aperçut Jacobus qui débouchait dans le sentier. — Oubana, sais-tu ce qui est arrivé à ma fille ? demanda-t-il au domestique. Bavard comme tous les Hottentots, et d'ail- leurs fort jaloux du serviteur européen, Jacobus s'empressa de raconter, avec force exagérations, la scène dont il venait d'être témoin. Adam, fu- rieux, jeta la bride de son cheval au Hottentot, et courut trouver Baumier. Peu s'en fallut que, dans le premier élan de sa colère, il ne frappât le jeune Français. Une sorte de respect que j 158 CLARA Charles inspirait au grossier boër, à Tinsu même de celui-ci , arrêta seul la main déjà levée du Hollandais. En revanche, il accabla Charles de reproches et d'injures. Des larmes de colère et d'humiliation brûlaient les yeux de Baumier, mais il ne répondit pas un mot. Exaspéré de ce silence qui lui imposait mal- gré lui, Roschoff chercha une punition à infliger à son domestique. — Charles, reprit-il enfin, avec force invec- tives et jurons qu'on nous permettra de ne pas reproduire, j'ai dit aux ouvriers qui travaillent au kraal (sorte de parc aux bestiaux) d'Om- Stény que je leur enverrais d'autres haches, et des pioches ; prenez au magasin le paquet d'ou- tils placés sur l'établi. Portez-les tout de suite à Om-Stény . Vous ferez la route à pied. J'entends que vous soyez de retour à sept heures^ pour le souper. Une distance d'au moins quatorze milles (en- viron cinq lieues) séparait Weizberg de l'endroit CLARA 159 que Roschoff venait de désigner. Il était déjà près de midi. Baumier avait donc à faire dix lieues en moins de sept heures, par une chaleur affreuse et avec un énorme fardeau. Il y avait de quoi tuer un Européen. Baumier dédaigna, néanmoins, de se plaindre et de réclamer. Il s'achemina vers le magasin, y prit les objets qu'on lui avait désignés et se mit en* route pour Om-Stény. III Un soleil ardent et pour ainsi dire corrosif, dont nous ne saurions nous faire une idée en Europe, dardait en plein sur la tète du jeune homme, et le faisait beaucoup souffrir. Au bout de deux lieues, le pauvre garçon, ruisselant de sueur et respirant à peine, fut obligé de s'arrê- ter un instant à l'ombre d'un bouquet d'arbres 160 CLARA Il s'étendit par terre, cl, serrant entre ses deux mains son front brûlant, il pria Dieu de le faire moarir. Tout à coup, il entendit le galop de deux chevaux. Il se leva brusquement et se hâta d'essuyer les larmes qui couvraient sa figure. Clara Roschoff apparut presque aussitôt dans le sentier. Montée sur un des chevaux de Thabila- tion, elle en tenait un second par la bride. — Enfin, je vous trouve, mon pauvre Charles ! s*écria-t-elle en sautant à terre. Mon Dieu, que vous avez chaud et que vous devez souffrir ! Je vous ai amené un cheval ; mon père n'en saura rien. Elle prit son mouchoir et voulut essuyer le front ruisselant de Baumier. Dans la disposition d* esprit de ce dernier, il ne pouvait manquer de prendre pour une raillerie ou pour un piège ce( intérêt si singulier de la personne même qui venait de le faire punir. Il écarta la main de Clara, reprit son lourd fardeau d'outils et se remit silencieusement en marche. CLARA 161 La jeune Hollandaise, confuse et douloureuse- ment froissée, le suivit tristement. A la fin, la pauvre fille ne put résister à son chagrin : elle éclata en sanglots. — Charles ! s*écria-t-elle, que vous ai-je donc fait pour que vous me traitiez ainsi? Il regarda d'un air stupéfait la jeune fille, qui joignait les mains et pleurait comme une Made- leine. En dépit de ses préventions et de sa co- lère, il se sentit ému. — Mon Dieu ! Clara, dit-il enfin, je ne com- prends rien à votre chagrin. Il me semble que ce serait plutôt à moi de vous demander pour- quoi vous m'en voulez, et pourquoi vous cher- chez toujours à rendre plus pénible encore ma triste position.^ — Moi ! s'écria Clara stupéfaite, moi !... Oh ! Charles, comment avez-vous pu vous figurer cela? moi qui donnerais tout au monde pour vous éviter un chagrin ! — En vérité, je ne m'en serais guère douté. 162 CLARA reprit-il avec un pea d'amertume. N'est-ce pas vous qui tout à l'heure encore avez excité contre moi la colère de votre père, en lui racontant ce qui venait de se passer entre nous? — Mon Dieu! mon Dieu! répéta la pauvre fille en joignant les mains, vous me croyez donc bien méchante? Je vous jure devant Dieu que je n'ai pas dit un mot de cela à mon père. C'est ce maudit Jacobus Oubana, qui nous avait sans doute entendus. Au nom du ciel, Charles, croyez-moi... ! bien vrai, ce n'est pas moi qui... Les larmes l'interrompirent. Elle se laissa tomber sur le gazon et se mit à sangloter. Cette fois, et en dépit des apparences, Baumier sentit qu'elle disait la vérité. Il regretta ses injustes reproches. Il jeta ses outils à terre, s'agenouilla près déclara, qui pleurait tonjours, et fit de son mieux pour la consoler. Quelques paroles échap- pées au trouble et à la profonde émotion de la pauvre enfant firent enfin deviner la vérité au jeune Français. CLARA 163 — Voyons, Clara, lui dit-il calmez-vous; je vois bien que j'avais tort de vous regarder comme mon ennemie. — Moi, votre ennemie! s'écria-t-elle ; moi, qui ne pense qu'à vous... Et pourtant. Dieu sait comment vous me traitez ! Chaque fois que je m'approche de vous et que je vous adresse la parole, vous me recevez si durement!... Je sais bien que je ne suis pas belle comme les femmes de votre pays, et que je n'ai ni leur esprit ni leur éducation, mais enfin ce n'est pas ma faute, et jamais vous n'en trouverez qui vous aime plus que moi ... Toute honteuse de l'aveu qui venait de lui échapper, la pauvre Clara se cacha la tète dans les deux mains et se remit à pleurer. Charles s'assit à côté d'elle, écarta doucement les mains de la jeune fille et les porta toutes deux à ses lèvres par un mouvement rempli de reconnaissance et de tendresse. Clara rougit d'abord et devint ensuite toute pâle. Elle re- 164 CLARA garda timidement le jeune homme, et laissa retomber sa tête sur Tépaule de Baumier. — Bonne Clara, combien j'étais injuste en- vers vous! lui dit affectueusement le jeune Français. — Ainsi, vous ne me haïssez pas, comme je le croyais î murmura-t-elle. — Non certes ! Maintenant, au contraire, je vous aime de tout mon cœur. — Autant que Suzannah? reprit-elle avec une anxiété qu'elle s'efforça vainement de dissimu- ler sous un sourire. — Bien plus que Suzannah ! — Vrai? — Je vous le jure, ma bonne Clara ! — Oh ! que je suis heureuse ! s'écria-t-elle. Quelque chose, cependant, manquait au bon- heur de Clara. Quoique fort inhabile à pénétrer les secrets du cœur humain, elle sentait confa- sément, et par une sorte d'instinct, la différence qui existait entre l'affection que Charles lui té- CLARA 165 moignait et l'amour qu'elle-même éprouvait pour lui. En qe moment, en effet, le cœur du jeune Français^ si longtemps isolé et froissé, débordait de reconnaissance et d'affection ; mais là se bor- naient les sentiments que lui inspirait Clara. Si « des idées d'amour et de mariage se présentaient à son esprit, ce n'était que comme un rêve dont il ne savait même pas s'il devait demander la réalisation. On ne pouvait attribuer son hésita- tion à un sentiment d'intérêt ni d'ambition. La fortune du père de Clara était, en effet, considé- rable relativement à celle de Charles, qui ne pos- sédait rien au monde. Seulement , le malheur ayant habitué Baumier à réfléchir, il envisageait sérieusement la situation. En ce moment, il se demandait si lui-même se sentait capable de re- noncer pour jamais à la France, et d'aimer assez Clara pour que, dans la suite, ni elle ni lui n'eussent à se repentir de leur mariage. Clara se figura que le silence du jeune homme 166 CLARA provenait d'indifférence OU d'ennui. Elle se reprit bientôt à pleurer. Voyant qu'elle se méprenait sur les sentiments qu'il éprouvait maintenant pour elle, Charles prit le parti de lui ouvrir sin- cèrement sou cœur. La pauvre fille le remercia de sa franchise avec tant d'effusion et de naïve tristesse, qu'à son tour Charles sentit ses yeax se remplir de larmes. Au moment où il allait répondre à la jeune Hollandaise, les pas de trois chevaux lancés au galop retentirent dans le loin- tain. Clara se jeta dans le bois et se cacha der- rière un buisson ; mais elle n'eut pas le temps d'emmener les deux chevaux. Bientôt trois Hol- tentots à cheval arrivèrent à côté de Baumier. L'un d'eux était Jacobus Oubana ; il s'approcha du jeune Français. — Que me veux-tu ? lui demanda ce dernier. — Le baâs (maître) s'est aperçu qu'il man- quait deux chevaux, dit le Hottentot d'un air insolent. Il a pensé que vous les aviez emmenés, malgré sa défense. Il m'a envoyé avec mes ca- CLARA . 167 mai^ades pour les reprendre et les ramener à Weîzberg. — Les voflà, répondit Charles en montrant les deux étalons ; je n'en ai monté aucun. — Pourquoi les avez-vous emmenés, alors? fit Jacobus, tout orgueilleux de la mission dont on l'avait chargé. Baumier se retourna si brusquement, que le Hottentot fit un bond en arrière. — Drôle ! s'écria le jeune Français, dont les yeux étincelaient, qui t'a donné le droit de me questionner? Tais-toi et va-t'en. Les Hottentots prirent les deux chevaux et repartirent à fond de train. Dès qu'ils eurent dis- paru, Clara sortit du bois. — Comment allons-nous faire, maintenant? dit-elle d'un ton désolé. — Mon Dieu, ma bonne Clara, répondit Charles, il n'y a qu'un parti à prendre : vous allez retourner tout doucement à Weizberg, et f68 CLARA moi, je vais continuer ma route pour Om- m Stény. — Sous ce soleil, et chargé comme vous Têtes, il y a de quoi vous tuer ! répondit-elle. — Bah! dit-il en affectant une gaieté qu'il était loin d'éprouver, je suis plus robuste que vous ne le croyez. Adieu, ma bonne Clara ; je suis bien heureux de l'explication que nous venons d'avoir ensemble, et je vous aime de tout mon cœur. — Je vous accompagnerai jusqu'à Om-Slény, dit Clara en se levant. C'est moi qui suis cause de cette cruelle corvée, et je veux la partager. Charles eut beau gronder et supplier, la jeune Hollandaise persista dans sa résolution. Force fut à Baumier de la laisser marcher à côté de lui. Bientôt même, elle voulut prendre une partie des outils dont le poids écrasait son compagnon de route. Cette fois, ce fut au tour de celui-ci de r»6ter. Bien que l'habitation de Roschoff fût située CLARA 169 presque au milieu des bois, il n y avait que fort peu d'ombre sur le chemin de Weizberg à Om- Stény. C'est pour cela que le boër l'avait donné à parcourir à son domestique. Malgré les souf- frances que causait aux deux jeunes gens leur marche rapide à Tardeur d'un soleil dévorant, ils arpentaient la route avec une sorte de gaieté. Charles faisait de son mieux pour distraire la pauvre Clara, dont le dévouement le touchait profondément. Quant à Clara, elle riait et pleu- rait tour à tour. L'amour et peut-être aussi la souffrance transformaient complètement cette nature^ en apparence lourde et lymphatique. S'il n'y avait eu qu'elle à souffrir, elle se fût trou- vée tout heureuse. La pauvre fille trahissait quelquefois les secrètes pensées de son cœur par des paroles et des attentions si touchantes, que Baumier en était ému jusqu'au fond de Tàme. Il saisissait alors la main de la Hollandaise et la serrait dans les siennes, ou la portait à ses lè- vres. Ce muet témoignage d'affection et de re- 10 170 CLARA connaissance gonflait de bonheur le coeur de b jeune fille. Quelque diligence qu'eussent faite les deux jeunes gens, ils ne purent regagner Weizberg qu'à sept heures et demie. Roschoff, dont la colère avait eu le temps de s'apaiser, regret- tait déjà l'épreuve, trop pénible pour un Euro- péen, à laquelle il avait condamné le jeune Français. L'orgueil l'empêchant de s'avouer ses remords, il épancha sa mauvaise humeur sar Jacobus, qui vint maladroitement lui raconter son expédition... Au lieu d'éloges, le Hottentot ne reçut que des coups de jambok (sorte de cravache). L'absence de sa fille, au moment du souper, inquiéta vivement le boër. Un serviteur mozambique vint enfin annoncer qu'il apercevait Baumier dans le chemin. Ros- choff resta tout surpris en voyant arriver, avec le jeune Français^ sa fille Clara, dont la démarche chancelante et la figure décomposée révélaient la fatigue. CLARA 171 — Ne gronde pas Charles, dit-elle à son père, qui accoarait au-devant d'elle. C'est moi qui l'ai retardé. Je te dirai tout. Elle ^e laissa tomber sur un banc et s'endor- mit tout à coup. Malgré son caractère à la fois apathique et violent, RoschoiT aimait sa fille. L'inquiétude le prit. Il oublia Baumier pour ne s'occuper que de Clara. Peut-être même n'était-il pas fâché de trouver un prétexte pour fermer les yeux sur le retard du jeune Français. Quand on chercha ce dernier pour le souper, on ne put le trouver. Brisé de fatigue et la tète en feu, il s'était réfu- gié dans une grange et dormait au milieu des bottes de paille. Quant à Clara, les servantes hot- tentotes la portèrent dans sa chambre, la désha- billèrent et la mirent au lit. Elle s'éveilla le len- demain matin avec une fièvre violente. Les émo- tions qu'elle avait éprouvées, plus encore peut- être que le soleil et la fatigue, en étaient cause. Malgré le délire c|ui commençait à s'emparer d'elle, l*» CLARA la pauvre fille trouva la force de tout raconter à son père. Mais, auparavant, elle lui fit jurer sur la Bible de ne pas gronder Baumier. Dans son délire, qui ne dura heureusement que deux nuits, elle répétait à chaque instant : — Mon père, ne gronde pas Charles ; c'est moi qui suis cause de tout. Grâce à la robuste constitution de la jeune fille, son indisposition n'eut pas de suite. La maladie n'a guère de prise chez ces natures que purifient et fortifient la vie Qt le travail en plein air. Bau- mier fut moins heureux que sa compagne de route. Il avait d'ailleurs commis Timprudence de boire, coup sur coup, plusieurs verres d'eau froide en rentrant à Weizberg. Il tomba sérieu- sement malade. Tourmenté par sa fille, et cédant peut-être aussi à un remords secret, Roschoff fit demander le médecin le plus rapproché de Thabitation. Il fallut l'envoyer chercher à plus de trente lieues de Weizberg. Après avoir solidement dîné et cens- CLARA 173 ciencieusement examiné le malade, l'Esculape remonta à cheval en hochant la tête d*un air tris- tement significatif. Cette fois, pourtant, révéne- ment donna un démenti aux sinistres prévisions du docteur* Baumier se rétablit tout à coup, au moment où tout le monde le croyait perdu* La première personne qu'il aperçut en recouvrant sa connaissance fut Clara, assise à son chevet. La pauvre fille ne Tavait pas quitté. Lorsque son père se mettait en colère et la forçait de se cou- cher, elle se relevait furtivement dans la nuit et venait s'installer près de son malade. Dans son délire, ce dernier parlait toujours de la France. Entraîné sans doute par le souvenir des plaisirs de sa folle jeunesse, il répétait continuellement le nom d'une actrice d'un petit théâtre qu'il avait eue jadis pour maîtresse. Peu au fait des mœurs parisiennes, Clara se figura que cette Olympe, dont Charles parlait si souvent, était une jeune fille qu'il aimait. Cette pensée désolait la pauvre fille. Lorsque 10. 174 CLARA Baumier, (oaché du déyonement de cette bonne créature, la remerciait avec effusion, elle sou- riait tristement et détournait la tête pour lui cacher ses larmes. Bientôt Charles put sortir et se promener dans les environs. Un jour qu'il était assis à Tombre d'une sorte de tonnelle élevée dans le jardin, Roschoffvint s'asseoir à côté de lui. Le digne boër semblait fort embarrassé. On devinait sa perplexité, rien qu'à voir l'irrégularité des bouffées de fumée qu'il tirait de sa pipe avec plus de précipitation que d'habitude. Dix fois il ouvrit la bouche pour commencer la conversa- tion, et dix fois il la referma sans avoir parlé. — Charles, dit-il entîn, je crois que le climat de notre colonie n'est pas bon pour vous. Pais, vous n'êtes pas fait pour rester domestique. Cette vie-là vous tuerait tôt ou tard. Il vous faut retourner dans votre pays. — La France est bien loin ! r^ondit Charles, et les voyages coûtent, cher. CLARA 175 — Hélas! oui, reprit Roschoff en poussant an gros soupir; mais je vous fournirai les moyens de regagner votre patrie. Quand vous partirez de Weizberg, je vous donnerai une centaine de bœufs. SoitàGrahamstown, soit à Beaufort, vous en tirerez toujours bien trois mille rixdales (en- viron 6,800 francs); avec cela, vous pourrez payer votre passage et vivre en France jusqu'à ce que vous ayez trouvé une occupation. Charles baissa tristement la tète. Il devinait le véritable motif qui poussait RoschofTà désirer son départ; il lui en coûtait d'autant plus d'ac- cepter l'argent que lui offrait le boër. — Je vous remercie de votre généreuse pro- position, dit-il enfin. Je n'ai aucune ressource : il me sera probablement impossible de jamais vous rembourser l'argent que vous m'offrez... — Que diable voulez-vous ! fil le boër. Prenez tout le temps qu'il vous faudra. Après tout, si je perds ces trois mille rixdales, tant pis ! Ainsi, c'est convenu? 176 CLARA — Qaand faudrari-il partir? demanda Bau- mier, dont le cœur était bouleversé par des sen- timents tellement contradictoires, qu'il ne savait lui-même s*il devait se réjouir où se plaindre des dispositions du boër. — Ces jours-ci, répondit Roschoff. Dès que vous serez rétabli..., la semaine prochaine, par exemple. — Le plus tôt possible enfin^ pensa Baumier. Je comprends. Encore un peu faible des suites de sa maladie, il avait, comme beaucoup de convalescents, une certaine peine à fixer ses idées. Tandis qu il réfléchissait silencieusement à côté de Roschoff, qui continuait à fumer avec une précipitation insolite, un Hottentot s'approcha du boër. — Mynheer Burgieter vient d'arriver, dit le Hottentot. Il demande le baâs. Heureux de s'être débarrassé de la proposi- tion qui lui coûtait tant à faire, Roschoff se hâta de suivre son domestique. CLARA 177 Baumier resta seul. Jasqu'alors, il avait appelé de tout son cœur le moment de retourner en France. Maintenant, qu'on mettait à sa disposition le moyen de réa- liser son désir, il se sentait oppressé par une va- gue tristesse et par un profond découragement. Tandis que, le front appuyé contre un tronc de yezer-hout^ il se perdait dans de tristes rêveries, la voix de Clara le fit tressaillir. La jeune fille s'approcha lentement et vint s'asseoir à côté de Charles. IV En rencontrant le regard si doux, si affec- tueux de cette bonne et naïve créature, Charles éprouva une indicible sensation de calme et de soulagement. Il prit la main de la jeune fille et la pressa sur ses lèvres par un mouvement plein 118 CLARA de reconnaissance et de tradresse. Elle rougît et soapira. — Savez-vous ce qae votre père vient de me proposer, Clara ? di^il à la jeune Hollandaise. — Oui, réponditrelle ; il m'en a parlé hier au soir. Ainsi vous allez retourner en France ? — Mon Dieu, oui..., probablement..., mur- mura-t-il en étouffant un soupir. — Vous voilà bien content ! Il ne répondit pas. -T- Vous allez revoir vos parents. — Je n'en ai plus. — Vos amis... — Un homme ruiné en a-t-il? — Vous referez votre fortune. Mon père vous a dit qu'il vous donnerait deux cents bœufs, n'est-ce pas? — Oui..., c'est-à-dire cent,..; oui, répondit machinalement Charles, qui regardait Clara et pensait à autre chose qu'aux bœufs du père Roschoff. CLARA m — Il m'avait promis que ce serait (feux cents, murmura )a jeuoe 6He... D'ailleurs, moi aussi, Charles, je puis vous prêter de l'argent. J'ai à moi huit mille rixdales qui me viennent de ma mère. Je vous les donnerai. Il fît un geste de refus. — A quoi voulez-voas que cela me serve ici î reprit-elle avec vivacité. Vous me les rendrez plus tard, après avoir Tait fortune. Cela vous forcera de penser quelquefois à n6us...,mème lorsque vous aurez épousé celle que vous aimez. ■ — Qui doncî fit le jeune homme tout surpris. — Mademoiselle Olympe. ■ — Olympeî — Celle dont vous pariiez toujours dans votre délire. Il se sentjl rougir. En regfirJunt Clara avec une sorte de conrusion, il s'aperçut que la jeune fille avait les yeux remplis de larmes. tl lui saisit la main. 180 CLARA —'Pourquoi pleurez -vous? lui demanda-t-il brusquement. — Je ne pleure pas, répondit-elle en détour- nant la tète. De grosses larmes coulaient sur les joues de la pauvre fille, qui les essuyait furtivement» — Ainsi, reprit Charles, vous consentez à me donner votre fortune pour que je puisse re- tourner en France y épouser celle que j aime? — Oui, Charles, et de grand cœur! — Mais votre père n'y consentira pas? — Quand il le saura, vous serez loin. — Alors, il vous battra... Elle haussa doucement les épaules. — Je le sais bien, semblait-elle dire, mais que m'importe ! — El vous? — Oh ! moi, je n'ai besoin de rien. — Si vous vous mariez... — Je ne me marierai pas. — Jamais? CLARA i8i — Jamais f fit-elle avec conviction. « La pauvre enfant était à bout de forces. Elle se mordait les lèvres pour ne pas crier. Les larmes débordaient de ses paupières gonflées. Charles se laissa tomber à genoux devant elle. — Clara, lui dit-il de sa voix la plus douce» je n'aime personne en France, et personne n'y at- tend mon retour. C'est ici que je voudrais res- ter» C'est une jeune fille de ce pays que j'aime et que je veux épouser. — Suzannah? demanda Clara, dont le corsage s'agitait avec précipitation, car son cœur avait senti toute la tendresse qui vibrait dans la voix de^Baumier. — Non, Clara, je n'ai jamais été amoureux de Suzannah. Celle que j'aime, et que j'aimerai toujours, car c'est pour son cœur et pour sa. bonté que je l'aime, c'est vous, Clara. Vous paraissiez tout à l'heure désirer que je fusse il 182 CLARA heureux. Eh bien, cela dépend de vous seule. Voulez-vous être ma femme bien-aimée? La pauvre fille jeta ses deux bras autour du cou du jeune Français. Elle doutait encore. Elle éloigna la tête de Charles de la sienne pour le regarder dans les yeux. Il parait que les re- gards de Baumier rassurèrent complètement la jeune fille, car l'expression d'anxiété que sa physionomie conservait encore disparut tout à fait. Mon Dieu, que je suis heureuse! murmura- t-elle. Oh! si ma pauvre mère était là !... Ainsi, vous m'aimez aussi^ Charles? — Oui, ma bonne Clara, je vous aime, et de toute mon âme, je vous jure... Et vous? — Si je vous aime, moi ? Ah ! vous le savez bien ! Tenez, Charles, si vous étiez parti, je crois que je serais morte de chagrin. Mon Dieu, que je suis heureuse et que vous êtes bon de m'ai- mer ! Mon bon Charles, je vous aimerai tant et je m'occuperai tellement de vous rendre heureux, CLARA 183 que vous ne regretterez pas votre pays. Mais est- ce bien vrai que vous m*aimez?... Charles prit les deux mains de la jeune fille dans les siennes : — Je t'aime, Clara ! dit-il tout bas d'une voix tendre et émue. Me crois-tu, maintenant ? — Oh oui ! murmura-t-elle. Un grossier ricanement résonna tout à coup auprès des deux jeunes gens. Ils aperçurent Ser- vâas Burgieter. Le jeune boër riait encore, mais de mauvaise grâce. On voyait qu'il était furieux. — Eh bien, maître de danse, dit-il d'une voix insolente, estrce que c'est la mode , dans votre pays, que les hommes se mettent à genoux de- vant les femmes ? Vous avez Tair joliment bêle comme cela, savez- vous ? Il se mit à ricaner. Il est bon de savoir que cette épithète de c maître de danse » est une injure qu'à l'étran- ger on applique de droit à tous les Français. 184 CLARA — Servâas, dit Charles, dont les yeux étince- iaient, il est de mode, dans mon pays, de faire sa volonté et d'envoyer promener les insolents, savez-vous ? — Est-ce pour moi que vous dites cela? — Parbleu ! Clara avait disparu. Servàas, étouffant de colère et de jalousie, ne cherchait qu*un prétexte pour éclater, comme les héros d'Homère. Il débuta par un torrent d'injures trop grossières pour que nous puissions les répéter. Des injures, il passa aux menaces ; des menaces, il allait arriver aux coups, lorsqu'il fut retenu par Roschoff, qui ac- courait, avec sa fille et cinq ou six domestiques. Tandis que Clara parlait à Baumier, Roschoff cherchait à calmer le jeune boër et lui reprochait sa violence contre un malade. Emporté par la colère et la jalousie, Servâas accueillit fort mal les observations du bâas de Weizberg. — Tout cela est de votre faute, dit-il enfin au boër. Pourquoi accueillez-vous de pareils vaga" CLARA 185 bonds î Avec vos cheveux blancs, vous n'êtes qu'un vieux fou ! Burgieter était comme les moulins qu'on monte pour un certain nombre de tours. Une fois qu'il avait commencé un chapelet d'injures, il fallait qu'il l'égrenàt jusqu'au bout. La patience de Roschoff n'y résista pas longtemps. — Ah! c'est comme cela, s'écria-t-il, tu veux déjà faire le maître ici ! Eh bien, je commence par te dire que je consens au mariage de ma fille et de Charles. Maintenant, si tu n'es pas con- tent, rappelle-toi que le vieux Roschoff a encore bon bras et bon œil, et que son roër porte mieux que le tien. Clara se jeta au cou de son père, et Charles saisit la main du vieillard, qu'il serra affectueu- sement. Mais Adam, tout entier à sa colère, repoussa brusquement les deux jeunes gens pour continuer à se quereller avec Burgieter, Tous deux armaient déjà leurs roërs, lorsque Baumier s'interposa à son tour. 1S6 CLARA — Du moment qu'il s*agit d'une balle à échan- ger, c'est moi que cela regarde, ditril. Gomme je suis rinsulté, j'ai le choix des armes. — Ta, ta, ta! interrompit Burgieter, je me moque de tous vos usages de France, moi. Nous sommes au Cap, et vous vous battrez au roër, comme nous. — Soit, fit Baumier. Prétez-moi votre fusil, mynheer Roschoff. Après un assez long débat entre le jeune Français et le vieux boër, ce dernier fut obligé de céder. — Tue-moi ce coquin-là, dit-il à Baumier, et Clara est à toi, aussi vrai que je m'appelle Adam Roschoff. — Nous allons nous placer dans le chemin à deux cents yards de distance, dit Burgieter. Nous marcherons l'un sur l'autre, et chacun tirera quand il voudra. — Non pas ! s*écria Roschoff. Je connais Ser- vàas. Pourvu qu'on lui laisse le temps de viser, CLARA 187 c'est le meilleur tireur du pays. Il faut égaliser les chances. — Eh bien, dit Baumier, qu'on nous place à cinquante yards seulement et le fusil au pied. Nous ferons feu à un signal. Tant mieux pour celui qui tirera le plus vite et qui visera le plus juste. Ce fut au tour de Burgieter de se récrier. — Et si nous nous tuons tous les deux ? fit- il avec humeur. — Tant pis. — Tant pis! tant pis! répétale boër; je ne veux pas de ces conditions-là, moi ! — Alors, mettons-nous à cent yards. Après un nouveau débat, Burgieter finit par consentir à ce dernier arrangement. Tandis qu'il chargeait soigneusement son fusil, et que Roschoff en faisait autant pour celui de Baumier, le jeune Français s'approchait de Clara. — Hâ Clara bien-aimée, lui dit-il, je ne sais 188 CLARA quel est le sort que la Providence me réserve. Si je meurs, tu auras ma dernière pensée. Prie Dieu pour moi, car je n'ai jamais eu autant d'envie de vivre qu'en ce moment. Je t*aime» Clara... Elle se jeta en pleurant dans ses bras ; les larmes ruisselaient sur ses joues. Elle était comme folle. Il falhit que son père l'àrrachàt des bras de Baumier. — Tu vas lui troubler la vue et faire trembler son bras ! s'écria le vieillard en écartant la jeune fille. Si tu Taimes, reste là et ne lui donne pas de distractions. Il a besoin de tout son sang- froid. Tout en conduisant Charles à son poste, le vieillard lui donna quelques conseils. On compta les cent yards. Burgieter sifflotait d'un air non- chalant. Charles semblait avoir oublié sa ma- ladie et marchait d'un pas ferme. Quant à Clara, elle s'était emparée d'un fusil et avait disparu dans le bois. CLARA 189 Enfin, ie vieux Roschoff donna le signal en élevant son large chapeau, Baumier tira le pre- mier et toqcha le jeune boër à l'épaule. Le mouvement involontaire que fit ce dernier en recevant la balle dérangea son coup. Au lieu d'atteindre Charles en pleine poitrine, comme elle l'eût fait infailliblement sans cet incident, la balle de Servâas effleura seulement le front de Baumier. — Puisqu'il n'y a rien de fait, recommençons, dit Baumier. — Au diable ! fit le Hollandais ; je ne suis pas si bête que de risquer une seconde fois ma vie pour une fille qui ne veut pas de moi. Épousez- la, et que l'enfer vous étrangle tous les deux ! Tout en parlant, il ôtait son habit. On s'a- perçut alors qu'il était blessé. Clara courut à lui. Il la repoussa d'abord assez brutalement, mais elle revint à la charge. Il finit par la lais- ser panser sa blessure, qui n'avait du reste rien de dangereux. 11. f90 CLARA Mécontent et hamilié, le jeune boër voulait s'en retourner immédiatement à son habitation. Dur au mal, ainsi que le sont presque tous les boërs, il semblait ne pas s'apercevoir de sa blessure. On eut mille peines à le retenir à Weizberg. Bien que violent et brutal, comme la plupart des gens qui vivent au milieu des bois et ne connaissent d'autres lois que leurs volontés, d'autre puissance que la force physique, Ser^ vàas n'était pourtant pas, au fond, un méchant homme. Lorsqu'il partit de l'habitation, au bout de deux jours, il prit congé de Roschoff et de sa fille sans ^trop de ressentiment. L'amour- propre froissé Tempèchait seul de se réconcilier complètement. Par la suite, Baumier et lui vé- curent en assez bonne intelligence. Il assista même au mariage de Charles et de Clara, qui eut lieu quelques mois plus tard. Il vient de temps en temps les voir à Weizberg. Seulement, il n'aime pas que le père Roschoff le pbuj^aote CLARA 191 sur son échec matrimonial, et il lui a déjà cassé deux pots de bière sur la tète pour le faire taire. Cela ne les empêche pas d'être les meilleurs amis du monde, et de chasser souvent ensem- ble. Adam Roschoff, toujours vert et robuste, a maintenant quatre petits-enfants. Il répète à qui veut l'entendre que son gendre Baumier est rhomme le plus capable de la colonie, et que, si le gouvernement anglais avait pour un penny de bon sens, Charles serait immédiatement nommé gouverneur du cap de Bonne-Espé- rance. Clara est du même avis. Ils finiront cer- tainement par le persuader à Baumier. En attendant, celui-ci se contente de vivre heureux et tranquille auprès de sa femme et de ses enfants. SUZANNE DAUNON Suzanne Daunon avait vingt-deux ans, les plus beaux yeux du rconde et un mari très-ja- loux. Depuis deux mois elle habitait Rueil, où M. Daunon lui avait loué une petite maison pour Tété. Comme beaucoup de Parisiens, M. Daunon tenait à se persuader qu'il passait la belle saison à la campagne. En réalité, tout au plus aurait- il pu dire qu'il y couchait. Jugez-en. Il partait de Rueil tous les matins à huit heures, afin d'arriver à Paris pour son bureau, car il était 194 SUZAiNNE DAUNON architecte, et des plus employés. La plupart du temps, entraîné par quelque client ou quelque ami, il restait à diner à Paris et passait la soirée à son cercle. Il arrivait alors à Rueil par le dernier convoi, juste à temps pour se mettre au lit. Souvent même, retenu par les charmes d'une partie de whist, il était obligé de prendre une voiture et ne rentrait qu'à une heure du matin . Avec tout cela, il trouvait moyen de tour- menter sa femme pendant le peu d'instants qu'il restait avec elle. Il y a des gens qui ont tant de ressources, lorsqu'il s'agit de se rendre désa- gréables! À quarante-cinq ans, il avait la vio- lence d'un jeune homme et l'humeur taquine et bourrue d'un vieux garçon. Un soir, madame Daunon était seule, comme d'habitude. Elle n'avait pas d'enfants; c'était là son plus grand chagrin. Dix heures venaient de sonner. Elle avait lu à sa fenêtre, jusqu'au mo- ment où l'obscurité l'avait empêchée de oenti- SUZANNE DAUNON 195 Duer. Le livre était tombé sur ses genoux, sans qu'elle songeât à demander de la lamière. — Elle rêvait. •• à quoi?... Dieu le sait!... et le diable aussi. Il y avait, vis-à-vis de sa croisée, une petite maison séparée de la sienne par cinq ou six de « ces jardins en miniature comme on en ren- contre aux environs de Paris. Les habitants de cette maison préoccupaient un peu madame Daunon. A diverses reprises, elle avait aperçu une jeune femme... assez jolie, autant que la dis- tance lui avait permis d'en juger... qui se livrait à une manœuvre singulière. A certains mo- ments de la journée, le soir surtout, vers sept ou huit heures, cette dame fermait un desi côtés de ses persieiines, un seul et toujours le même ; puis, se blottissant derrière ce rempart, elle glissait un mouchoir blanc entre les barreaux de manière qu'il pût être facilement aperçu du dehors. Quelque temps après, Suzanne la 196 SUZANNE DÂUNON voyait quitter son poste d'observation et s'étan- cer vers le fond de la chambre. Dans son em- pressement, elle oubliait quelquefois de laisser retomber les grands rideaux d'étoffe de la croi- sée. Alors, sur le perfide et transparent tissu des petits rideaux, se dessinaient tout à coup deux ombres qui se précipitaient Tune vers l'autre et restaient quelque temps embrassées. Puis, sans même se séparer la plupart du temps, les deux ombres s'avançaient lentement vers la croisée et faisaient retomber les grands rideaux en épaisse étoffe de soie. Tout rentrait alors dans l'obscurité. Cela n'avait pas lieu tous les soirs ; trois ou quatre fois par semaine, tout au plus. Madame Daunon avait observé que c'était surtout les mardis, les jeudis et les samedis. Ce qui aidait sa mémoire, sous ce rapport, c'est qu'elle avait remarqué que ces jours-là coïncidaient avec les représentations du Théâtre-Italien. Ce manège durait depuis un mois. Le- plus SUZANNE DAUNON 197 souvent, madame Daunon n'y faisait pas atten- tion. Elle y était habituée; puis, au fond; elle n'était pas curieuse : si peu curieuse même, qu'elle n'avait pas cherché à savoir qui habitait cette maison. Mes lectrices trouveront cela invraisembla- ble; mais je dois ajouter, pour tout expliquer, que madame Daunon était un peu nonchalante et qu'il était assez difficile de l'arracher à Fin- différence qui semblait former le fond de son ca- ractère. Je dis « qui semblait », car un obser- vateur, détaillant sa physionomie, se fût étonné, à bon droit, du contraste qui existait entre sa froideur apparente et le feu qui couvait sous le velours de ses grands yeux bruns. Quelquefois, pourtant, madame Daunon res- tait des heures entières les yeux fixés sur les grands rideaux de la maison mystérieuse. Sou- vent alors, sans qu'elle s'en aperçût, des larmes glissaient entre les franges soyeuses de ses longs cils. Peut-être pensait-elle qu'il était doux 198 SUZANNE DAUNON d^aimer et de se sentir aimée, de parler toat bas de son amour et d'entendre à son oreille une voix passionnée murmurer de tendres pa- roles. Peut-être demandait-elle à Dieu pourquoi il lui avait refusé ce bonheur, à elle qui se sen- tait un cœur si aimant et si dévoué. — A quoi me sert d'être jeune et belle? se disait peut-être madame Dàunon. Pourquoi m'avoir mis dans le cœur une flamme qu'il est de mon devoir d'éteindre ? Suis-je donc destinée à mourir sans avoir connu les deux grands bonheurs de la femme : l'amour et la maternité ? Ce soir-là, il y avait de l'orage dans l'atmo- sphère. Madame Daunon était plus triste encore que d*habitude. La vieille servante qui demeu- rait avec elle lui avait demandé la permission d'aller veiller une parente fort malade, dans le voisinage. Suzanne lui avait permis de s'ab- senter pour toute la nuit. Quoique cette femme se tint toujours à la cuisine et que madame Daunon ne s'aperçut guère de sa présence en SUZANNE DAUNON 199 dehors du service, l'idée de se savoir entière- ment seule dans la maison augmentait encore le sentiment d'isolement qui gonflait le cœur de Suzanne. Écrasée par une sorte d'anéantissement moral et physique, madame Daunon laissa retomber son beau front sur ses deux bras croisés sur l'appui de la fenêtre. La détonation d'un coup de feu, tiré non loin de la maison, parvint à son oreille, mais il ne put l'arracher à sa préoccu- pation. Au bout de quelques minutes, un bruit sou- dain la fit tressaillir. Elle se passa la main sur les yeux, comme une personne qui se réveille en sursaut. Au moment où elle relevait la tête, un jeune homme achevait d'escalader le treillage placé sous la croisée et s'élançait dans la cham- bre par la fenêtre ouverte. Suzanne était telle- ment plongée dans ses rêveries, ou plutôt dans' son anéantissement, qu'au premier instant elle resta immobile, regardant machinalement le 900 SUZANNE DAUNON jeune homme et cherchant à se rendre compte de ce qui se passait. — Madame..., commença l'inconnu. Le son de sa voix arracha madame Daunon à l'espèce de somnambulisme dans lequel son esprit était resté plongé jusque-là. Elle poussa un cri et s*élança sur le cordon de la sonnette, sans réfléchir que personne ne pouvait venir à son appel* Le jeune homme se précipita au- devant d'elle et lui retint la main, avec un air de respect et de prière. — Au nom du ciel, madame, ne sonnez pas ! lui dit-il à demi-voix d'un ton suppliant; ce serait me perdre. Je ne suis pas un malfaiteur. De grâce, écoutez-moi. Il s'agit de la vie et de l'honneur d'une femme. Ayez pitié d'elle. Vous êtes si belle, que vous devez être bonne. Lais- sez-moi vous expliquer comment je me trouve ici... Vous me chasserez ensuite, si vous le voulez... — Je n'ai rien ^ entendre, répondit Suzanne, SUZANNE DAUNON 301 un peu rassurée cependant par le langage et le ton respectueux de l'ineonDu. Je suis chez moi, et je ne connais aucun motif qui permette à un étranger de s'introduire ainsi dans une maison inconnue..., à cette heure avancée de la nuit surtout. . . Sortez, ou j'appelle ! Il fit un mouvement pour obéir; mais, au même instant, on entendit un bruit de pas pré- cipités et d'armes heurtées , qui partait d'une petite ruelle contiguë au jardin. Par un mou- vement instinctif, l'inconnu se rejeta au fond de la chambre. — Voilà ceux qui me poursuivent, dît-il à madame Daunon. Votre maison est cernée main- tenant : impossible de leur échapper... Je sor- tirai, si vous l'ordonnez, madame ; mais vous aurez à répondre devant Dieu de la vie de deux personnes ! — Pourquoi vous poursuit-on? demanda Su- ' zanne, touchée malgré elle du ton solennel de cette prière. i 902 SUZANNE DAUNON Il hésita. — Je viens quelquefois voir une amie qui demeure non loin de votre maison, dit-il enfin. On a inspiré, sur mon compte, à son mari, des soupçons fort injustes, de sorte que je ne puis lui faire visite que secrètement. Ce soir, il est arrivé à Timproviste, pendant que nous cau- sions ensemble. J'ai dû fuir. Au moment où je franchissais le mur, il a fait feu sur moi. Je suis tombé, mais, par bonheur, c'était une terre labourée. Je suis resté quelques minutes sans connaissance, je ne sais combien. Pendant ce temps, il a sans doute couru au poste de la troupe, car, au moment où je commençais à revenir à moi, j'ai entendu résonner des fusils. Voyant qu'on allait se mettre à ma recherche, j'ai pris la fuite. Comment ai-je fait pour fran- chir les murs que j'ai escaladés? je n'en sais rien; mais je suis arrivé ici à travers deux ou trois jardins. Sentant qu'il me serait bientôt impossible de continuer, j'ai fait un dernier SUZANNE DAUNON 303 effort et j'ai escaladé ce treillage placé sous votre fenêtre... — Je ne puis cependant vous garder ici, dit madame Daanon, dont le cœur palpitant tra- hissait l'agitation. Si l'on vous y trouvait... — • Je suis à vos ordres, madame, reprit tris- tement le jeune homme. S'il ne s'agissait que de ma vie, croyez bien que je vous aurais déjà délivrée de ma présence. Mais il est une autre vie plus précieuse que la mienne, qui se trouve aussi exposée. Le mari ne me connaît pas. Ce soir même, il n'a pu voir ma figure. Si je réuseis à lui échapper, il se persuadera qu'il a tiré sur quelque maraudeur, quelque voleur de fruits. Si, au contraire, il parvient à mettre la main sur moi, tout s'éclaircira. C'est un étranger^ un ancien militaire, un homme jaloux et violent..., il la tuera. — Vous Taimez bien, cette amie? dit-elle, emportée par une de ces pensées inexpli- cables qui traversent quelquefois le cœur des 9M SUZANNE DAUI^ON femmes, et qu'elles-mêmes ne pourraient ana- lyser. II hésita. — Je donnerais ma vie pour la sauver, ré- ponditril enfin d'une voix à la fois vibrante et contenue, qui fit passer un frisson dans les veines de la jeune femme. — Que dois-je faire? se demanda-t-elle. Au même instant, on sonna à la porte d'entrée qui donnait du côté opposé au jardin. — Les voilà ! dit le jeune homme; ma vie est entre vos mains, madame... — Mais s'ils vous ont vu pénétrer dans le jar- din ?... dit Suzanne; s'ils veulent entrer et visi- ter la maison ? — Ils n'en ont pas le droit, répondit l'inconnu. Il faut qu'un magistrat les accompagne. — Mais enfin, monsieur, reprit Suzanne, qui me garantit... ? Il ouvrit son portefeuille, en retira une carte SUZANNE DAUNON â05 de visite et la présenta à madame Daunon, qui la prit machinalement. — Je m'appelle Roger de Maubert, dit-il avec tristesse. Mon nom est le seul renseignement que je puisse ajouter à ceux que je viens de vous donner. — Vous êtes le frère de madame de Vérian? s*écria Suzanne. — Oui, madame. Vous connaissez Léopol- dine? — Nous avons été élevées ensemble au cou- vent des Oiseaux, monsieur. Je n'oublierai ja- mais combien elle a été bonne pour moi. Je me souviens qu'elle me parlait souvent de son frère Roger... Madame Daunon fut interrompue par un ta- page épouvantable. On carillonnait à briser la sonnette, et de violents coups de pied faisaient retentir la porte. — Us sont capables d'entrer de force, mur- mura M. de Maubert. 12 900 SUZANNE DAUNON En ce moment, en effet, des pas précipités retentirent dans le corridor. — Ils auront passé par la fenêtre du rez-de- chaussée ! s'écria Suzanne. Je.cours au-devant d'eux. Cachez-vous ici, monsieur, ajouta-t-elle en désignant à M. de Haubert un petit cabinet de toilette aux portemanteaux duquel H. Dau- non suspendait ses vêtements. Tandis que Roger lui obéissait, la jeune femme descendit précipitamment. Arrivée à moitié de l'escalier, elle se trouva en face d'un homme qui montait un pistolet d'une main et une épée de l'autre. Deux soldats le suivaient d'un air assez embarrassé. Ils sentaient vague- ment que cette violation de domicile pouvait bien être en dehors de la légalité. Un d'eux portait un fallot. — Que voulez-vous, monsieur ? demanda ma- dame Daunon en barrant le passage à l'indi- vidu qui se permettait d'envahir . ainsi sa maison. SUZANNE DAUNON 207 — Je cherche an misérable que j'ai surpris dans mon jardin. Il doit s'être réfugié chez vous, répondit l'inconnu, qui semblait en proie à la plus violente exaspération. — Il n'y a ici aucun étranger, fit madame Daanon en essayant de raffermir sa voix, qui tremblait. Au lieu de répondre, l'inconnu prit Suzanne par la taille, la posa de côté sans lui faire aucun mal, et monta d'un bond au premier étage. — C'est ma chambre, monsieur! lui cria ma- dame Daunon, qui le vit mettre la main sur la poignée de la porte de l'appartement où elle avait laissé M. de Maubert. — Commençons par voir ailleurs, dit l'étran- ger en élevant la lanterne qu'il avait prise au soldat, afin de se rendre compte de la distribu- tion des appartements. La maison n'ayant que le rez-de-chaussée, un étage et trois mansardes, elle fut bientôt visitée de fond en comble, en dépit des protestations a08 SUZANNE DAUNON de madame Daanon. Naturellement, on ne trouva rien. Exaspéré par le mauvais résultat de ses recherches, l'inconnu avait l'air d'un fou fu- rieux. Il grinçait des dents et ^ donnait des coups de poing sur la tète à se briser le crâne. Il fut sur le point de passer devant la chambre de Suzanne sans y pénétrer; mais la jalousie l'emporta et il se précipita dans l'appartement. Une sueur froide couvrit le front de madame Daunon. Au même instant, un individu en robe de chambre et en pantoufles sortit du cabinet de toilette et s'avança au-devant de l'inconnu. Suzanne crut un moment que c'était son mari et fit un mouvement pour courir à lui; mais elle reconnut bientôt M. de Maubert, qui s'était affublé des vêtements de M. Daunon. Pour com- pléter l'illusion, il avait coupé sa barbe et sau- poudré sa chevelure avec de la poudre de riz, ce qui lui donnait l'air d'avoir des cheveux gris, autant du moins qu'on pouvait s'en apercevoir. SUZANNE DÂUNON 209 car un madras lui enveloppait la tète jusqu'aux oreilles. — Que se passe-t-il donc ? demanda M. de Maubert d'une voix ferme. De quel droit se per- met-on de violer ainsi le domicile d'un honnête citoyen ? — Monsieur, s'écria Tinconnu, je vous de- mande mille pardons ; mais je vais vous expli- quer... — Je ne veux aucune explication, répondit Maubert avec humeur. Chacun est maître chez soi, et je vous prie de sortir immédiatement. Quanta vous, messieurs, continua-t-il en s'a- dressant aux deux soldats qui, comme le caporal « de la payse, » auraient bien voulu ne pas être dans leur position, j'en référerai demain à votre chef* Nous verrons depuis quand votre consigne vous permet d'entrer de vive force dans une maison, sans l'assistance d'un ma- gistrat. — Pardon, excuse, monsieur, répondit un 12. StO SUZANNE DAUNON des militaires, je sais bien que nous avons eu tort; mais c'est la faute de ce monsieur, qui nous a entraînés. Vu que c'était un ancien mi- litaire, nous avons cru... Nous allons nous en retourner. Si ça avait été un malfaiteur, vous comprenez bien que c'était de notre devoir de prêter main-forte... car, sans cela... Enfin, en vous renouvelant nos excuses, monteur, nous partons. — Alors, retirez-vous immédiatement, reprit Roger, et je consens à ne pas porter plainte. — Monsieur, dit Tinconnu dont la voix trem- blait encore de fureur, puisque vous êtes marié, vous devez comprendre ma position. Je me nomme Carlo Palazzi. J'ai servi comme lieute- nant dans la légion étrangère. Aujourd'hui, comme je sortais du café où je vais d'habitude, avant la représentation du Théâtre-Italien, où j'ai mes entrées, on m'a remis une lettre ano- nyme qui m'apprenait que, tous les soirs, un jeune homme pénétrait chez moi dès que j'étais SUZANNE DAUNON 211 absent. Je prends une voiture et des armes, et j'accours. Comme je traversais la cour, j'aper- çois, dans l'obscurité, une forme humaine qui escaladait le mur du jardin. Je tire... Je suis sûr de l'avoir blessé. Je cours au poste pour chercher du renfort... Nous avons suivi ses traces jusqu'ici. Un paysan, que nous avons rencontré et qui v^ait en sens contraire, nous a dit qu'il n'avait vu passer personne. Votre maison étant la dernière, il nous a semblé que l'homme que nous poursuivions n'avait pu se réfugier qu'ici; de sorte que... — Monsieur, interrompit madame Daunon, la ruelle a deux issues. A travers la haie que vous avez longée pour venir jusqu'ici, se trouve un passage qui donne sur un sentier^ et ce sentier se perd dans la campagne. — Malédiction! s'écria l'Italien, il se sera sauvé par là. Pardonnez^moi, monsieur et ma- dame..., je suis confus de mon indiscrétion; mais mettez-vous à ma place. . . 21S SUZANNE DAUNON Tout en parlant, il reculait devant M. de Mau* bert, qui lui ferma la porte au nez. II fit an geste de colère et se décida enfin à descendre Tescalier. Au même instant, un bruit de voix s*éleva du côté de la porte d'entrée. Les soldats qui étaient restés en dehors, parurent, quelques minutes après, conduisant un homme qu'ils venaient d'arrêter. Palazzi s'élança vers le pau- vre diable, qui n'était autre que M. Daunon. Heureusement pour lui, le mari de Suzanne était loin d'avoir l'extérieur d'un don Juan. Ses petites jambes grêles et mal tournées semblaient fort contrariées d'avoir à porter son gros ven- tre, que dessinait un gilet de soie noire assez peu de mise à cette époque. Ses visites aux tra- vaux qu'il dirigeait avaient beaucoup chagriné son pantalon de coutil et son paletot de lasting noir. Le chapeau qui couvrait son crâne dénudé n'était pas non plus de la première fraîcheur. Son teint, blafard d'habitude, était devenu %s^ SUZANNE DAUNON 213 bléme par la frayeur et par la colère, et ses petits yeux roulaient sous Tare à peiue indiqué de ses sourcils, comme ceux d'un écureuil qui Tait tourner son moulin. — Voilà probablement votre homme, dit le caporal en poussant Daunon devant le mari en fureur. — C*est impossible, dit ce dernier après avoir jeté un rapide coupd*œil sur Daunon...; ou bien, alors, ce serait un malfaiteur... et non pas un amant, murmura-t-il en examinant de nou- veau l'architecte, qui le regardait d'un air ébahi. — Qu'est-ce que tout cela signifie? s'écria enfin Daunon. Pourquoi se pern^et-on de m'ar- réter ? Que fait tout ce monde chez moi, à cette heure? — Vous demeurez ici? interrompit l'Italien avec méfiance. — Oui, monsieur, et je trouve... 214 SUZANNE DAUNON — Alors» pourquoi vous sauviez-vous lorsque je vous ai arrêté? demauda le caporal. M. Daunon hésita. II La vérité était qu'en entrant chez lui, Tarchi- tecte avait aperçu deux ou trois personnes en embuscade autour de la maison. Trouvant en- suite la porte ouverte et entendant le bruit d'une altercation, il s'était laissé aller à un sen- timent de frayeur et d'égoïsme tout à fait dans son caractère. Au lieu de se précipiter au se- cours de sa femme , il avait prudemment fait volte-face pour courir au poste demander du ♦ renfort. C'est à ce moment qu'il avait été. dé- couvert et arrêté par les soldats restés en sen- tinelle au dehors. Pour répondre à la question SUZANIVE DAUNON 215 da caporal, il fallait avouer sa poltronnerie, et la chose embarrassait le digne homme. — Dame, répondit-il enfin, j'ai cru qu'on dévalisait ma maison. — Et vous n'avez pas voulu déranger les voleurs ! reprit le caporal. C'est très-délicat de votre part, mon cher monsieur; mais vous aurez de la peine à nous le persuader. — Il y a donc deux locataires dans cette mai- son? demanda l'Italien. — Non, monsieur, répondit Daunon; j'en suis le seul habitant. — Tiens, dit Palazzi, il y a cependant une dame qui prétend... — C'est ma femme, pardieu ! — Elle a donc deux maris, alors ? répondit Palazzi. — Comment! s'écria Daunon, deux maris? — Demandez-le-lui plutôt, dit l'Italien en ouvrant la porte de la chambre. H. Daunon s'élança dans l'appartement. Il 816 SUZANNE DÂUNON resia stupéfait en apercevant un individu, qu*il voyait pour la première fois de sa vie^ installé dans son fauteuil, vêtu de sa robe de chambre et chaussé de ses pantoufles. — Quel est cet homme? s'écria-l-il en s'é- lançant vers son Sosie inconnu. — Que veut cet individu ? demanda de son côté M. de Maubert d'un air surpris. — Il prétend que cette maison lui appartient, dit ritalien. — Il l'a peut-être achetée tout récemment à mon propriétaire^ répondit tranquillement M. de Maubert. — Comment? répondit Daunon furieux, c'est moi qui suis locataire» seul locataire et seul habitant de cette maison ; et ma femme, que voilà, ne me démentira pas, je suppose? Maubert haussa doucement les épaules et posa le doigt sur son front en regardant alternati- vement M. Daunon et M. Palazzi. — Cet individu a quelque chose de dérangé SUZANNE DAUNON 217 dans la cervelle, disait fort clairement la panto- mime du jeune homme. — Voyons, madame, demanda l'Italien, le- quel de ces deux hommes est votre mariî Suzanne était désormais trop engagée pour reculer. Elle avait fait son possible pour glisser quelques mots à son mari, mais l'Italien l'en avait constamment empêchée. Elle baissa les yeux pour ne pas rencontrer le regard fou- droyant de M. Daunon, et fit un effort surhu- main pour raffermir sa voix. — C'est monsieur, dit-elle en désignant M. de Maubert. — Comment ! s'écria Daunon en bondissant de colère, je ne suis pas votre mari î — Non certainement, répondit la pauvre femme, qui tremblait de tous ses membres. — Que suis-je donc alors ? reprit Daunon, qui commençait à se demander s'il n'était pas le jouet de quelque mauvais rêve. 13 218 SUZANNE OAUNON — C'est ce que vous savez mieux que per- sonne, lui répondit Roger avec calme* — Ah çà ! est-ce que je deviens fou ? fit l'ar- chitecte en se pressant le front entre ses deux mains. Voyons..., c'est bien ma maison, cepen- dant,.. Voici bien ma chambre, mes meubles, ma femme. Voyons, monsieur, il y a ici quel- que... Oserait-on se jouer de moi? s'écria-t-il avec une nouvelle explosion ^e fureur. — En voilà assez, monsieur, interrompit Maubert, qui voyait que Suzanne commençait à faiblir. Quelle que soit ma patience, il ne faudrait pourtant pas la pousser à bout. Je suis souffrant, et j'ai besoin de repos. — Hein!... quoi!... Comment! vous allez vous installer ici? reprit le malheureux Daunon. — Parbleu ! répondit Maubert. Écoutez, mon- sieur, vous me paraissez aussi fort... souffrant, pour ne pas dire plus. Tout ce que je puis faire pour vous, c'est de vous offrir Tbospitalité pour cette nuit. SUZANNE DAUNON M9 — Une fois le Palazzi éloigné, nous pourrons nous expliquer, pensait le jeune homme. Mais Daunon, qui étouffait de colère, prit cette proposition pour une nouvelle raillerie. Dans sa fureur, il voulut se jeter sur M. de Maubert. Lé caporal et M. Palazzi le retinrent à bras-le-corps. — Tout cela me semble louche, dit l'Italien, et votre colère, monsieur, m'a Tair d'être tout bonnement une ruse pour nous dépister. Cette supposition détourna sur lui la colère de Daunon, et lui valut une avalanche d'injures et de malédictions. Au lieu d'y répondre, il fit signe à deux sol- dats de s'emparer de son violent interlocuteur et de lui tenir les bras ; puis, il se mit en devoir de lui ôter sa redingote et son gilet. — Aurais-je donc affaire à une troupe de bandits? hurla le malheureux arebiteote* Que signifie ..? 220 SUZANNE DAUNON — Je veux voir si vous êtes blessé, répondit ritalien. — Qu'est-ce que cela vous fait? s'écria M. Daunon en se débattant. Pourquoi serais-je blessé ? Vous êtes fou ou vous vous moquez de moi ; mais cela ne se passera pas ainsi ; demain je porterai plainte, et vous saurez ce qu'il en coûte pour insulter un honnête citoyen. Il n'a aucune trace de blessure, continua tranquillement Palazzi ; peut-être Taurai-je manqué..., ou bien ce n'est pas mon homme, Làchez-le, messieurs. Les soldats laissèrent aller M. Daunon, qui se jeta sur une chaise les bras pendants et le re- gard hébété. Il avait tant crié, tant juré, tant menacé, qu'il n'avait plus de voix. Il chercha sa femme des yeux; mais Suzanne s'était réfugiée dans son cabinet de toilette. Après un instant de délibération entre M. Pa- lazzi et le caporal, il fut résolu qu'on allait em- mener au poste le quidam qui se déclarait si SUZANNE DAUNON 221 effrontément propriétaire des maisons et des jolies femmes qui ne lui appartenaient pas. M. de Maubert voulut intercéder pour lui, mais un regard soupçonneux de H. Palazzi lui ferma la bouche. En se voyant menacé de cette nouvelle mé- saventure, l'architecte eut une idée qui aurait dû lui venir plus tôt, si la colère ne lui avait ôté tout son sang-froid. Il porta la main à sa poche pour y chercher quelques papiers de nature à prouver son identité. — Malédiction ! s'écria- t-il, on m'a volé mon portefeuille... Le susdit portefeuille avait glissé de la poche .du paletot de Daunon, que Palazzi, sans plus de cérémonie, avait jeté sur un fauteuil pour pro- céder à ses investigations. Maubert s*en était lestement emparé et n'avait garde de le resti- tuer en ce moment à son légitime proprié- taire. — De sorte que vous n'avez aucuns papiers ? 392 SUZANNE DAUNON dit le caporal... Pas même une l0tt)*e à votre adresse ? Daunon ne répondit que par une avalanche de jurons et de malédictions. Sur un signe du caporal, quatre soldats sai- sirent le malheureux architecte. — Vous allez nous suivre au poste, monsieur, dit le caporal ; démain, tout s'expliquera. Il y eut une nouvelle explosion de fureur. Outre sa colère de se voir ainsi mystifié, Dau- non n'était nullement flatté de laisser un in- connu passer la nuit sous le toit conjugal. Ses cris et ses menaces ne firent que confirmer les soldats et M. Palazzi dans l'opinion qu'ils avaient affaire à un fou, ou bien à quelque individu ayant ses raisons pour craindre la constatation de son identité. . Tandis qu'on l'emmenait, Palazzi renouvela ses excuses à M. de Haubert et à sa prétendue femme. SUZANNE DAUNON 223 — Je VOUS demande mille pardons de ma conduite, leur dit-il. Maintenant que je suis de sang-froid, je reconnais tout ce qu'elle a eu d'inconvenant et de blessant pour vous; mais vous comprenez ma position. Un moment, j'ai cru que ma femme me trahissait, et cette pensée m'a rendu fou. — Vous voilà rassuré, maintenant, je l'es- père, lui dit Roger. Comment pouvez-vous ajouter foi à une lettre anonyme? Il me parait probable que l'individu sur lequel vous avez tiré était tout bonnement un de ces maraudeurs comme on en rencontre tant dans les environs de Paris. — Je commence à le croire, monsieur. — Quant à cet individu que les soldats em- mènent en ce moment, je parie que c'est quel- que Parisien qui aura trop bien dîné dans une guinguette et dont les idées sont un peu trou- blées en ce moment. Je mettrais ma main au feu que ce n'est pas un malfaiteur. «4 SUZANNE DAUNON — Il a une bien mauvaise figure, reprit M. Palazzi. — Hais non, dit Roger : cela tenait à la co- lère, qui le défigurait un peu. Demain matin, j'irai m'informer de ce qu'il est devenu. — Je vous serai très-reconnaissant de vou- loir bien vous en charger, dit Tllalien. Pour moi, je retourne à Paris dès ce soir, et, si jamais je m'installe à la campagne, je veux que Tenfer m'étrangle ! Dans ces maudits petits en- droits, tout se sait tout de suite. Demain, mon histoire courra les rues. Aussi, je jure que, ni ma femme ni moi, nous ne remettrons jamais les pieds dans ce satané pays. Il recommença ses excuses, et finit par se re- tirer, au grand soulagement de M. de Haubert et de madame Daunon. Dès que les deux jeunes gens se trouvèrent seuls, Roger jeta de coté tout son déguisement. Suzanne se laissa tomber sur une chaise et cacha son visage entre ses deux mains. SUZANNR DAUNON 325 En levant les yeux, elle aperçut Maubert de- bout devant elle et la contemplant avec une indicible expression de repentir. — Comment m'acquitterai-je jamais envers vous, madame? lui dit-il. Si vous saviez com- bien le cœur me saignait en voyant tout ce que vous souffriez ! Que vous avez été bonne et gé- néreuse ! Tenez, madame, reprit-il d'une voix émue et les larmes aux yeux, je vous jure que si j'avais pu, au prix de ma vie, vous épargner toutes ces angoisses, je n'aurais pas hésité un seul instant à me livrer à cet homme... De grâce, dites-moi que vous ne me regardez pas comme un lâche et que vous ne me méprisez pas! Le pauvre garçon avait Tair si inquiet, si douloureusement affecté, que madame Daunon ne put s'empêcher de le consoler par un signe de tête. — Vous pleurez, reprit-il avec tristesse, et c'est moi qui ea suis la cause ! Mon Dieu ! 13. i SUZANNE DAUNON mon Dleul pourrez-vous jamais me pardon- ner? — Ne parlons plus de tout cela, monsieur) dit Suzanne en s'essuyant les yeux du bout de ses jolis doigts. Il faut vous éloigner, main- tenant. — Je suis prêt à vous obéir en tout, reprit- il ; mais j'ai peur pour vous. M. votre mari m*a l'air si violent!... Je redoute pour vous quelque scène pénible. — Je l'aurai bien mérité , dit-elle , et je n'aurai pas le droit de me plaindre. •— Voulez-vous que j'aille moi-même au poste lui expliquer ?... — Oh ! non, monsieur, interrompit vivement madame Daunon, qui connaissait le caractère brutal et hargneux de son mari. Il est encore tout exaspéré. Cela ferait une querelle entre vous. Puis, dans le premier moment, il pourrait aller trouver H« Palazzi et lui raconter la vé- rité... Ce serait perdre tout le fruit de nos..., d» SUZANNE DAONON 227 nos mensonges, dit-elle en baissant la tête, et peut-être exposer la vie de cette pauvre femme. Partez, monsieur, retournez à Paris; moi, je vais courir chez un ami de mon mari qui demeure non loin d'ici, et je l'enverrai au poste réclamer M. Daunon. — Que vous attendrez ici ? — Oui, monsieur. — Tenez, j'ai peur pour vous. — Cela ne regarde que moi, monsieur, ré- pondit4lie avec un peu de hauteur; car elle se sentit humiliée de la mauvaise opinion que M. de Maubert semblait avoir de son mari. — Pardon, madame, dit le jeune homme en s'inclinant avec une respectueuse tristesse. Fasse Dieu que je puisse un jour vous témoigner ma reconnaissance et vous prouver que je com- prends tout ce qu'il y a de noble et de généreux dans votre conduite ! — Adieu, monsieur, lui dit madame Daunon en détournant la tête pour fuir les yeux de â^ SUZANNE DAUNON Roger, dont la reconnaissance paraissait la trou- bler au delà de toute expression. — Ne vous reverrai-je donc jamais? de- manda-t-il d'un ton suppliant. — Jamais, monsieur. — Comment ferai-je pour vous témoigner mon éternelle reconnaissance? — Eh bien ! monsieur..., commença Suzanne, qui s'arrêta brusquement. — Eh bien ? demanda Roger. — Eh bien ! reprit la jeune femme eâtfaisant un effort sur elle-même, vous voyez quelles sont les conséquences d'une faute et quels malheurs elle aurait pu amener. Votre sœur m'a souvent parlé de vous. Je sais que vos... Elle hésita encore. — Mes folies, n'est-ce pas ? dites le mot, fit Roger avec douceur. — Eh bien ! oui, vos folies font beaucoup de peine à votre famille et surtout à Léopoldine. Elle tremble sans cesse pour vous. Si vous me SUZANNE DAUNON 229 conservez vraiment quelque reconnaissance de ce que j'ai pu faire pour vous, promettez-moi de changer de genre de vie. Devenez un homme sérieux et mettez votre bonheur ailleurs que dans les liaisons coupables, et dangereuses, non-seulement pour vous, mais encore pour celles que vous aimez. Me le promettez- vous ? — Je vous le jure! répondit Roger avec élan. — Et maintenant, adieu, reprit Suzanne émue malgré elle de l'accent du jeune homme. Il ne faut pas que votre présence ici se prolonge, ce serait me perdre. Partez, monsieur, partez, je vous en conjure. — J'obéis, madame ; mais vous me pardon- nez? — Oui, monsieur. — Alors..., reprit-il d'une voix qui tremblait et avec des larmes dans les yeux, alors, don- nez-moi votre main. Il y avait tant de respect, de tristesse et de repentir dans cette prière, que madame Dau- tSO SUZANNE DAUNON non n'eut pas le courage d*y résister. Sans avoir le temps de se rendre connpte de son action, elle tendit la main à M. de Maubert. Emporté par son émotion, ce dernier fît un mouvement pour porter à ses lèvres cette jolie main blanche qui tremblait dans les siennes, mais il se retint et se contenta de la serrer res- pectueusement. — Un mot encore, dit-il en ouvrant la porte pour sortir. Quoi que vous en disiez, j'ai peur pour vous de quelque scène. Promettez-moi que vous viendrez voir ma sœur d'ici à quelques jours? Par elle, du moins, je pourrai être ras- suré sur votre compte. Je vous jure que je ne vivrai pas d'ici là. — Je vous le promets, dit la jeune femme, mais, je vous en conjure, partez. Il s'élança hors de la chambre, et Suzanne l'entendit bientôt refermer la porte de la rue. La pauvre femme, à bout de forces, se laissa tomber dans un fauteuil et cacha sa jolie tète SUZANNE DAUNON 831 entre ses deux mains jointes. Elle resta ainsi pendant plus d'un quart d'heure.  quoi pen- sait-elle?... Elle-même n'aurait pu le dire. Enfin, elle se leva par un brusque mouvement. — Allons, dit-elle, il le faut. J'ai déjà trop tardé. Je vais courir chez M. JauroUes, et l'en- voyer réclamer mon mari... Mon Dieu, mon Dieu! que va dire M. Daunon? murmura-t-elle avec angoisse. Un frisson de terreur parcourut tout son corps à la seule pensée de la fureur à laquelle M. Daunon allait se livrer en rentrant. — Eh bien! qu'il me tue, s'il veut! dit-elle enfin en jetant un châle sur ses épaules. Après tout, cela vaudra mieux que de vivre comme je le fais. Elle descendit précipitamment l'escalier et courut chez M. Jaurolles, un ami de son mari, qui demeurait dans une rue voisine. Elle lui raconta tout ce qui s'était passé et le pria d'aller réclamer M. Daunon ; mais elle s'arrangea de 232 SUZANNE DAUNON manière à ne pas trahir le secret de M. de Maubert, qu'elle eut soin d'ailleurs de ne pas nommer. Touché de l'émotion et de l'inquiétude de la pauvre femme, M. Jaurolles se hâta de se ren- dre à ses désirs. — Vous ferez bien d'attendre Daunon chez moi, dit-il après un instant d'hésitation. Il est un peu vif, vous savez, et dans le premier mo- ment... — Je vous remercie, répondit Suzanne, qui ne voulait pas que des étrangers fussent té- moins de la scène de violence qu'elle redoutait. Je vais retourner à la maison et j'y attendrai M. Daunon. Ne perdez pas de temps pour le délivrer. Elle rentra chez elle en effet. Brisée par toutes les émotions qu'elle avait eu à supporter, la pauvre femme n'avait plus la force de se sou- tenir. Elle se laissa tomber à genoux devant le SUZANNE DAUNON 233 crucifix qui était à la tête de son lit, et pria longtemps. Puis, un peu calmée et fortifiée, elle s'assit dans un fauteuil, le front appuyé contre le dossier, et attendit ainsi l'arrivée de M. Daunon dans une angoisse facile à compren- dre. Huit jours s'écoulèrent. Roger de Maubert passait désormais sa vie chez sa sœur, madame « de Vérian. Celle-ci ne pouvait s'expliquer ce changement d'habitudes et cette tendresse qui la rendaient si heureuse. Roger paraissait, du reste, complètement transformé. Il s'était mis à travailler sérieusement. Sa mère ne pouvait en croire ses oreilles, en apprenant qu'il rentrait tous les soirs avant minuit, et ne dînait jamais que chez elle ou chez madame de Vérian. Il n'est pas besoin de dire combien ce nouveau genre de vie lui causait de satisfaction. Une après-midi qu'il était, comme d'habitude, chez sa sœur, et qu'il jouait avec ses petits- tM SUZANNE OAUNON Doveux, charmants enfants dont Talné n'avait que six ans, on annonça madame Daunon. Roger tressaillit. Si madame de Vérian l'avait regardé en ce moment, elle aurait bien vite deviné qu'il y avait quelque mystère entre lui et madame Daunon. Mais, heureusement pour lui, Léopoldine avait couru au-devant de son amie, qu'elle ertibrassait joyeusement. — Que c'est aimable à toi d'être venue me voir! lui disait-elle en faisant asseoir à côté d'elle la jeune femme, qui avait rougi jusqu'au front à la vue de M. de Maubert. Tu me restes toute la journée, n'est-ce pas? D'abord, je te préviens qo« je ne te laisse pas partir. Tu dines avec moi. Ne me dis pas non, je ne t'écouterai pas. Ote ton chapeau. — Il faut que je retourne à Rueil, disait ma- dame Daunon en se défendant. Je t'assure, Léopoldine, que je ne puis rester. — Je n'écoute rien, répondît madame de Vérian. Si on t'attend quelque part, eh bien! SUZANNE DAUNON 285 lu écriras. Tu es ma prisonnière et je ne te lâche pas. — Mais, Léopoldine... — Il n'y a pas de mais. . . Si tu résistes, je vais appeler Roger à mon secours. Tiens, tu mangeras ce soir d'une dinde magnifique que j'avais fait truffer à son intention pour célébrer le retour de l'enfant prodigue... — Madame Suzanne Daunon, continua la charmante jeune femme en s'adressant à son frère;.., une amie de pension qui a autant de bonnes qualités que tu en avais de mauvaises. Ainsi commencée de ce ton affectueux et fa- milier, la conversation ne pouvait languir. Roger cependant ne disait pas grand' chose : il contemplait madame Daunon à la dérobée et cherchait à lire sur ses beaux traits ce qu'elle avait eu à souffrir à cause de lui. Il la trouva maigrie et pâlie. Son cœur se serra douloureu- sement. Quant à Suzanne, elle se gardait bien de re- 236 SUZANNE DAUNON garder de son côté et paraissait ne s'occuper que de Léopoldine. Celle-ci tenait toujours à son projet. Avec sa vivacité enjouée, elle se mit en devoir de déta- cher le chapeau de son amie, qui se défendait en vain. — Voyons, lui disait Léopoldine, ôtedoncce maudit chapeau ; il m'impatiente. Tant que je le vois sur ta tète, je me figure que tu vas me quitter, et cela gâte tout le plaisir que j'ai à causer avec toi. Elle dénoua lestement les brides du chapeau et l'enleva. Madame Daunon rougit et porta vi- vement la main à ses bandeaux, que Léopoldine avait dérangés en enlevant le tour de tète. Elle les remit précipitamment en ordre, mais Roger avait eu le temps de remarquer une cicatrice, rouge encore, sous Tun de ses bandeaux. Cela lui fit une telle impression, qu'il devint pâle comme un mort et que ses yeux se remplirent de larmes. SUZANNE DAUNON 237 — Tiens, Roger, porte cela dans ma chambre, dit Léopoldine en tendant à son frère le cha- peau de madame Daunon. £h bien! qu'as-tu donc? s'écria- t-elle en voyant qu'il chance- lait. — Rien, rien, répondit-il vivement en faisant un effort sur lui-même... Je me suis heurté le pied contre ce fauteuil. Il prit le chapeau d'une main tremblante, et l'emporta dans la chambre voisine. Dès qu'il se vit à Tabri de tous les regards, il couvrit de baisers la gaze et les rubans qui avaient effleuré le front et les joues de madame Daunon. Lorsqu'il revint au salon, les deux jeunes femmes causaient avec animation , penchées l'une vers l'autre et se tenant les mains. Il s'assit à l'autre coin de la cheminée, et resta silencieux à les contempler. Au bout de quelques minutes, il remarqua que, par instants, un tressaillement douloureux agitait la figure de madame Daunon. Elle por- îaS SUZANNE DAUNON tait alors la main à son front, par un mouve- ment involontaire qui trahissait une vive souf- france. — Tiens, qu'as-tu donc là? demanda madame de Vérian en soulevant un des épais bandeaux que formaient les beaux cheveux de son amie. — Ce n'est rien, répondit la jeune femme en rougissant. C'est une égratignure que je me suis faite : mon pied a glissé et ma tète a porté contre un meuble. Elle n'eut garde d'ajouter que, dans un mo- ment de colère, son mari Tavait poussée avec tant de brutalité, qu'elle avait roulé sur le parquet. — Ah ! tu appelles cela une égratignure ! dit Léopoldine. Quelle Spartiate ! Mais cela doit te faire beaucoup de mal... — Non, répondit Suzanne, non, je t'assure. Et elle se mit à parler d'autre chose. — Pauvre femme ! se dit Koger, il l'aura SUZANNE DAUNON 239 frappée, maltraitée...; et moi, le vrai coupable, moi!... Par un mouvement en harmonie avec sa nature passionnée, il prit un charbon ardent et le tint un moment serré dans sa main. Suzanne avait souffert, il voulait souffrir aussi. C'était absurde ; mais la logique et le cœur ne mar- chent guère de compagnie. — Eh bien ! que fais-tu donc? s'écria madame de Vérian, qui s'aperçut de son action ; es-tu fou? Il rougitet se hâta de rejeter le charbon. — J'ai voulu reprendre une bille que les en- fants avaient laissée tomber dans le feu, répon- dii-il. — Mais tu t'es horriblement brûlé ! reprit sa sœur en lui saisissant la main ; cela doit te faire un mal affreux ? — Non, répondit-il en regardant madame Daunon, dont le cœur battait avec violence, car elle avait compris ie motif de cette folle action. 240 SUZANNE DAUNON Léopoldine courut prendre une carafe et un verre dans sa chambre. — Quelle folie, monsieur! dit tout bas ma- dame Daunon en regardant H. de Maubertd'un air de reproche que démentait l'expression de sa voix . — Je vous jure que cela me fait moins de mal que la pensée de ce que vous avez souffert vous-même à cause de moi, lui répondit-il d'une voix profondément émue. Quoiqu'il prétendît le contraire pour rassurer sa sœur, Roger s'était brûlé fort sérieusement. Bon gré, mal gré, Léopoldine lui entoura la main d'un linge mouillé. — Décidément, la sagesse lu monte au cer- veau, dit sa sœur en riant. Figure-toi, ma chère amie, dit-elle en s' adressant à madame Daunon, que ce mauvais sujet, dont tu m'as entendu si souvent déplorer les fredaines, est en train de concourir pour quelque prix de vertu. Il ne bouge pas d'ici, passe toutes les journées avec SUZANNE DAUNON 341 nous, fait le whist de ma mère, berce mes en- fants, dévide mes écheveaux et subit le trictrac de mon mari. Aussi, depuis huit jours, est-ce une joie continuelle chez ma mère et chez moi. Je ne sais quelle est la bonne fée dont l'influence a causé ce miracle, mais je la bénis du fond du cœur. Ces paroles lîrent éprouver une émotion in- définissable à la jeune femme. Par un mouve- ment plus fort que sa volonté, elle jeta un rapide et furtif regard sur M. de Maubert et détourna bien vite la tète, troublée jusqu'au fond du cœur par l'éclair qui avait jailli des yeux de Roger. Heureusement pour elle, Léopoldine changea le sujet de la conversation. On se mit à causer de choses et d'autres, et les deux amies se rappelèrent leurs souvenirs de pension. Quant à Roger, il ne parlait pas beaucoup, mais il regardait Suzanne, et toute son âme passait dans ses yeux. Madame de Vérian se fit appor- ter un buvard; séance tenante, elle écrivit à u !24S SUZANNE DAtJNON M. DauDon qu elle retenait sa femme à diner. Madame Daunon fit encore quelques difficul- tés, mais elle ne put s'empêcher de céder à Taffectueuse violence de son amie. III M. de Vérian, qui était au nombre des admi- nistrateurs d'une des grandes lignes de chemins de fer, se trouvait absent ce jour-là. Les trois jeunes gens dînèrent seuls avec les deux en- fante, Albert, le filleul de Roger, se prit d'une telle amitié pour madame Daunon, qu'il ne voulut plus quitter de la soirée. Cela fit tant de plaisir à M. de Maubert, qu il promit à son neveu les plus beaux jouets du monde pour le len- demain. La joie bruyante des deux enfants réagit sur les autres convives. En dépit de sa main blessée, Roger s'entêtait à servir les deux SUZANNE DAUNON 143 jeunes femmes. Elles riaient de sa maladresse. Le domestique qui découpait ordinairement ayant accompagné H. de Yérian, Léopoldine voulut essayer de découper elle-même. Faute d'habitude^ elle s'en acquittait si maladroite- ment, que madame Daunon fut obligée de s* en mêler. Elle obtint les honneurs de la guerre et les applaudissements de sa rivale, qui la félicita sur son adresse. — Il faut bien que je découpe moi-même, dit madame Daunon avec un sourire résigné, je dîne presque toujours seule. Habituée à sa vie triste et isolée^ la pauvre jeune femme se trouvait tout heureuse de cette soirée, de cette conversation si enjouée, et sur- tout du babil et des caresses des deux en- fants. Quand elle partit, elle emportait du bonheur pour huit jours. M. de Maubert voulut la re-* conduire. Elle l'arrêta d'un regard. Il s'inclina respectueusement et la laissa s'éloigner. 244 SUZANNE DAUNON Cédant sans s'en douter à l'instigation de son frère, Léopoldine ne tarda pas à rendre visite à madame Daunon. Roger aurait bien voulu l'accompagner, mais la crainte d'être reconnu par H. Daunon l'en empêcha. De son côté, Suzanne revint de temps en temps voir son amie de pension. Léopoldine, qui était la bonté même, n'avait pas eu de peine à deviner que Suzanne n'était pas heu- reuse dans son intérieur. Il lui avait sufti/pour cela, de passer deux heures avec elle et H. Dau- non. Ce dernier avait pourtant fait son possible pour paraître aimable et gracieux. Il avait ses raisons pour cela. Quoique ne manquant pas d*une certaine capacité et même d'un certain mérite dans son art, il n'avait encore exécuté de travaux que pour des particuliers. L'occa- sion lui avait manqué, jusqu'alors, de con- struire quelques-uns de ces édifices qui attirent l'attention publique et suffisent pour lancer un homme. Il désirait depuis longtemps être atta- SUZANNE DAUNON 245 ché à quelque compagnie de chemin de fer. Le mari de Léopoldine étant un des adminis- trateurs les plus influents d'une de ces grandes entreprises^ Daunon s'était dit qu'il serait à propos de s'assurer son appui. Aussi, encou- rageait-il de tout son pouvoir la liaison de Su- zanne avec la femme de M. de Vérian. Lorsque Suzanne restait trop longtemps sans aller voir son ancienne amie, Daunon la gour- mandait de sa paresse et lui reprochait dure- ment de ne pas s'intéresser au succès de son mari. Suzanne poussait de gros soupirs et par- tait enfin pour Paris, persuadée qu'elle n'agis- sait ainsi que pour obéir aux ordres de son mari; mais, au fond du cœur, tout heureuse d'avoir un prétexte envers elle-même pour passer quelques heures avec Léopoldine. La pauvre femme, toujours seule et n'entendant jamais un mot affectueux , sentait son cœur s'épanouir en entrant chez son amie. Chacun l'y accueillait avec un plaisir et une cordialité 14. Ue SUZANNE DAUNON qui là touchaient profondément. Léopoldioe Tembrassait^ M. de Yérian lui tendait la main d'un air amical et les enfants lui sautaient au cou en poussant des cris de joie. H. de Haubert était moins démonstratif. C'était à peine si sa main osait toucher celle de madame Daunon. Mais le bonheur qui rayonnait dans ses yeux ne disait que trop combien la présence de Suzanne était douce à son cœur. Au bout d'un mois, toute la vie de Suzanne se trouva concentrée dans le salon de madame de Yérian, chez laquelle on l'invitait continuel- lement à diner. Léopoldine avait une faible santé, et son mari était heureux de voir auprès d'elle une amie aussi attentive et aussi dévouée que Suzanne. C'était une seconde mère pour les enfants de madame de Yérian. La pauvre Suzanne aurais voulu rendre à cette bonne et aftectueuse famille tout le bonheur qu'elle lui devait. Elle ne savait comment s'acquitter en- vers M. et madame de Yérian des rayons de SUZANNE DAUNON M7 soleil qa'ils faisaient luire dans le ciel jusque- là si sombre de son existence. Quant à Daunon, tout cela l'arrangeait fort. Il avait des goûts fort peu en harmonie avec ceux de sa femme et n'aimait guère la vie d'in- térieur. Ce même homme, pourtant, qui s'en- nuyait près d'une femme jeune, belle, instruite et douée de charmantes qualités, et ne pouvait se soumettre, pour vivre avec elle, aux plus légères obligations, ce même homme passait ses moments de loisir auprès d'une grosse lingère sotte et commune qui le faisait marcher haut la main et lui rendait la vie assez dure. Tout en se figurant qu'il était le maitre chez cette créa- ture, pour laquelle il dépensait beaucoup d'ar- gent, il se laissait complètement dominer. Il restait volontiers en tête-à-tête avec elle pen- dant les soirées qu'il ne passait pas à son cercle ou au théâtre. Les absences de sa femme l'ar- rangeaient d'autant mieux, que H. de Vérian lui ayant déjà fait confier la construction d'une 248 SUZANNE DAUNON gare assez importante, il espérait obtenir d'au- tres travaux de ce genre par l'intermédiaire de Suzanne. Il avait essayé de s'introduire chez les Vérian à la remorque de sa femme ; mais il avait bien vite remarqué que sa présence ne leur était pas fort sympathique. Lui-même, d'ailleurs, se sen- tait mal à l'aise dans cet intérieur calme et dis- tingué. Aussi avait-il bientôt cessé d'y paraître, enchanté que sa femme lui épargnât de pareilles corvées et lui permit ainsi de continuer, en li- berté, un genre de vie plus commun qu'on ne croit dans la belle ville de Paris. Il n'avait rencontré Roger qu'une seule fois, et n'avait eu garde de reconnaître dans cet élé- gant jeune homme l'individu à cheveux gris de Rueil, Il avait à peine, d'ailleurs, pu distinguer les traits de M. de Haubert, cachés entre. un madras et le collet d'une robe de chambre. En dépit de la colère et même des mauvais traitements de son mari, Suzanne avait fidèle- SUZANNE DAUNON 249 ■ ment gardé le secret de Roger. Sachant M. Dau- non fort capable de jouer quelque méchant tour à son Sosie s'il venait à le découvrir, elle avait toujours soutenu qu'elle ne connaissait pas ce jeune homme et qu'elle l'avait sauvé par hu- manité. Madame Daunon n'avait pas osé non plus parler à madame de Yérian de la fameuse nuit où Roger était tombé chez elle si mal à propos. Un sentiment d'embarras et de confusion l'avait d'abord empêchée de reconnaître Roger devant sa sœur. Du moment qu'elle avait paru le voir ce jour-là pour la première fois, il lui devenait fort difficile de raconter plus tard la vérité à madarfte de Vérian. Il s'était ainsi établi, entre elle et Roger, une sorte de complicité qui la contrariait beaucoup et qu'elle ne pouvait plus rompre. Il faut du reste rendre à M. de Maubert cette justice, qu'il se montrait envers Suzanne d'une réserve et d'un tact parfaits. Sincèrement épris 230 SUZANNE DAUNON pour la première fois de sa vie, il avait toutes les délicatesses, toutes les réserves du véritable amour. Ses yeux seuls parlaient pour lui. Trop amoureux pour être clairvoyant, il se désolait de la froideur que lui témoignait madame Dau- non. r — Elle m'en veut encore, se disait-il. .. Elle n'en a que trop le droit. Quelle opinion doit-elle avoir de moi d*ailleurs ? Peut-être me prend-elle pour nn lâche... Elle me méprise !... C'est pour cela qu'elle me traite avec tant de froideur... Cette idée, absurde comme les trois quarts des Idées qui germent dans le cerveau des amoureux du caractère de Roger, désespérait le pauvre garçon. Il se mit sérieusement en tête d'aller rejoindre à l'armée son oncle, le général de Haubert, qui commandait une des divisions de l'armée française devant Sébastopol. — Il faut que j'aie une explication avec ma- dame Daunon, se disait-il. Après cela, je par- tirai. SUZANNE DAUNON S51 Mais Suzanne ne paraissait nullement dis- posée à lui fournir le moyen d'obtenir cette ex- plication. £n vain multipliait*il les rui^s pour rester seul avec elle; Suzanne parvenait tou- jours à les déjouer. Malgré toutes ses supplications, elle lui avait défendu de venir la voir à Rueil. Lui, si hardi, si audacieux d'habitude , il obéissait à la jeune femme avec la docilité d'un amoureux de quinze ans. Un simple froncement des beaux sourcils de Suzanne bouleversait Je pauvre gar- çon, dont jusque-là pourtant la timidité avait élé le moindre défaut. Madame Daunon sentait et appréciait, beau- coup plus qu'elle n'aurait voulu se l'avouer, la transformation qui s'était opérée dans le carac- tère de M. de Maubert, Nulle preuve d'amour n'aurait produit une plus douce impression sur son cœur que cette soumission et ce respect, dont le regard de Koger faisait une adoration de chaque instant. I I 252 SUZANNE DAUNON Cherchant à s'aveugler elle-même, Suzanne répandait sur toute la famille de Roger les tré- sors d'aifection qui gonflaient son cœur. Elle aurait voulu apporter aux enfants de Léopoldine le parfum des fleurs qu'elle avait respiré en venant de Rueil à Paris, les rayons du soleil qui l'avaient réchauffée, l'azur du ciel et le chant des oiseaux. Son favori était le petit Albert, le filleul de Roger. Elle n'osait se l'avouer à elle-même, mais le petit garçon le devinait avec cet instinct particulier aux en- fants. Quand elle était seule avec lui, elle le mangeait de caresses. Un jour qu'elle posait à terre l'enfant, qui a\irait voulu rester sur les genoux de la jeune femme, il lui dit de sa voix câline : — Quand il n'y a personne, tu me gardes bien plus longtemps sur tes genoux, madame Suzanne, et tu me caresses bien plus ! La pauvre femme rougit jusqu'au blanc des yeux. SUZANNMC DAUNON 2:i3 Heureusement pour elle, personne n'avait entendu le petit drôle; mais cet incident la força de lire dans son propre cœur. Un autre jour, madame de Vérian lui de- manda ce qu'elle avait contre son frère. — Moi, rien du tout, répondit la jeune femme avec embarras. Pourquoi cette question ? — C'est que tu lui parles si durement ! Lui, au contraire, il a pour toi une admiration sans l)iirnes, au point que je comptais te demander un service. ■ ' — Lequel ? — Ma mère et moi, nous voulons marier Roger. Nous lui avons trouvé un fort beau parti; mais il ne veut pas en entendre parler, et ne nous écoute même pas. Quoi que tu en dises, tu as sur lui une grande influence. Tu devrais bien user de ton pouvoir pour l'ame- ner à ce que nous désirons. Mademoiselle de Tancré est fort riche et d'un charmant carac- tère. Je suis sure que Roger serait heureux 15 d.%i SUZANNK DAUNON avec elle. Tiens, voici mon frère; je vous laisse ensemble; tâche de plaider notre cause. Si tu savais combien ma mère t'en sera reconnais- sante ! La pauvre Suzanne fit un effort pour sourire, mais elle avait la mort dans l'âme. Elle eut néanmoins le courage de parler à Roger dans le sens que lui avait indiqué madame deVérian. Il l'arrêta dès les premiers mots. — S'il ne s'agissait que de mon bonheur, à moi, répondit-il, je vous obéirais; mais un hon- nête homme ne peut épouser une femme qa'il n'aime pas et qu'il n'aimera jamais. — Vous vous figurez cela, répliqua Suzanne, qui souffrait le martyre, quoiqu'elle eût le sou- rire aux lèvres. — Vous êtes cruelle, madame, reprit-il, et vous me récompensez mal de ma discrétion. Mieux que personne, vous devez savoir que mon cœur n'est pas libre. Suivant une méthode assez en usage chez SUZANNE DAUNON 3?;,% les femmes en pareille circonstance, madame Daunon tourna la question. — Jô croyais, dit-elle, que madame Palazzi... — Tout est fini entre nous, interrompit vi- vement M. de Maubert; depuis cette nuit où j'ai eu l'honneur de vous parler pour la pre- mière fois, je n'ai revu madame Palazzi qu'un instant. Je l'ai prévenue de tout ce qui s'était passé entre son mari et moi, et je vous jure sur l'honneur qu'à partir de ce moment, nous ne nous sommes plus rencontrés. — Pauvre femme ! murmura Suzanne, com- ment aura-t-elle fait pour apaiser son mari? — Elle lui a persuadé qu'il se trompait ; si bien qu'il est venu lui-même me prier de re- tourner chez lui. J'ai refusé. Je croîs même qu'ils. ont quitté Paris. — Je ne vous demande pas ces détails, mon- sieur, reprît-elle avec vivacité. Que dois-je ré- pondre à votre sœur de votre part ? — Dites-lui que j'aime ailleurs, repartit Ro- 256 SUZANNE DAUNON giiv avec élan, que mon amour ne finira qu'avec ma vie, et que, m'offrit-on la plus belle personne de la terre, avec la fortune d'un nabab, je refu- serais toujours... Je sais que nion amour n'est pas partagé. Je sais que je suis un objet d'aver- sion pour celle qui s'est emparée de toutes mes pensées; mais, n'importe, dussé-je mourir sans oser lui dire que je Taime, rien n'arrachera de mon cœur l'image adorée qui le remplit. L'arrivée de Léopoldine empêcha Suzanne de répondre et la sauva de l'embarras où l'avait jetée une démarche imprudente, qu'elle n'eût certainement pas commise si elle avait eu le temps de la réflexion. Elle avait écouté M. de Haubert d'un air froid et indifférent; mais chacune des paroles du jeune homme était descendue jusqu'au fond de son cœur. Elle avait hâte d'être seule pour se les répéter à elle-même. Aussi partit-elle de meilleure heure que d'habitude. En arrivant à Rueil, elle trouva une lettre SUZANNE DAUNON 257 de son frère, le seul parent qui lui restât désor- mais. Il avait failli se noyer en se baignant auprès d'Angers, et récrivait à sa sœur main- tenant qu'il était complètement rétabli des suites de son imprudence. Cette nouvelle frappa Fimagination de madame Daunon. Elle y vit comme un châtiment du ciel qui la punissait de la joie qu'elle avait éprouvée en écoutant les paroles d'amour de M. de Haubert. Elle s'en tourmenta tellement, que, le lendemain, elle hésita longtemps avant de se rendre chez madame de Vérian, avec laquelle elle avait pro- mis de venir dîner. Pendant toute la route, elle fut agitée de sombres pressentiments. Lors- qu'elle arriva chez Léopoldine, celle-ci était à sa fenêtre, et regardait Roger qui rentrait de la promenade et faisait caracoler son cheval pour le montrer à sa sœur. Au moment où la voiture de Suzanne entrait dans la cour, le cheval de Roger eut peur du bruit qu'avait fait le portail en se refermant : il fit un bond de t.>58 SUZANNE DAUNON côté et heurta si vivement son cavalier contre le mur, que Roger perdit connaissance. Cet accident causa une impression terrible à ma- dame Daunon. Elle y vit un nouvel avertisse- ment du ciel. H. de Maubert resta près de vingt minutes sans reprendre connaissance. Le médecin n'ar- rivait pas. Léopoldine pleurait et se désespé^ rait. — Il est mort ! disait-elle, mon frère, mon pauvre frère ! Suzanne ne disait pas un mot; sa figure dé- composée révélait seule ses angoisses. Ses larmes retombaient sur son cœur. Dans un de ces élans de désespoir pendant lesquels une femme qui aime engagerait sa vie tout entière, elle fît vœu de rester un an sans revoir Roger si Dieu le rendait à la vie. Quelques minutes après le médecin arriva. Il rassura immédiatement les deux jeunes femmes sur les suites de l'accident. M. de Mau- SUZANNE DAUNON 269 bert lïe tarda pas, en effet, à revenir à lui. Il n'avait reçu aucune blessure. Tout se réduisait à quelques contusions et à un reste d'étourdis- sement. Madame de Vérian s'était assez bravement comportée, mais son mari fut moins courageux qu'elle. Il était très-sanguin et sujet à de vio^ lentes palpitations de cœur. L'émotion qu'il avait éprouvée lui causa une crise violente. On le transporta dans sa chambre, où sa femme et le médecin le suivirent. Suzanne se trouva âeule avec M. de Haubert. Celte fois, le jeune homme n'eut pas le courage de résister à Tamour qui bouillonnait dans son cœur. En voyant si près de lui celle qu'il aimait, en contemplant ses grands yeux bruns remplis d'inquiétude, il laissa déborder la pas- sion qu'il contenait depuis si longtemps. Suzanne essaya en vain de lui imposer silence : les émotions que venait d'éprouver la jeune femme lui avaient enlevé tout son sang-froid. Avec 2()Û SUZANNE DAUNON cette tyrannie instinctive particulière aux ma- lades et aux enfants, Roger la força de l'écou- ter. Elle-même n'eut bientôt plus le courage de Tarrêter. Les yeux fermés, le corsage pal- pitant, la pauvre femme s'enivrait de ces pa- roles d'amour, de cette harmonie du cœur. Par instants, il lui semblait être le jouet d'un songe et vivre dans un monde en dehors du monde réel. Ce silence, dont il était loin de comprendre le vérilable motif, désolait M. de Maubert. Il ne savait pas que, si la pauvre femme avait essayé de prononcer une seule parole, elle aurait éclaté en sanglots. Lorsque Léopoldine revint auprès de son frère, Suzanne prit un prétexte pour sortir. Elle se jeta dans la première voiture qu'elle rencontra, en ferma les stores et pleura pendant un bon quart d'heure. Un peu soulagée par ces larmes, auxquelles un bonheur trop pro- fond avait peut-être autant de part que la dou- leur, elle revint chez madame de Vérian. SUZANNE DAUNON 261 IV Elle trouva tout le monde sur pied. M. de Vérian lui-même put se mettre à table. Malgré les émotions de la journée, le diner fut assez gai. Suzanne resta jusqu'à onze heures avec ses amis. Elle ne pouvait se décider à s'en aller. Fidèle à son vœu, elle s'était juré que cette soirée serait la dernière. Plusieurs jours s'écoulèrent sans qu'elle re- parât chez madame de Vérian. Inquiète de cette longue absence^ Léopoldine vint enfin la voir à Rueil. Elle la trouva très-souffrante et passa l'après-midi avec elle. Deux ou trois jours se passèrent encore ^ sans que madame Daunon retournât chez son amie. Au moment de la journée où elle partait d'habitude pour aller chez Léopoldine, Suzanne 2tt2 SUZANNE DAUNOK éprouvait des tristesses inouïes. Elle aurait voulu qu'il lui fût possible de s'anéantir durant quelques heures. Pour comble de malheur» M. Daunon commençait à gronder. Il reprochait à sa femme de négliger les Yérian. En vain ré- poodait-eUe qu'elle était souffrante. Il haussait les é|Miiiles, et l'accusait de s'écouler et de faire la malade par e^rit de contradiction* D'un autre côté, Léopoldine écrivait lettre sur lettre à son amie pour réclamer sa présence. Suzaane comprit combien elle aurait à surmonter de difficultés pour observer goa vodu. Encoie, si elld avaât p« s'aèsenter, faire quel- que voyage; mais où aller? Pois, son mari ne consentirdit jamais à la iMsser s'éloigner. Un joor, madame de VériaD arriva à Rueil, accompagnée de soa frère. Dans son inqiBé» tiide^ le pauvre garçon avait enfreint, pour la première fois, la défense de madame Daunon. CelleK^ fit répondre qu'elle était souftrante et se mit bien vite au lit. Madame de Vérian entra SUZANNE DAUNON :263 seule. Une indiscrétion de la vieille domestique apprit à Roger une partie de la vérité. Il com- prit que Tindispôsition prolongée de Suzanne n'était qu'un moyen de le fuir. Cette idée lui briâa le cœur. Quelques jours après, Léopoldine revint à Rueil. Cette fois elle était seule. Elle avait Tair si triste, que Suzanne devint toute pale eii la voyant entrer. — Qu'as-tu donc? demanda-t-elle en courant à Léopoldine. Serait-il arrivé gialheur à quel- qu'un des tiens? — Roger est parti pour rejoindre son oncle à Sébastopol, répondit la jeune femme. — Ah! il est parti? répéta machinalement madame Daunon... Et pourquoi? — Est-ce qu'ion peut savoir ce qui se passe dans une tète comme la sienne? Il prétend que sa vie d'oisiveté le fatigue, qu'il a besoin de se retremper. Que saîs-je? Des folies enfin. II avait toujours eu l'idée d'être militaire, et nous avions 264 SUZANNE DAUiSON eu déjà beaucoup de peine autrefois à Tenipé- cher d'entrer à Saint-Cyr. Cela lui aura repris tout à coup. Oh ! je lui en veux ! Il est si bon, si aimable!... Mon mari el moi, nous avions pris l'habitude de le voir tous les jours. Tu ne peux te figurer combien il nous manque ! Al- bert l'a demandé au moins vingt fois depuis ce matin, et, chaque fois, je me remettais à pleu- rer. Cette après-midi, j'ai senti que j'allais re- commencer et je suis venue te voir. Oh ! ma pauvre Suzanne, si tu savais combien je suis triste et inquiète ! Roger est si étourdi ! si témé- raire !... S'il allait se faire tuer !... S'il lui arri- vait malheur, vois-tu bien ! ma pauvre mère n'y survivrait pas. Chacune de ces paroles entrait comme un poignard dans le cœur de madame Daunon. — Ah! mon Dieu ! dit Léopoldine, j'allais ou- blier... Roger t'a écrit pour t' annoncer son dé- part et pour s'excuser de n'avoir pu venir te faire ses adieux. Tiens, voici sa lettre. SUZANNE DAUNON 265 Suzanne la prit et la mit dans sa poche. En ce moment, la pauvre femme avait à peine conscience de ce qu'elle faisait. — Eh bien ! tu ne la lis pas? reprît Léo- poldine. Vas-tu faire des cérémonies avec moi ? Lis donc. Madame Daunon ouvrit la lettre, et tint quel- ques minutes les yeux fixés sur le papier; mais il lui fut impossible de rien déchiffrer. Elle ne voyait que des lignes noires qui dansaient de- vant ses yeux. Elle remit la lettre dans sa po- che, sans en avoir lu une seule ligne. — Eh bien ! lui demanda madame de Vérian, qui, trompée par la réserve constante de Suzanne et de Roger, était à cent lieues de soupçonner la vérité, qu'est-ce qu'il te dit î — Mais... rien, balbutia madame Daunon. — Comme tu dis cela d'un air indifférent! reprit madame de Vérian, presque froissée de cette insensibilité apparente. Ma chère Suzanne, je ne sais ce que tu as contre mon pauvre frère, i>66 SUZANNE DAUNON mais je trouve que tu ne lui rends pas justice. Il peut avoir quelques défauts; mais je necon* nais pas d'homme au monde qui ait un aussi bon cœur et tant de nobles qualités. Et, pour justifier son frère^ elle se mit à ra- conter à son amie une série de traits en Thon- neur de Roger. Suzanne répondait madiinale- ment* Elle pensait toujours à sa kttre^ sur laquelle elle tenait la main et qui sembiait lui brûler les doigts. Au lieu de retenir Léopoldine comme elle le faisait d'habitude, eiie mourait d'envie de la voir partir. Enfia, nadame de Vérian se retira. Dès qu'elle eut qœtté la maison, madame Daunon ouvrit la lettre : «; Madame, écrivait Roger, je pars pour re- joindre en Crimée mon oncle, le général de Mauba^. Ma présence voes empêchait seule de venir comme d'habitude voir ma pauvre sœur. Tout le monde s'affligeait de votre absence. J'ai SUZANNE DAUNOiN 267 compris qu'il était de mon devoir de nri'éloigner. Aussi bien, je le sens, il m'aurait été impossible de vous voir plus longtemps sans vous parler encore de Tamour qui remplissait mon cœur. Ne m'en veuillez pas d'oser vous répéter au- jourd'hui combien je vous aime. Pour pouvoir vous le dire sans vous irriter, je quitte mon pays, ma mèroi ma sœur, et vous 'surtout..., tout ce que j'aime au monde, enfin. 3 Je ne me fais aucune illusion. Je sais que vous ne m*aimez pas, que vous ne m'aimerez jamais. » Autrefois, rien ne ma paraissait impossible ; il me semblait que la volonté devait triompher de tout. Hélas ! cette confiance s'est évanouie du jour où j'ai connu le véritable amour. Un mot de reproche de votre bouche, un regard irrité de vos beaux yeux ont bien vite abattu mon courage et m'ont prouvé que l'amour ne suffit pas pour se faire aimer. » Je ne vous fais aucun reproche. Je sens 268 SUZANNE DAUNON que le souvenir du passé se dresse toujours entre vous et moi, et détourne votre cœur du mien. » N'importe ! Quelque douleur que me cause votre aversion, j'aime mieux encore soufiFrir pour vous et par vous que de ne pas vous avoir connue. » Vous m'avez montré un nouveau monde. Je vais travailler à me rendre digne d'y péné- trer. Vous rappelez-vous Rédemption^ cette jolie pièce d'Octave Feuillet, que je lisais chez ma sœur? Eh bien! moi, je vais chercher ma < Rédemption i» en Crimée. Lorsque vous lirez le bulletin de nos armées, dites-vous que, parmi tous ces hommes qui combattent pour la patrie et pour la gloire, il en est un qui n'est là que pour vous. 1» Pensez quelquefois à moi. Que, dans les lettres de ma famille, je trouve quelques mots qui me prouvent que vous ne m'en voulez plus et que vous donnez un souvenir au pauvre SUZANNE DAUNON 269 exilé. Venez souvent chez ma sœur et chez ma mère. Consolez-les de mon absence. Vous le devez, car c'est vous seule qui la causez. Puis, en vous sachant, pour ainsi dire, associée à la vie de ma famille, en songeant que tout ce que j'aime se trouve réuni sous le même toit, à certaines heures de la journée, ce sera pour moi une consolation. Embrassez quelquefois le petit Albert pour son parrain. Le pauvre enfant vous aime tant, que cette affection me le rend dou- blement cher. Que de fois j'ai repris sur ses joues les baisers que vous y aviez mis ! Par- donnez-le-moi et ne me reprochez pas les seules joies que j'emporte pour adoucir mon exil. » Oh ! si j'osais vous dire tout ce que j'ai dans le cœur d'adoration et d'amour! Mais non, même dans cette lettre d'adieu, je ne veux pas vous irriter contre moi. Cette passion insensée qui fait ma vie, et que vous me pardonneriez si vous m'aimiez un peu, froisserait votre cœur indifférent et vous éloignerait encore de moi L ^70 SUZANNE DAUNOK Même en votre absence, je vois encore votre bouche dédaigneuse, et voire regard hautain qui arrête ma pensée comme il arrêtait l'autre jour les paroles sur mes lèvres. Puis, tous m'enlèveriez peut-être la seule consolation qui me reste, celle de vous écrire. Adieu donc. Pour ne pas céder à la tentation, pour ne pas laisser tomber de mon cœur sur ce papier les pensées qui m'étouffent, je ne vous dirai qu'un mot, un seul, mais ce mot renferme ma vie, mon âme tout entière : » Suzanne, je Vous aim€. > — El moi aussi, Roger, je vous aime !... Je l'aime! murmura la pauvre femme en couvrant la lettre de baisers. Rafisarée désormais par l'absence de H. de Maubert contre la faiblesse de son propre cœur, elle s'abandonnait enfin à la passion contre la- quelle elle luttait depuis si longtemps. Elle relut vinjrt fois la lettre de Roger. Elle en étudiait SUZANNE DAUNON ^21i chaque ligne, chaque mot, pour y découvrir quelque nouvelle pensée. Cette adoration res« pectueuse et cette tendresse craintive, &i peu en harmonie avec le caractère hardi et impétueux de Roger, la touchaient profondément. Rien ne pouvait donner à Suzanne une meilleure preuve de son amour. Dans le premier moment, madame Daunon fut sur le point de répondre à M. de Maubert. La pensée de son vœu l'arrêta. — S'il savait que je l'aime, il reviendrait, se dit-elle. Nous nous re verrions, et ce parjure lui porterait malheur. Dieu me saura peut-être gré de ce sacrifice et veillera sur lui. A partir de ce jour, Suzanne ne laissa jamais passer une journée sans aller voir madame de Maubert ou madame de Vérian. Qu'elle fût bien portante ou malade, qu'il fit beau ou mauvais temps, Suzanne arrivait chez Léopoldine à une heure de l'après-midi. Quand son amie était malade, ce qui arrivait malheureusement trop 272 SUZANNE DAUNON souvent, elle lui tenait, compagnie et lui faisait la lecture; sinon, elle sortait avec Léopoldine et ses enfants.  cause de sa faible santé, madame de Yérian allait fort peu dans le monde et pas- sait presque toutes ses soirées dans son inté- rieur. Suzanne était pour elle une précieuse ressource. Madame Daunon regardait comme un devoir de dédommager, autant qu'il était en son pouvoir, cette excellente famille de Tab- sence de Roger. Elle avait appris à jouer au trictrac pour faire la partie de M. de Vérian; mais c'était surtout avec madame de Maubert qu'elle déployait toutes les ressources de son esprit. Eût-elle été la sœur de Léopoldine, elle n'aurait pu témoigner à la vieille dame plus de soins, d'affection et de délicates prévenances. Aussi madame de Haubert et madame de Vérian regardaient-elles Suzanne comme faisant partie de la famille. Il ne se passait pas entre eux un événement important dont elle ne fut instruite. On lisait devant elle les lettres les plus confiden- SUZANNE DAUNON 273 tîelles; enfin, comme le disait quelquefois ma- dame de Maubert, Suzanne était devenue sa seconde fille. Ce nom si doux faisait tressaillir madame Daunon. Après l'avoir rendue un mo- ment bien heureuse, il lui donnait presque tou- jours de profondes tristesses. Pendant six mois, on reçut assez régulière- ment des lettres de Roger. Il y avait toujours un mot pour madame Daunon. De temps en temps, il lui écrivait. Ses lettres étaient toujours tournées de manière que Suzanne pût, au besoin, les lire devant les parents de Roger; mais la plupart des phrases avaient un double sens qu'elle seule pouvait comprendre. Un jour, au moment où elle montait l'escalier de madame de Vérian, le concierge courut après elle. Suzanne se retourna. — Pardon, madame, lui dit-il, je n'avais pas reconnu madame, et^ comme on m'avait or- donné de ne laisser monter personne... — Est-ce que madame de Vérian serait ma- 274 SUZANNE DAUNON lade? demanda Suzanne, ftappôe de l'ai r lugu- bre de cet homme. — Non, madame; mais on a reçu tout à rheure la nouvelle de la mort de M- Roger... Pauvre jeune homme ! Quand je pense qu ij y a huit mois, il était encore là, dans la cour, à faire sauter son beau cheval alezan !... If. de Vérian a envoyé tout à l'heure un commission- naire chez madame, pour lui annoncer cette nouvelle et la prier de venir au plqs vite; mais madame sera sortie avant l'arrivée de. ♦ , Le concierge s'interrompit tout à coup, et s'élança juste à temps pour recevoir dans ses bras madame Paunon, qui allait tomber de toute sa hauteur sur les marches da l'escalier. Afin de ne pas effrayer madame de Yérian, déjà si cruellement éprouvée, on porta Suzanne chez le concierge. Elle resta près d'une heure sans connaissance. Lorsqu'elle eut repris ses sens, elle monta chez Léopoldine. Elle ne pieu- rait pas, mais elle était comme une morte,, et sa SUZANNE DAUNON l>75 voix avait un accent étrange. Une seule pensée la soutenait. — Je ne tarderai pas à rejoindre Roger , s'était-elle dit. Elle se regardait déjà comme morte, La vie n*était plus qu'un spectacle douloureux, dont elle attendait la fin avec impatience, mais avec la certitude de ne pas attendre long- temps. M. de Vérian vint au-devant de Suzanne et l'emmena au salon. Il lui montra la lettre du général de Maubert. Roger s'était obstiné à visiter les tranchées. Il avait eu Timprudence de montrer la tête à un endroit exposé au feu des Russes; une balle Tavait frappé au front et l'avait tué raide. Suzanne s'installa au chevet de Léopoldine, ' que cette affreuse nouvelle avait rendue fort malade. Pendant quinze jours, elle ne la quitta que pour aller chez madame de Maubert. Jour et nuit, elle restait auprès de la mère ou de la 276 SUZANNE DAUNON sœur de Roger. En vain la Conjurait- on de prendre un instant de repos; elle répondait qu'elle n'était pas fatiguée, et Ton ne pouvait en tirer d'autre réponse. Lorsque Léopoldine ou madame de Maubert la remerciaient avec effusion, elle détournait la tète d'un air contrarié. Il lui semblait qu'elle volait la reconnaissance de cette famille. — Sans moi, Roger serait encore ici, se di- saitrclle. C'est moi qui l'ai tué, c'est moi qui suis cause des larmes de ces nobles cœurs qui m'ont comblée de tant de marques d'affection. C'est moi qui ai apporté ici le malheur et le deuil ! Elle se torturait, comme à plaisir, de ces amères et cruelles pensées. Personne ne la vit pleurer, cependant : elle ne pouvait pas. Sa figure restait impassible comme celle d'un cadavre. Ses yeux, profondémifit creusés, et l'altération singulière de sa voix trahissaient seuls la douleiM* qui l'étouffait. SUZANNE DAUNON 277 Quelquefois, cependant, quand elle se trou- vait seule avec le petit Albert, le filleul de Roger, les naïves paroles de l'enfant faisaient rouler quelques larmes dans les yeux brûlants de Suzanne. Alors, Tenfant, tout éploré, grim- pait sur les genoux de madame Daunon et cher- chait à écarter les mains dont elle se couvrait la figure. .Le pauvre petit, qui aimait Suzanne presque autant que sa mère, lui essuyait les yeux avec son mouchoir, et lui disait de sa voix caressante : — Pourquoi pleures-tu?... Parce que ma- man est malade, n'est-oe pas ? ou bien parce que mon parrain est mort ? Et lui-même se mettait à pleurer, parce qu'il voyait pleurer sa seconde mère. Alors Suzanne l'enlevait dans ses bras, le couvrait de baisers, lui parlait de Roger, le faisait prier pour M. de Maubert et le consolait de son mieux. Madame de Haubert fut la seule de toute la :278 SUZAiNNE DAUNON famille qui soupçonna la vérité. Un jour, elle dit à Sueanne, en l'attirant dans ses bras : — Vous aimiez mon Roger, n est-ce pas, Cette fois, le cœur de la pauvre femme éclata. Elle raconta tout à madame de Haubert. Ce secret Tétouffait et pesait sur son cœur comme un nouveau remords. Au premier moment, et par une injustice que n'excusait que trop la douleur d'une mère privée de son fils, madame de Haubert ne put s*empécher d'en vouloir à Suzanne* Par un mouvement plus fort que sa volonté, elle re- poussa madame Daunon. Celle-ci se laissa tom- ber à genoux, sans un seul mot de plainte ni de reproche. Hadàme de Haubert avait trop de droiture dans le cœur pour ne pas se repentir de ce premier mouvement. Elle releva Suzanne et la tint longtemps embrassée. — Pauvre enfant, dit-elle, que vous devez souffrii' ! SUZANNE DAUNON 279 — J'espère que ce ne sera pas long, répondit simplement Suzanne. Malgré sa propre douleuri madame de Mau-* bert voulut lui parler de résignation. — Je n'ai plus de force, lui dit Suzanne; je suis comme morte. Dieu merci I je ne laissera pas de regrets derrière moi ; mon mari aéra bien vite consolé, et ma mort n'apportera aucun changement dans sa vie» J'ai longtemps re- gretté de ne pas avoir d'enfants-, maintenant j'en bénis le ciel^ car je puis mourir sans regret. Vous, qui êtes une sainte^ vous priera Dieu pour moi. Demandez'-lui qu'il me pardonne un amour coupable ei qu'il me rappelle bientôt à lui. Je souffre trop, voyez-vous ! Elle proDonça ces dernière mots avec un ao cent qui navra le oœur de madame de Mau*^ bert, tant il révélmt de douleurs longtemps oon« tenues. ' On eût dit que le sort s'àdiarnaii à poursui- vre cette pauvre femme* Un matiUi on lui rap- 280 SUZANNE DAUNON porta son mari, qui était tombé d*an troisième étage eo visitant ane maison en construction dont il avait donné les plans. H. Daanon ne survécut que trois jours à son accident^ et mou- rut après d'atroces souffrances. Sa femme ne le quitta pas une seule minute et le soigna comme elle eût soigné le mari le plus adoré et le plus digne de Tétre. Suzanne ne porta pas longtemps ses habits de veuve. Quelques semaines après la mort de M. Daunon, elle était chez madame de Yérian et jouait sur un sofa avec le peut Albert. Tout à coup, Léopoldine s'aperçut que madame Dau- non palissait et se renversait en arrière. Madame de Yérian s'élança vers elle. Suzanne laissa retomber sa tète sur la poitrine de son amie. Puis, par un mouvement machinal, elle serra contre son cœur le petit Âlberl, qui avait réussi à grimper sur ses genoux.. Tout à coup, madame de Vérian poussa un cri terrible et appela son mari. II accourut. Madame Z S!. ~t-CÂi£L. £~ ii j-I*" ««ri!?* r^&> tz ^.•*^- ft. r* Tfîijr it- "rcTR". ^5mlRî^ sir L Iiliillà3t~ . l^l.TW***' ÂïâAirCJLL^-u^ À- n.1-^. ^fy-'iUtT. i--„i <~ • » h. ji::'-i; ^i; if»ir «""zr^ fV2î r*2fîf2n«r. il - .*-^ ':r":T i'ii. TABLE '^^ M